Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

Philippe Defins : quelle frontière ?

Mis en ligne le 1 janvier 2024

« Le cybercitoyen ne retrouvera pas sa fécondité sans retrouver, de quelque façon, l’imaginaire, l’impatience, l’émoi de la frontière. Celle qui fait frissonner comme un lever de rideau au théâtre, qu’on ne franchit pas sans un léger pincement au cœur, sous le regard faussement distrait du douanier. Celle que doit traverser toute quête spirituelle, sans laquelle il n’est pas d’éducation sentimentale. »

 

Régis Debray, Éloge des frontières, 2010

 

Les frontières romanesques de Philippe Defins ne sont pas de celles qu’on franchit. Elles ne sont pas tracées sur les cartes de Julien Gracq, ne se matérialisent pas dans les postes de douane de Nicolas Bouvier ; elles se lisent sur l’altérité d’un visage plus que dans l’exotisme des paysages, dans les lignes d’une main plus que sur l’arête d’un mont, se devinent dans les fêlures des personnages mis en scène dans Les Cahiers d’André A. (2019) et La pendule de la famille Loiselle (2021), troisième et quatrième romans de Philippe Defins, après La sacoche (2012) et Ici repose… (2015). Motif moral plus que spatial, physiologique plutôt que géographique, cette frontière questionne les bornes de l’humanité, restituant leur miracle aux rencontres.

 

 

 

Voyageur immobile en sa qualité d’ancien douanier, romancier passionné de théâtre, écrivain-historien plutôt que géographe, Philippe Defins aime le mélange, la créolisation des genres romanesques. À cheval entre romans historiques et policiers, d’une part, et récit d’apprentissage voire conte philosophique, d’autre part, ces œuvres conservent la tension des premiers tout en restituant aux seconds le rythme des fleuves, un « courant qui va quelque part », à hauteur d’homme, une reconnexion aux êtres et aux choses, un « éloge de la lenteur » face à la déshumanisation des flux  :

 

« Les vertus de la lenteur, de même que celles du silence, ont cessé de compter dans notre monde et je ne suis pas sûr que l’homme s’en porte mieux. » (Les Cahiers d’André A., p. 144)

 

« Tout va trop vite. Il faudrait arrêter le temps. Mais l’éloge de la lenteur n’est pas porteur. La consigne est de réveiller les lecteurs et d’aller au plus vite. Tout le monde ment. Les réseaux sociaux sont remplis de fausses informations et la terre continue de tourner. » (La pendule de la famille Loiselle, p. 40)

 

Les romans de Philippe Defins invitent à chérir le fragile, de l’insecte à la démocratie, éveillent les lecteurs aux fissures des ponts qui relient les êtres, les invitent à s’indigner face aux réactions qui se drapent en révolutions, à lutter contre les prêcheurs de contre-courant, les saboteurs de pendules :

 

« Si tu veux me trouver ne cherche pas dans les vastes pâtures, dans les herbes grasses, dans les sommets enneigés mais va te balader sur les quais, les berges, les chemins de halage, je serai là, fixant la bulle qui éclate, le bois qui flotte ou l’araignée à grandes pattes qui plane à la surface. L’eau est ma compagne, même mon étang minable me donne toute la satisfaction possible, j’ai les yeux dans la fraîcheur, le corps absent, soluble dans un courant bienfaisant et porteur d’oubli.

Comme un criminel longeant le canal où jeter son couteau, un désespéré errant sur le parapet, mais aussi un amoureux paisible cherchant son futur quatrain, ou un barbouilleur l’endroit pour saisir un reflet, un flâneur le fond de sa poche. » (Les Cahiers d’André A., p. 50)

 

 

 

 

Personnifications charnelles des frontières, les personnages de Philippe Defins sont moins des marginaux que des êtres de la marge : derrière les préjugés associés aux banlieusards, aux anachroniques de toutes époques, aux obsolètes de tous âges, sous la poussière des couvertures, dans les recoins des musées, se cachent en réalité des merveilles enfouies, en attente d’un regard, d’un toucher, d’une rencontre.

 

« Je noircis les pages en m’appliquant, je respecte la marge. Je t’ai dit que la marge me rassure. C’est un peu la promesse que quelqu’un lira ». (Les Cahiers d’André A., p. 111)

 

S’inscrivant dans une longue lignée de Candides voltairiens, d’Idiots dostoïevskiens et d’Étrangers camusiens, le rédacteur éponyme des Cahiers d’André A. apparaît comme un colosse aux mains douces, plutôt qu’aux pieds d’argile, dont la simplicité et la richesse intérieure contrastent singulièrement avec son apparente indolence, tendant un miroir à la bêtise humaine, à la « connerie sous toutes les latitudes ». Voleur de bénitier, meurtrier sous le soleil, contrebandier malgré lui, André A. tente de détourner ses mains faites pour la construction d’une toiture en Auvergne et le partage d’un thé brûlant au Maghreb, de leur penchant à l’enlèvement des sadiques, à la mise au ban des passeurs du « Rubicon » d’humanité. Le charpentier André Aboboth dissimule derrière l’étymologie grecque de son prénom (« Andros » : l’homme) et l’initiale kafkaïenne d’un nom de famille et profession à consonances bibliques, un « Premier Homme » qui abhorre l’abomination : « le seul Christ que nous méritons » écrivait Albert Camus à propos de son cousin Meursault. Traversant l’histoire de France « avec ce grand H », au cours de la seconde moitié du XXe siècle, (Banlieues rouges, hiver 1954, guerre d’Algérie, etc.), André A. ne voit que « les visages mêlés, ceux des nôtres, ceux des leurs », immole sa « tranquillité » à la lutte contre l’injustice, à la reconstruction d’un monde humain sous le regard « faussement distrait » des douaniers.

 

 

 

Affublée d’un patronyme à la transparence programmatique, aux humeurs et mèches trempés dans l’acier, d’une allure féline aux fêlures camouflées, la commissaire de police Fragil Garden constitue le véritable sujet de l’en-quête menée par un policier et un journaliste en « fin de parcours » dans La pendule de la famille Loiselle. Sous les pseudonymes de « Franck » et « Baloo » et leur déguisement de « vieux routiers » se cachent deux archéologues de « cabinets de curiosité », François Villeroche et Charles Mac Cellar, à la recherche d’une ultime histoire pour sortir de l’hiver et « se mettre au vert ». Si la fameuse « pendule de la famille Loiselle » se révèle n’être qu’un « prétexte » pour approcher ce « jardin fragile » comme un printemps gelé, elle symbolise en réalité la délicatesse délicieusement désuète de ces personnages aux préoccupations résolument modernes, animés de rouages miraculeux, grippés par le fanatisme des hommes :

 

« Fragil ! Tu veux faire un château de sable ?

Oh oui papa! Avec plein de tours et des fossés remplis d’eau. Fragil ! Ton château n’est que défenses, on va ajouter un peu d’agrément, une petite cour, une porte, il faut quand même laisser entrer les invités.

D’accord, mais l’unique porte ! Que je pourrai fermer quand je veux ».

(La pendule de la famille Loiselle, p. 129)

 

 

 

À l’instar de Fragil Garden bâtissant une frontière de sable sur les rivages heureux de son enfance britannique, les personnages de Philippe Defins rêvent de la possibilité d’une porte qui resterait ouverte, guettant par des fenêtres zébrées d’azur le bourgeonnement d’une « Aurore ».

 

Kevin Mills

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