Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

Expériences douanières en Méditerranée : récit de voyage d’Ibn Jubayr (1183-1185) à Acre et Alexandrie

Mis en ligne le 1 mars 2019

Le récit de voyage d’Ibn Jubair constitue une source précieuse de renseignements sur la Méditerranée et ses pays riverains au Moyen-âge. L’érudit naquit entre 1144 -1145 à Valence, en territoire d’Al-Andalus,à la fin du règne des Almoravides en Espagne et en Afrique du Nord. Il gravite ensuite dans les milieux dirigeants de la dynastie des Almohades : il est secrétaire du gouverneur de Grenade. Ses récits, motivés par le pélerinage vers les lieux saints du monde musulman, fournissent de très nombreux renseignements géographiques, ainsi que d’éléments d’observations. Tel est notamment le cas sur les passages en douane. Ibn Jubair s’inscrit à ce titre dans une lignée de géographes abbassides, en agrémentant son récit de données observées. Il s’agit d’un style typique de la littérature arabe ancienne, le « rihla ».

 

En s’intéressant à la façon dont la douane est alors pratiquée, le lecteur s’aperçoit qu’il y a près de 1000 ans, la vérification physique des marchandises et la concordance avec la déclaration faite à la douane constituent comme aujourd’hui le préalable à la juste taxation des marchandises en mouvement.

 

Ibn Jubair réalise trois voyages dans les territoires d’Orient. Seul sont premier voyage, réalisé avant la reconquête de Jérusalem par les troupes de Saladin (1187) fait l’objet d’un récit très dense. Il s’agit d’une expédition maritime réalisée de 1183 à 1185, motivée par la visite de la Mecque. Il découvre successivement Tarifa, Ceuta, la Sardaigne, la Sicile, la Crète, Alexandrie, puis, une fois arrivé en Egypte, il suivit la route habituelle des pèlerins par le Nil, Qus, Djedda, pour arriver à La Mecque. Une fois accompli le pèlerinage en 1184, il s’unit à la caravane des pèlerins irakiens, puis visita Bagdad, Mossoul, Alep, Damas, Acre, Tyr avant de s’embarquer pour al-Andalus, après avoir effectué une étape en Sicile, achevant son voyage en 1185.

 

La douane d’Acre (Akko) vers 1185

Caravansérail d’Acre : le khan Al-Umdan

« Nous nous arrêtons le lundi dans l’une des fermes de Saint-Jean-d’Acre […]. Le chef, le directeur, est un musulman, chargé de commander pour le compte des Francs aux travailleurs musulmans qui s’y trouvent. Il réserve à tous les gens de notre caravane une hospitalité magnifique et les accueille tous, grands et petits, dans une vaste chambre haute de son habitation ; il leur offre diverses espèces de mets qu’il leur fait servir et il étend à tous son généreux accueil. Nous sommes de ceux qui profitent de cette invitation. Cette nuit ainsi passée, nous sommes au matin du mardi 10 de ce mois [18 septembre] à Saint-Jean-d’Acre – que Dieu la ruine ! – et on nous emmène à la douane qui est un khan1 destiné à la station de la caravane. Devant la porte, sur des bancs couverts de tapis, sont assis les secrétaires chrétiens de la douane avec des écritoires d’ébène à ornements d’or. Ils savent écrire et parler l’arabe, ainsi que leur chef, fermier de la douane, qu’on appelle le çahib, titre qui lui est donné à cause de l’importance de sa fonction ; ils le confèrent à toute personne considérable et préposée à une charge autre que celles de l’armée. Tout impôt chez eux est converti en une ferme2, et la ferme de cette douane vaut une somme considérable. Les marchands y descendirent leurs charges et s’installèrent à l’étage supérieur. On examina la charge de ceux qui déclarèrent n’avoir point de marchandises, pour constater s’il n’y en avait point de cachées, puis on les laissa aller leur chemin et prendre logis où ils voudraient.

 

Tout cela se fit avec politesse et courtoisie, sans brutalité ni bousculade. Nous Un cllons loger dans une chambre que nous louons à une chrétienne, face à la mer. Et nous demandons à Dieu de combler notre paix et de faciliter notre sécurité. »

 

 

Les douanes d’Alexandrie

 

Alexandrie, grande cité d’Egypte (in Etudes Alexandrines 2011 – Alexandrie médiévale – Université Paris I )

Une autre expérience de la douane s’offre au voyageur Ibn Jubayr. Celle-ci s’avère moins heureuse puisque des effets personnels de voyageurs se trouvent perdus en raison de l’inorganisation des vérifications douanières.

« Mois de dhou-l-hidjdja de ladite année (28 mars/25 avril 1183). – Il commença le dimanche, deuxième jour de notre arrivée. L’un des premiers faits dont nous fûmes témoins, ce jour-là même, fut que les agents de la douane, au nom du prince, montèrent dans le navire pour prendre note de toute la cargaison. On fit comparaître, un à un, tous les musulmans qui s’y trouvaient ; on inscrivit leur nom, leur signalement, et le nom de leur pays ; on interrogea chacun d’eux sur les marchandises et sur les espèces qu’il avait avec lui, afin de lui faire payer la zakâ sans s’inquiéter de savoir si le délai d’une année pleine s’était ou non écoulé sur elles, depuis qu’il les avait en sa possession. Or, ces gens pour la plupart, préoccupés seulement d’accomplir les rites du pèlerinage, n’avaient emporté avec eux que de quoi subvenir aux frais de leur voyage. Ils furent mis en demeure de payer la zakâ3 sur le tout, sans que personne s’informât dans si le délai d’un an était écoulé ou non.

 

On fit débarquer l’un de nous deux, Ahmad Ibn Hassan, afin de l’interroger sur les nouvelles de l’Occident et sur les marchandises du navire. Sous étroite surveillance, on le mena d’abord devant le prince, puis devant le cadi, puis devant les gents de la douane, puis devant un conseil d’officiers particuliers du gouverneur. Partout on lui fit subir un interrogatoire et on prit note de ses paroles. Enfin, on le laissa aller son chemin. – Les musulmans reçurent l’ordre de débarquer leurs affaires et les provisions qui leur restaient. Sur le rivage, des agents étaient chargés de les mener à la douane et d’y transporter tout ce qu’ils avaient débarqué. Puis, on les appela, un par un, et l’on apporta les affaires de chacun à la douane, qui regorgeait d’une cohue de gens.

 

Alors on se mit à fouiller dans toutes les affaires, ce qui était sans valeur et ce qui en avait une ; on mêlait les unes avec les autres, on mettait les mains sur les ceintures pour s’enquérir de ce qui pouvait s’y trouver, et, par surcroît, on obligeait les gens à déclarer par serment s’ils avaient ou non autre chose que ce qu’on avait découvert sur eux. Au milieu de tout cela, une grande partie des affaires des gens disparaissait dans la mêlée des mains et la poussée de la foule. Enfin, on les laissa aller, après une terrible séance d’humiliation et de honte. – Nous implorons Dieu d’accroître pour cela les récompenses ! – Ce sont là, sans aucun doute, des choses qui restent cachées au grand sultan Saladin ; car s’il les savait, lui dont on connaît l’équité et le souci du bien public, il les ferait cesser. Dieu veuille tenir compte aux musulmans de cet incident affreux, et puissent-ils se voir restituer la zakâ sous la plus belle des formes ! Nous n’avons trouvé, dans les États de ce sultan, aucune occasion de raconter une vilenie, hors cette affaire, qui est un effet des agissements des employés de la douane ! »


1Il s’agit d’un caravansérail (« kan » ou « foundouk »), le pendant des anciens relais de poste du monde occidental. Il s’agit ici de relais ayant également une fonction d’entrepôt et de lieu de présentation des marchandises à la douane.

2Les revenus des douanes sont affermés.

3Taxe douanière

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