Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

Boucher de Perthes: « Boulogne » (16)

Mis en ligne le 1 septembre 2019

 

Boulogne

« J’ai habité cette bonne Italie bien longtemps, trop longtemps même, car j’y avais oublié jusqu’à ma langue ; et bien des années après être rentré en France, j’étais obligé de traduire ma pensée qui se présentait en italien. »

Sous-Dix-Rois
Lettre à Lamartine, 29 janvier 1849.

 

 

C’est avec satisfaction qu’en décembre 1810, Boucher de Perthes apprend sa nomination en France, »dans la vieille France« , en qualité de sous-inspecteur divisionnaire. « Je ne puis me plaindre, c’est un beau grade« , reconnait- il.

 

Mais qu’était alors une sous-inspection divisionnaire ? La même chose qu’une inspection divisionnaire, C’est-à-dire un secteur géographique placé, à l’intérieur d’une direction, sous l’autorité d’un inspecteur dirigeant bureaux et brigades ; la même chose, mais à une nuance près : l’importance du poste, qui était moindre dans le cas des sous-inspections.

 

Ce type d’organisation, apparu sous l’Empire, subsista durant presque tout le XIXe siècle. La sous-inspection de Boulogne venait d’être créée quand Boucher de Perthes y fut affecté. La mesure était de circonstance. La direction de Boulogne (dont la compétence géographique coïncidait avec le littoral du Pas-de-Calais) revêtait une importance toute particulière aux yeux des ministres de la Guerre et de la Police : le fameux Camp de Boulogne, base de la mythique expédition contre Albion, y recevait périodiquement la visite de l’Empereur ; sans interruption, la flotte anglaise croisait au large; ses bricks tentaient d’exercer un blocus hermétique de la côte française. En fait, les mailles du filet n’étaient pas si serrées que smogleurs et corsaires ne pussent transporter à travers la Manche, espions, produits de contrebande et prisonniers évadés.

 

Sans grande activité – et pour cause – en matière de dédouanement et de perception de droits, la direction des douanes de Boulogne jouait en revanche un rôle capital dans le service garde-côte et la surveillance des smogleurs. Or, l’inspecteur divisionnaire de Calais (plus apte, semble t-il, aux tâches administratives classiques qu’aux chevauchées) ne pouvait assurer la présence sur le terrain et l’engagement physique que requerrait la situation. Le recours à un jeune employé supérieur qui paraissait posséder le profil idoine constituait une mesure opportune ; ainsi, décida t-on d’ériger en sous-inspection divisionnaire indépendante la partie de l’inspection de Calais allant du Cap Gris-Nez jusqu’à l’Authie.

 

« J’aurai, écrit Boucher de Perthes à son père, 3 à 400 hommes sous mes ordres, un beau cutter armé de 6 pièces de canon et six embarcations plus petites. Les préposés sont en partie logés dans les forts et les batteries, et font, avec les gardes-côtes, le service du canon. A cet effet, on a incorporé dans ces brigades de vieux militaires... Ce sont, ajoute t-il, (les) rapports forcés avec l’armée qui ont déterminé la création de cette sous-inspection, et peut-être le choix qu’on a fait de moi. »

 

Boucher de Perthes fait à Boulogne un séjour de courte durée : installé dans les premiers jours de mars 1811, il est muté à Paris en août de l’année suivante (1). Cette phase brève de sa carrière marque cependant dans les souvenirs de l’intéressé pour diverses raisons. Sans doute, faut-il citer en bonne place les satisfactions d’amour propre que lui procurent les compliments reçus des plus hautes autorités militaires (comme Ney) pour l’excellent comportement de son personnel, à terre comme en mer.

 

Il doit aussi savourer le prestige dont la douane, « marotte de l’Empereur », jouit au Camp de Boulogne, où nul n’ignore que Napoléon « a pris en grippe tous les officiers soupçonnés, d’avoir favorisé la fraude ou seulement fermé les yeux sur les escamotages de leurs subalternes lors des brûlis (de marchandises prohibées).« 

 

Et puis, la vie mondaine ne déplait pas au jeune Boucher: si le directeur des douanes, peu fortuné et chargé de famille, apprécie médiocrement d’avoir à soutenir un train de maison onéreux, son collaborateur ne dédaigne ni les diners ni les bals.

 

Mais la correspondance de Boucher de Perthes montre aussi combien l’exercice d’une vie active et un peu aventureuse répond à une aspiration profonde de l’intéressé. « Je suis devenu un vrai douanier … toujours visant , inspectant, contrôlant, vérifiant, verbalisant, grognant, » écrit-il à un collègue . Ce qu’il aime, c’est « inspecter par terre les postes de douanes de la côte » ; il doit alors longer ou traverser les camps militaires « établis sur le plateau des falaises » pour avoir « vue sur la mer« . Il apprécie plus encore les sorties avec le cutter de la douane, baptisé le Sussy. Ces sorties ne sont pas des parties de plaisir : « Chaque fois les Anglais nous ont honorés de quelques salutations de leurs canons« . Eudel, qui se méfie apparemment du goût du risque de son
jeune inspecteur, le met en garde entre les entreprises hasardées. Les marins de la douane, « presque tous anciens corsaires ne rêvent que prises » et ils sont assez portés à passer à l’offensive; M. Eudel recommande la prudence. Mais celle-ci ne suffit pas à éliminer le danger: « Nous sommes chargés, rapporte Boucher de Perthes, de protéger les smogglers qui, en venant chercher des eaux de vie de contrebande, apportent ici des guinées et des prisonniers échappés des pontons ou des cantonnements.

 

Les péniches des croiseurs donnent la chasse à ces smogglers en tâchant de se mettre entre eux et la côte. Notre métier alors est de les défendre et parfois il y fait chaud ; mais il n’y a eu d’accidents, depuis que je suis ici, qu’un homme blessé, et j’espère qu’il n’y en aura plus d’autre. »

 

II faut aussi défendre les « bateaux plats » qui ont été construits en vue de l’invasion de l’Angleterre et qui sont « sujets à se jeter à la côte » : Les Anglais cherchent en effet à s’en emparer ou à les détruire lorsqu’ils se trouvent hors d’état de manœuvrer. Il peut se produire aussi la situation inverse: que des bateaux anglais s’ensablent en s’approchant imprudemment des côtes. Tous ces évènements excitent fort notre sous-inspecteur qui éprouve apparemment beaucoup de plaisir à commander ses préposés; ce « ne sont pas, comme à Foligno, un ramassis de bandits« , mais « pour la plupart de bons pères de famille; ils ont bien du mal et se comportent au mieux dans les petits engagements qui (les mettent aux prises) journellement avec les Anglais. » Ce sont eux, presqu’ exclusivement, qui servent les batteries côtières: certains ont été artilleurs avant de devenir douaniers, et ils « ont initié les autres au jeu des batteries. » Et Boucher de Perthes exprime de l’admiration pour « Mesdames les douanières, filles ou femmes, jeunes ou vieilles, fidèles compagnes de leurs fils, frères ou maris (qui) sont toujours prêtes, au moment de la canonnade, à suppléer au manque d’hommes. »

 

Ainsi vit-on, dans la sous-inspection de Boulogne, une existence bien différente de celle du temps de paix ! Cette situation satisfait, en tout cas, Boucher de Perthes qui serait presque pleinement heureux si « deux maux cruels ne (l’avaient) attaqué : la statistique et la colique. Le premier dit-il, m’a été donné par l’administration ; le second par un climat glacé, même en été« . La nostalgie du soleil d’Italie habitera longtemps le futur directeur d’Abbeville !

 

(1) Encore faut-il tenir compte de la mission relative au Blocus qu’il effectua entre mai et septembre 1811.

 

 

 

 

 


 

Smogleurs.

 

« Smogleurs »: Fraudeurs, ordinairement anglais, qui viennent chercher en France des eaux-de-vie, des soieries et quelques autres articles pour les introduire illégalement dans leurs pays.

 

Le gouvernement français honore les smogleurs d’une protection spéciale et les aide de son mieux à faire chez eux ce qu’il défend chez lui. Voyez la décision ministérielle du 9 juin 1825, et les circulaires n° 790 et 922.

 

Pendant le règne de Napoléon, ses démêlés avec les Anglais, et le blocus continental n’avaient point interrompu les liaisons de smoglage. La guerre maritime n’exista jamais pour le fraudeur anglais: nos ports lui étaient ouverts, et plus d’une fois nos batteries l’ont protégé contre les croiseurs de sa nation.

 

Au transport des liqueurs et des soieries, le smogleur joignait celui des guinées et aussi celui des journaux, lettres, bruits et nouvelles, c’était une espèce d’espion de mer qui servait la police des deux gouvernements.

 

Les smogleurs faisaient encore le commerce des prisonniers. On en traitait à tant la pièce à Boulogne où se tenaient leurs courtiers, et moyennant cent livres sterling, si le prisonnier était au cantonnement, ou cent cinquante s’il était au ponton, ils se chargeaient de les ramener dans un délai déterminé. Ce trafic était si patent, si public même en Angleterre, qu’il est probable que le gouvernement anglais ou du moins ses agents y étaient intéressés.

 

Plusieurs officiers de marque furent ainsi rachetés, entr’autre le général Lefebvre Desnouettes, qui fut, à son débarquement, accueilli d’une grêle de balles par les douaniers qui n’avaient point reconnu le signal ordinaire des smogleurs et avaient pris le canot pour une péniche armée.

 

Le petit port de Wimereux, près Boulogne, était, pendant la guerre, le seul de cette côte ouvert aux smogleurs. Quand une chasse de l’ennemi les forçait à s’échouer ailleurs, on les obligeait à reprendre la mer. Mais il en venait quelquefois de si petits qu’on pouvait mettre dans un chariot l’embarcation, la cargaison et l’équipage. Alors le navire faisait son entrée par terre dans le port assigné. Ce fait, tout étrange qu’il paraisse, n’en est pas moins vrai, et souvent renouvelé, il a eu pour témoins tous les habitants de cette côte.

 

Un pavillon vert pendant le jour, et pendant la nuit, un feu présenté à tribord, étaient les signaux qui faisaient reconnaître le smogleur. L’oubli ou l’ignorance de cette formalité pouvait, ainsi qu’on vient de le voir, exposer à de grands dangers.

 

Les smogleurs avaient encore à craindre à l’attérage, soit sur la côte de Boulogne, soit sur celle de Roscoff en Bretagne, qui leur étaient égaiement ouvertes, les péniches armées de leur nation qui s’embusquaient dans les criques, ou s’affalaient sur la gréve pour les surprendre.

 

De ces rencontres, il résultait des combats furieux où l’artillerie française secondait la mousquetade du fraudeur anglais. L’auteur de cette note à la suite d’une de ces escarmouches, sauva à grand peine un officier de la marine anglaise qui avait été prisonnier, et que les smogleurs voulaient absolument mettre à mort, parce que, disaient-ils, ayant reconnu leur embarcation, il les ferait condamner à la déportation à son retour en Angleterre.

 

Les smogleurs font ordinairement un chapelet de leurs barils d’eau-de-vie, et même de leurs soieries hermétiquement enfermées dans des caisses de tôle soudées. A une extrémité de la corde est un poids et à l’autre une bouée; s’ils sont chassés de trop près, ils jettent le tout à la mer et viennent le reprendre quand le péril est passé. On dit qu’ils ont quelquefois submergé, avec le reste, les prisonniers qu’ils ramenaient.

 

Les filets de nos pêcheurs tombent de temps en temps sur la bouée indicative, et ils font alors une pêche qui peut, à juste titre, passer pour miraculeuse. En 1814, ceux de Dieppe, ayant retiré le chapelet des barils d’eau-de-vie, en burent si copieusement que quatorze en moururent,

 

Lorsque les croiseurs anglais atteignent les smogleurs, leurs bateaux sont sciés en deux, les hommes envoyés à Sidney , et quelquefois pendus. Mais cela arrive rarement, et les fraudeurs disaient hautement que sur trois cargaisons il y en avait une pour les croiseurs. C’était le prix du passage des deux autres.

 

Une patache anglaise, en 1812, s’étant établie devant le port de Boulogne, inquiétait les smogleurs et avait pris un assez grand nombre de leurs embarcations ; celles qui restaient, s’étant réunies, vinrent proposer au chef de fa douane de s’emparer de cette patache si l’on voulait leur fournir quelques hommes armés ; comme la première condition était que l’équipage entier serait immédiatement jeté à la mer, le chef de la douane n’accepta pas (1).

 

(Petit Glossaire)

 

(1) Ce chef de la douane est, bien entendu, l’auteur lui-même.

 

N.B. : A l’époque de la parution du Petit Glossaire, le smoglage n’était pas aboli. Les protestations anglaises conduisirent le gouvernement de Louis-Philippe à y mettre un terme après consultation des Chambres de Commerce des ports de la Manche et de la Mer du Nord.

 


PORT DES SMOGLEURS A WIMEUREUX EN 1812

 

illustration plan du port de Wimereux en 1812

 

A, B, C – Quartier des smogleurs
G – Palissade de séparation
I – Logement des gendarmes
L – Logement du commissaire de Police
J – Bâtiment de la douane
N – Logement des policiers
T – Pallisade séparant la ville des smogleurs
de l’intérieur
M, M – Logement des marchands
Y – Corps de garde de la douane
Z – Corps de garde de la police
– Estacade servant à la vérification
des marchandises
R, R – Magasin de la douane

 

Les contrebandiers

 

 


Mystérieuse penthière

Boucher de Perthes utilise souvent le terme de PENTHIERE, qu’il orthographie aussi PANTHIERE. Il en donne une plaisante définition dans le « Petit Glossaire ».

 

PANTHIERE. En langue de douane, c’est l’espace qu’une brigade est chargée de garder. La panthière est terminée, à droite et à gauche, par ce qu’on nomme la jonction. C’est le point où l’escouade échange le mot d’ordre et la boîte de correspondance.

 

Un bon préposé non seulement connaît sa panthière toise par toise, pouce par pouce, mais encore il en sait l’histoire depuis l’origine des douanes; il n’est pas si petit événement dont il ne puisse rendre compte à la première sommation ; il réserve ensuite les grands pour les beaux jours. Les vieux souvenirs de la guerre continentale, les attaques de croiseurs anglais, les débarquements, les naufrages, surtout les tentatives des fraudeurs et les saisies qui en ont été la suite, sont les hauts faits dont il ne se lasse pas de faire le récit. Quant aux malices qui ont réussi aux contrebandiers dont il a été dupe, aux ballots qu’on a passés, il n’en parle jamais ; il est même très disposé à soutenir que c’est mensonge et calomnie, et inventions des envieux de l’honneur de sa panthière ».

L’usage de ce terme était déjà ancien au temps de l’auteur de Sous Dix Rois, le fait n’est pas douteux : Th. Duverger, dont le témoignage ne peut être suspecté, indique dans son ouvrage La Douane française que les commis de la Ferme générale utilisaient ce terme avant ceux de la Régie.

 

Mais au début du XIXe siè cle on s’interrogeait déjà sur l’origine du mot, et on se trouvait réduit à avancer des hypothèses. Duverger suggère pour sa part qu’on se trouverait en présence d’une corruption de bandiére, front des anciens camps en face de l’ennemi venant peut-être de la ligne des bannières qui y étaient plantées.

L’italien bandiera, et ses rejetons français bandière et bannière, sont des dérivés du germanique banda signe, étendard servant à distinguer un corps de troupe, dérivés dont il existe bien d’autres spécimens venus en France par l’intermédiaire du provençal, de l’italien ou de l’espagnol, par exemple bande (originellement corps de troupe reconnaissable à sa bannière, banderolle et aussi… contrebande !

 

Peut-on admettre que le terme militaire de bandière ait été employé à une époque antérieure à la seconde moitié du XVIII’ siècle en matière de surveillance des frontières (extérieures ou intérieures) ? Des termes synonymes, en particulier celui de ligne (au singulier et au pluriel), appartiennent dès cette époque et ont continué jusqu’à nos jours à appartenir au jargon administratif le plus usuel, Dans l’Ordre de travail pour les gardes et employés dans les brigades de la Ferme générale (5 novembre 1758), on relève l’emploi répétitif d’expressions telles que: d’un bout de la ligne à l’autre, chacune des extrémités de la ligne, au centre de la ligne, le travail des brigades placées en ligne, ligne d’un front de XXX lieues, le front de ligne, etc…

 

On peut y lire aussi que la ligne est jalonnée par les postes des diverses brigades qui, pour la marche des rebats, forment autant de points de ralliement à la manière des oriflammes, gonfanons et bannières de la bandière. Ceci est bel et bon, mais ne justifie pas le passage éventuel de bandière à panthière.

 

Duverger parle d’une corruption du premier des deux termes, mais sans dénoncer le ou les mots corrupteurs. Au point où nous en sommes, on peut se risquer à avancer une hypothèse. On se trouverait en présence non d’une corruption, mais d’une confusion entre deux mots de consonance voisine. Au terme de bandière, étranger à leur bagage culturel, les gardes de la Ferme générale auraient spontanément substitué un autre terme, dont non seulement ils connaissaient le sens, mais qui, de surcroît leur aurait paru approprié. Ce mot est panthière, qui désignait un filet tendu verticalement pour capturer les oiseaux. Cet engin est en core utilisé de nos jours (illégalement toutefois) dans le sud-ouest pour la tenderie et il y est connu sous le nom de pante. Or le mot pante (que du Bellay emploie dans l’expression pante de rets, suspension de filets) est connu sous diverses orthographes : pante, pan cte, mais aussi pente et penthe (Dictionnaire de l’ancienne langue française, de Frédéric Godefroy, Paris 1881-1902).

 

Ainsi, à la ligne ou bandière des postes, le menu peuple des brigades aurait substitué la penthière ou piège que constitue pour les contrebandiers le dispositif de surveillance. Dans la terminologie douanière moderne, la ligne se confond avec le territoire proche de la frontière, où la douane exerce son action. Que le sens du mot penthière ait connu la même évolution n’a dès lors, rien d’invraisemblable.

 

 

 

Cahiers d’histoire des douanes françaises
N° 6 – Septembre 1988 (Numéro spécial)
Bicentenaire de la naissance de Jacques Boucher de Perthes
« père de la préhistoire » et fonctionnaire des douanes 1788-1988)

 

 

MENU