Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

1720 : l’année de John Law ou les splendeurs et misères de la Ferme générale

Mis en ligne le 1 septembre 2020

Peu de fermiers généraux ont survécu à l’image détestable qu’a laissé l’institution financière, ancêtre de la douane et des administrations fiscales de l’Ancien régime. Hormis Sully, Colbert et peut-être Necker, peu de contrôleurs généraux des finances ont marqué l’histoire douanière française. Le premier a réuni différents territoires douaniers du royaume, le second à réuni les différentes fermes en une « ferme générale », le troisième a tenté de sauver le système de la banqueroute avant d’être rattrapé par la Révolution française.

 

Mais il en est un qui a largement marqué son époque, et peut-être contribué à précipiter la Ferme générale dans une crise de confiance, cause lointaine de sa chute. John Law de Lauriston, appelé plus communément John Law, a assuré en 1720 la charge de contrôleur général des finances. Il a profondément marqué l’histoire de la Ferme générale, mais aussi plus largement de l’histoire économique et financière française.

 

En effet, il y a 300 ans, la Ferme générale vit une année exceptionnelle, marquée par un homme, le contrôleur général des finances John Law : en moins d’un an, la mise en œuvre de ses théories économiques « révolutionnaires » pour l’époque fait basculer une France surendettée et au bord de la faillite de l’euphorie spéculative à l’effondrement financier et la banqueroute.

 

Il entraîne notamment la Ferme générale dans le précipice, en liant son destin et ses revenus à diverses activités monétaires, banquières et commerciales, réunies de façon dangereuse en une seule main.

 

Qui est John Law, et d’où vient-il ?

 

Portrait de John Law de Lauriston

John Law de Lauriston naît en avril 1671 à Édimbourg, en Écosse. Il est issu d’une bourgeoisie commerçante, son père étant négociant et partageant son activité entre la banque et l’orfèvre.

 

John Law est un esprit brillant, doté d’une très bonne éducation. Après ses années d’étude, il part pour Londres où il démontre ses talents dans les calculs, et notamment les probabilités, tel un véritable actuaire.

Homme de réseaux et de relations, séduisant, Adolphe Thiers dit de lui en 1858 : « Le mérite réel de Law, le charme de ses manières, sa fortune, l’avaient lié avec les principaux seigneurs de Londres. Une jeune dame lui valut un duel avec un gentilhomme, et il eut le malheur de tuer son adversaire d’un coup d’épée » (Histoire de Law). Condamné à mort, il s’évade de prison et gagne le continent. Il s’intéresse rapidement à la Hollande, où Amsterdam jouit déjà d’une prospérité commerciale retentissante sur le continent.

 

Théorie économique de Law : accroître la masse monétaire et les capacités du crédit, développer le financement du système économique par la fiducie, gager les gains et intérêts d’une activité par une autre… et par les revenus de la Ferme générale

 

De retour vers 1700 en Écosse, il compare la fortune hollandaise avec la langueur économique écossaise, qu’il attribue à l’insuffisance de capital circulant. De là, il acquiert la certitude que l’accroissement de la masse monétaire est directement liée à l’accroissement de la richesse d’une Nation. Cette certitude est là l’une des faiblesses future de son raisonnement, car il n’intègre pas la valorisation monétaire. On sait aujourd’hui qu’un accroissement excessif de la masse monétaire déprécie sa valeur et n’est qu’un facteur de la prospérité commerciale d’un État.

 

 

En revanche, la théorie de Law est novatrice sur le crédit : « Si Law, abusé par le premier aspect d’une grande circulation, attribuait au numéraire des effets trop étendus, il ne se trompait pas quant aux moyens de le multiplier par le crédit. Il avait compris et développé dans un écrit remarquable le mécanisme des banques, mieux qu’on ne l’avait jamais fait avant lui ».

 

Law est en effet l’auteur de remarquables Considérations sur le numéraire publiées en 1705. Dans cet ouvrage d’économie avant-gardiste, il lie prospérité d’un pays à l’abondance de monnaie et suggère la création d’une monnaie de papier indépendante des arrivages de métaux précieux d’Amérique.

 

Il développe la croyance dans la fiducie, c’est-à-dire sur des monnaies scripturales (papier, billets), fondées sur la confiance dans les institutions émettrices, les banques, décorrélées des valeurs réelles comme l’or ou l’argent. Il est persuadé que les banques peuvent à elles-seules garantir à de la monnaie papier la confiance des souscripteurs.

 

Enfin, il imagine une banque centrale qui peut faciliter l’usage de la monnaie scripturale dans toutes les provinces de l’État, et qui pourrait concentrer plusieurs activités, en complément de l’émission de la monnaie. Parmi ces activités, elle disposerait des revenus de l’État, dont les principaux sont affermés.

De surcroît, cette banque pourrait joindre à ses nombreuses attributions une activité de négoce avec jouissance de certains monopoles, notamment pour les commerces lointains assurés par des compagnies privilégiées, auxquelles les gouvernements abandonnaient, moyennant certaines conditions, des jouissances excessives.

 

Ainsi, le « système de Law » comme on l’a appelé à l’époque et que l’histoire économique a conservé, a consisté à intégrer dans une banque centrale l’émission monétaire, l’emprunt, les revenus des fermes, et les profits des négoces monopolistiques des compagnies des Indes.

 

1716 à 1720 : Law met en pratique en France ses théories

Après avoir présenté sans succès ses théories aux puissances européennes à commencer par l’Écosse en 1705, Law propose de tester son système en France. Considéré comme un huguenot avide de gains financiers personnels, il est éconduit par d’Argenson et congédié par Louis XIV.

Mais il séduit le duc d’Orléans, intéressé par ses idées novatrices.

 

Philippe II, duc d’Orléans et régent

Après de nouveaux échecs en Italie et en Allemagne, Law revient en France après la mort du Roi soleil. Le régent est confronté à un Royaume au bord de la banqueroute, avec une crise financière aggravée : les crédits croissent et la dette publique enfle. En 1715, les finances du royaume français sont au plus mal. La charge annuelle de remboursement de la dette atteint 165 millions de livres alors que les recettes fiscales ordinaires ne dépassent pas 69 millions de livres ! Dans les caisses, il ne reste que 800 000 livres de trésorerie. Le régent refuse cette situation et décide d’assainir prioritairement les dettes, de payer les soldes de l’Armée.

 

C’est alors que Law vient proposer son système. Selon lui : « pour y réveiller l’industrie et alléger les charges sous le poids desquelles il semblait près de succomber, il ne fallait, selon Law, que rétablir la confiance et la circulation au moyen d’un bon système de crédit. »

 

Malgré les oppositions des milieux financiers français et réticences du Parlement, La réussit à convaincre le régent. Après quelques succès initiaux, celui-ci est prêt à aider l’écossais à mettre tous ses plans à exécution.

 

Law établit par l’édit royal du 2 mai 1716 une banque d’escompte en France. Cet établissement de crédit constitue une indéniable succès initial… Mais le projet de Law était bien de concentrer dans un seul établissement la banque, l’administration des revenus publics, et les monopoles commerciaux.

 

Law agrège de nouvelles activités à sa banque : la Compagnie des Indes et l’affermage des Fermes générales

 

En août 1717, le régent lui accorda l’exploitation de la Louisiane et le commerce exclusif du castor canadien, la nouvelle compagnie étant dénommée Compagnie des Indes occidentales, avec souveraineté sur toute la Louisiane et privilège de commerce exclusif sur le Canada.

 

Mais les réussites fulgurantes de Law hâtisent les jalousies, notamment de la part du contrôleur général des finances d’Argenson, mais aussi du Parlement et des financiers et commerçants français.

 

En 1718, d’Argenson fit mettre aux enchères un nouveau bail pour les fermes générales.

Il existait alors dans le commerce quatre frères, nommés Paris, fort connus et dotés d’une vaste fortune. Il s’agissait de Grenoblois, liés avec Voltaire, fins, actifs et estimés. M. d’Argenson s’entendit secrètement avec eux afin qu’ils forment ce que l’histoire a appelé l’ « anti-système ».

 

L’affermage des droits sur le sel, sur les consommations et sur l’enregistrement des actes leur fut attribué, sous le nom d’Aymard-Lambert, dit « Lambert la Ferme générale ».

La ferme émettait des actions, dont les dividendes attendus étaient considérables, de sorte qu’une concurrence féroce devait réorienter les épargnants vers les actions de la Ferme générale plutôt que vers la Compagnie d’Occident de Law.

 

Pour reprendre le dessus, Law convainc le régent de réunir à la Compagnie d’Occident celle des Indes orientales et de la Chine, établies en 1664 et 1713 mais peu rentables. En 1719, la Compagnie des Indes Occidentales obtint le privilège exclusif du commerce dans toutes les mers qui s’étendent au-delà du Cap de Bonne-Espérance. Il fallait désormais parler de « la Compagnie des Indes ».

 

Armes de la Compagnie française perpétuelle des Indes

Pour compléter son système, Law fit attribuer à la Compagnie des Indes pour neuf ans l’administration et la fabrication des monnaies. Chaque activité devait générer des profits, garantis par les recettes d’une autre branche : les actions de la Compagnie seraient gagées sur le tout, de même que les recettes de la Ferme générale.

 

Mais le système reposait sur des « bons à terme » que les « agioteurs », nom donné aux spéculateurs et financiers d’alors, pouvaient convertir avant terme comme bon leur semblait.

Les adversaires du système de Law tentèrent dès le début de l’année 1719 de le déstabiliser, avec l’aide du Prince de Conti. Se coalisant avec les frères Paris, ils achetèrent une grande quantité d’actions de la Compagnie de Law pour en demander en même temps la conversion en espèces. Ils touchaient du doigt la faille majeure de ce système, reposant sur la confiance collective. Averti à temps, Law put toutefois satisfaire aux premières demandes, brisant cette tentative.

 

Progressivement, il fallait toutefois servir les intérêts des actionnaires. Pour ce faire, les solutions de Law consistèrent à agréger de nouvelles activités. Par édit du 27 août 1719, le bail des grandes fermes fut résilié et retiré aux frères Paris, au profit de la Compagnie des Indes de Law.

 

Début 1720, converti au catholicisme mieux perçu à la Cour du Roi, Law se voit confié la charge de Contrôleur Général des Finances.

 

Signature de John Law portée sur les billets diffusés par la Banque royale.

 

Les événements de l’année 1720

L’action spéculative devenait en 1720 de plus en plus forte, créant une véritable bulle spéculative sur les actions de la Ferme générale et celles de la compagnie des Indes, de sorte que la valeur des actions étaient de plus en plus décorrélée des revenus réels de ces entreprises.

 

Gravure satirique de la folie spéculative qui se déroule en 1720 dans la rue de Quincampoix

Les spéculateurs, ou « agioteurs » se rassemblaient alors dans la rue de Quincampoix, en l’absence de « bourse » constituée.

 

L’accroissement de la valeur des actions atteignit en fin d’année 1720 près de 40 fois leur valeur réelle. Même le régent était aveuglé par ce succès de façade, allant jusqu’à attribuer la charge de contrôleur général des finances dévolue à Monsieur d’Argenson à John Law.

La publication des premiers résultats des Compagnies et du rendement des Fermes, inférieurs aux attentes, conduisit plusieurs spéculateurs à solliciter la conversion de leurs billets en monnaie. Face à ces demandes, le système trouvait des expédients : allongement des termes des emprunts, mesures coercitives pour forcer le cours. L’éclatement de la bulle spéculative conduisit à une fraude financière large et variée : les spéculateurs les plus avertis convertissaient leurs valeurs scripturales puis faisaient passer le numéraire à l’étranger, tandis que d’autres créanciers se voyaient refuser ou repousser leur conversion en numéraire.

 

Et la ferme générale ?

 

Les fermiers pouvaient acquitter leurs fermages en papier, ce qui soulageait un grand nombre d’entre eux fort obérés. La noblesse aussi ne se sortit pas trop mal de l’affaire, les dettes s’acquittant avec une monnaie scripturale fictive, leur permettant de se débarrasser de diverses hypothèques.

 

D’Argenson, privé des finances, avait gardé les sceaux. Il gagna peu à peu dans l’esprit du régent tout ce que Law perdait progressivement. Il conseilla ainsi de réduire urgamment la valeur nominale du papier. Ni son système ni sa personne n’inspiraient plus la confiance, et le peuple de Paris comme la petite bourgeoisie provinciale avaient été les principaux perdants de ce système de Law, même s’il conduisit d’une certaine façon à redistribuer les cartes patrimoniales entre ls diverses compartiments de la société d’Ancien régime.

 

Le 21 mai 1720, d’Argenson annonça la réduction progressive des actions et des billets, scellant la dissolution de la Compagnie des Indes. Par la suite, Law tenta diverses mesures pour contenir la disparition annoncée de son système. Celui-ci disparut en entier dans le mois de novembre 1720, un an à peine après le moment de sa grande vogue. Tous les billets furent changés en rentes ou en actions rentières, et toutes les actions furent déposées à la compagnie. Alors, d’Argenson annonça un « visa général », consistant à faire une revue de la masse entière du papier, afin d’annuler la plus grande partie de celui qui appartenait aux riches « agioteurs ».

 

Law s’enfuit en Italie, pour finir sa vie à Venise où il décède en 1726. Avec sa fuite à l’étranger, le Roi décida la clôture du bail d’affermage des impositions, connu sous le nom d’emprunt de « Pillavoine », consenti sous la caution de la Compagnie des Indes que Law venait d’entraîner dans sa chute.

 

Pour aller plus loin, vous pouvez visualiser un reportage consacré à John Law, en cliquant ici  (« docu-fiction » proposée par la chaîne de télévision Arte).

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John Law a profondément marqué l’histoire de la Ferme générale, et plus largement celle de l’histoire économique, si bien qu’il figure au « panthéon » des plus grandes crises financières modernes, selon l’économiste Christian Chavagneux : « Dans sa monumentale Histoire de l’analyse économique parue en 1954, l’économiste autrichien Joseph A. Schumpeter, qui n’avait pourtant pas le compliment facile, écrit qu’« il élabora l’économie politique de ses projets avec un brio et, disons-le, une profondeur qui le placent au premier rang des théoriciens de la monnaie de tous les temps ». Marx, au contraire, a surtout retenu de lui qu’il « associait plaisamment le personnage de l’escroc et du prophète » ! »

(Chavagneux, Christian. « 2. John Law, un aventurier aux Finances », , Une brève histoire des crises financières. Des tulipes aux subprimes, sous la direction de Chavagneux Christian. La Découverte, 2013, pp. 31-58. )

 

Arnaud Picard
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