Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

Une tournée de directeur dans les Hautes-Alpes en 1889

Mis en ligne le 1 septembre 2019

Extraits des Mémoires inédits de Jean dit Lucius Paloc, Directeur des douanes  ( 1837-1922)

 

 

Jean Paloc

Nous devons à l’amabilité des descendants de J.Paloc d’être en mesure de publier cet inédit. Que la famille Lesca veuille bien trouver ici l’expression de notre vive reconnaissance. De son temps, J. Paloc, fut connu pour la fermeté de son caractère et sa forte personnalité. Ceux de ses souvenirs qu’il a jugé bon de confier au papier sont rédigés d’une plume alerte. Le trait est souvent incisif et l’humour ne fait pas défaut.

 

Les extraits que nous publions aujourd’hui dépeignent la situation d’une zone frontalière où la vie était particulièrement dure encore à la fin du siècle dernier. Ils constituent donc un intéressant témoignage. Les sous-titres sont de la rédaction des Cahiers.

 

Notice biographique établie par Michel Boyé.

 

 

Jean PALOC,«fils légitime de Mathieu Paloc, Lieutenant d’Ordre des Douanes et de Marguerite Capsecq, son épouse», naquit le 20 février 1837 à Soulac (1). Il vécut son enfance, au gré des mutations paternelles, sur les rives de la Gironde (Le Verdon et Blaye), avec un intermède rapide à Biscarrosse pendant l’été 1843. Cette même année, il entra «au collège» à Bordeaux : le 2 août 1854, il obtiendra son diplôme de bachelier es sciences. Pendant ces onze années, sa famille poursuivit ses déménagements : son capitaine de père se déplaça du poste des Genêts, près d’Hourtin, aux bords du Bassin d’Arcachon, d’abord à Certes (2), puis à La Teste-de-Buch où il se lia d’amitié avec le docteur Lalesque et le pharmacien Sémiac (3).

 

Suivant l’exemple de son frère Mathieu (4), le 1er mars 1855, Jean PALOC fut «admis dam l’emploi de matelot avec appointements» à Bourg sur Gironde, qu’il quitta bientôt pour Arès. Le 21 avril 1856, il se présentait à l’examen pour l’admission au surnumérariat : classé 4  n- 1, il fut nommé surnuméraire à La Teste le 1er octobre sous les ordres de l ‘inspecteur divisionnaire Jules Pontallié.

 

Sa carrière le mena en 1858 à Certes comme receveur particulier, puis à Bordeaux où il occupa, de 1862 à octobre 1867, les fonctions de secrétaire de l’inspecteur sédentaire M. de Préfontaine, alias de Liancourt, puis celles de commis de direction jusqu’en 1876. Ce fut l’occasion pour Jean PALOC de vivre les heures tragiques de 1870 qui virent deux compagnies de douaniers quitter Bordeaux le 13 aout et le Ministère des Finances s’établir à l’Hôtel des Douanes en décembre. Le 1er juillet 1876, commis principal à l’Administration Centrale, il fut affecté en qualité de rédacteur à la 1ère Division avant d’accéder, le 1er janvier 1879, au grade de sous-chef de bureau.

 

Trois ans plus tard, promu inspecteur sédentaire, il partit pour Dunkerque. A cette époque, la contrebande du tabac sur la frontière franco-belge provoquait de nombreux affrontements sanglants entre douaniers et fraudeurs.

 

Inspecteur principal à Lille le 1er mars 1884, Jean PALOC revint à Paris, le 1er octobre 1885, comme chef de bureau de 4ème Quatre années passèrent.

 

Le 1er octobre 1889, il fut nommé directeur à Chambéry. En mars 1891, il épousait à Arès, où il avait débuté comme matelot, Marguerite Sémiac (5). Pendant son séjour savoyard, Jean PALOC s’attaqua – sans grand succès – à ce qu’il appelait «les privilèges concédés illégalement à la zone franche», avant d’être «changé» – ce sont ses propres termes – pour La Rochelle le 15 décembre 1896.

 

Retraité le 31 janvier 1904, Jean PALOC se retira sur les bords du Bassin d’Arcachon. Il entreprit alors de rédiger ses mémoires, restés inédits, tout en partageant son temps entre Arès et La Teste où il mourut le 31 décembre 1922.

 

Directeur honoraire des Douanes, Jean PALOC, était Chevalier de la Légion d’Honneur et Chevalier de l’Ordre Impérial du Dragon d’Annam.

 

 

Intérêts locaux et défense nationale : les origines d’une tournée de directeur

 

Nommé directeur à Chambéry, à compter du 1er octobre 1889, je reçus, peu de jours après, une note par laquelle l’administration me communiquait, pour avoir mon avis, un vœu émis par le conseil général des Hautes-Alpes et tendant à obtenir le rétablissement au village de Montgenèvre du bureau et de la brigade que mon prédécesseur avait fait transférer à La Vachette. J’appris, en consultant le dossier relatif, que M. Faucheur, ayant besoin d’aller à Montgenèvre pendant l’hiver 1887, s’était ému de la rude existence que nos agents y menaient par suite de la rigueur du climat, de l’installation défectueuse des habitations et du peu de ressources que le village leur offrait.

 

De retour à Chambéry, il s’était empressé de rendre compte de ses impressions à l’administration. D’après lui, il était possible, sans nuire à la bonne exécution du service, de remédier à cette situation, en faisant descendre le bureau et la brigade au village de La Vachette, qui, adossé à la montagne et situé à environ trois cents mètres plus bas que Montgenèvre, jouissait d’un climat beaucoup plus clément et offrait des ressources plus nombreuses.

 

Cette combinaison, adoptée sans plus ample examen, avait reçu immédiatement son exécution. Le village de Montgenèvre, bâti sur le col du Mont Genèvre, à 1 800 mètres d’altitude, comptait alors 125 habitants : le jour où les douaniers, leurs femmes et leurs enfants, au nombre de 55, descendirent à La Vachette, il n’en resta plus que 70.

 

D’autre part, le receveur et les agents de la brigade, lieutenant compris, touchaient annuellement 22,000 francs, qu’ils dépensaient, bien entendu, intégralement dans le village de Montgenèvre. Désormais, ces 22,000 francs ne devaient profiter qu’à La Vachette. Dans ce pays déshérité, où l’argent est si rare, c’était de toute façon la ruine complète pour les habitants de Montgenèvre.

 

Ils protestèrent avec énergie. Mais M. Faucheur, qui, avec une entière bonne foi, avait agi dans l’intérêt de nos hommes, ne pouvait pas, du jour au lendemain, se déjuger. Il insista donc sur les arguments qu’il avait fait valoir, et la première protestation des habitants de Montgenèvre fut purement et simplement écartée. Mais le maire de cette petite commune, un pauvre montagnard cependant, était relativement instruit, intelligent et surtout tenace.

 

Il sut intéresser à sa cause d’abord le sous-préfet, puis le conseiller général et le député de Briançon, M. Laurençon, et enfin M. Flourens, ancien ministre des affaires étrangères. Les uns et les autres intervinrent successivement auprès de l’administration. M. Faucheur ayant été retraité, ce fut naturellement à moi qu’incomba le soin d’instruire les dernières réclamations.

 

Par esprit de solidarité, je crus devoir m’associer aux conclusions motivées de mon prédécesseur et le «statu quo» subsista jusqu’au jour où le ministre de la guerre communiqua à l’administration copie d’une note du baron Berge, gouverneur de Lyon, commandant en chef le 14ème corps d’armée et généralissime, en cas de guerre, de l’armée des Alpes, note très concise niais très ferme, par laquelle ce général concluait, dans l’intérêt de la défense nationale, à ce que la brigade des douanes de La Vachette fût reportée à Montgenèvre.

 

Cette fois, je fus invité à me rendre sur les lieux pour étudier moi-même la question, sans me préoccuper de ce que mon prédécesseur avait pu penser et dire. Je ne demandais pas mieux. Mais, avant de me mettre en route, je désirais faire part au baron Berge des appréciations qui avaient déterminé le déplacement de la brigade de Montgenèvre, et savoir de lui en quoi cette question intéressait à un aussi haut point la défense nationale.

 

Je partis donc pour Lyon. [En l’absence du général, parti lui-même sur le terrain, le narrateur à affaire à un officier d’ordonnance] Quand je l’eus mis au courant de la question, il nous fit connaître que le baron Berge avait écrit de sa propre main au ministre de la guerre la lettre à laquelle je faisais allusion et ne l’avait communiquée à personne de son entourage. Je n’avais dès lors qu’à partir pour les Alpes. C’est ce que je fis le 18 juillet de cette an- née 1890.

 

Désagréments d’un voyage dans les Alpes-de-Haute-Provence à la fin du siècle dernier

 

Mon excellent camarade M. Parisot, qui avait été, pendant deux ans, inspecteur à Briançon, me traça l’itinéraire que je devais suivre avec l’indication des moyens de transport dont je pouvais user, des hôtels ou auberges dans lesquels il me fallait descendre etc. Ce n’était pas superflu pour me guider dans ces régions déshéritées où on ne sait jamais, quand on part le matin, si, le soir, on trouvera le vivre et le couvert.

 

Au lieu de me rendre directement à Briançon et de là à Montgenèvre, j’attaquai la vérification de l’inspection par la capitainerie de La Condamine. J’écrivis en conséquence – et bien m’en prit – au propriétaire de l’hôtel de France à Barcelonnette de me réserver une chambre pour le 18 juillet et de me retenir une place dans la diligence faisant le service entre cette sous-préfecture et la station de Prunières.

 

Parti de Chambéry à 6 heures du matin, je changeai de train à Grenoble, puis à Veynes et arrivai à Prunières à 2 h 44 de l’après-midi. De la petite gare de Prunières, on n’aperçoit même pas le village qui lui donne son noie, caché qu’il est par les montagnes environnantes. A proximité de la station, on ne trouve qu’une modeste baraque en bois où les voyageurs venant de Barcelonnette ou s’y rendant peuvent se restaurer tant bien que mal, plutôt mal que bien !

 

Et quel spectacle s’offre aux regards, quand on a fait quelques pas dans la direction de Barcelonnette ! Il est épouvantable ; on se croirait transporté à mille lieues de la France dans un désert depuis des siècles inhabité ! On ne voit en effet autour de soi que des montagnes pelées, sans un arbre, sans une touffe d’herbes, des montagnes de cendre grise. A l’exception de la gare et de la baraque son annexe, pas une maison, pas une cabane, pas une hutte n’apparaît, aussi loin que la vue puisse s’étendre.

 

Puis, c’est la Durance, dont le lit d’une largeur démesurée par rapport à son mince volume d’eau est parsemé d’iles et d’îlots qui divisent en plusieurs bras le faible courant de cette rivière, torrentielle sur une partie de son parcours, mais calme et semblant immobile en cet endroit : pas un oiseau ne vient égayer ses rives et partout règne un silence de mort. C’est d’une tristesse navrante !

 

Après avoir franchi la Durance, la diligence, attelée de trois vigoureux chevaux qu’elle change trois fois en route, car la pente du terrain est très prononcée, s’engage dans la vallée de l’Ubaye, un affluent de la Durance, qu’elle longe constamment, et traverse quelques maigres villages entourés cependant d’une végétation assez fournie. A un moment donné, le conducteur fait descendre tous les voyageurs, qui doivent faire à pied plus d’un kilomètre.

 

Il serait en effet impossible à la diligence, si elle restait chargée, de gravir la côte très raide qu’il lui faut franchir en cet endroit. Plus loin, en 1890 encore, le voyageur qui n’était jamais allé à Barcelonnette apercevait au loin, avec une stupéfaction bien compréhensible, un spectacle dont il ne se rendait pas compte. Sur une largeur de plusieurs centaines de mètres, la route était en quelque sorte barrée par des amas de sable, de gravier et de cailloux.

 

A une certaine distance, on aurait juré voir un relais de mer à marée basse. Ces atterrissements, que les forestiers nomment des cônes de déjection, étaient l’œuvre d’un torrent, le trop fameux Riou-Bourdoux, qui se jette dans l’Ubaye à quelques kilomètres de Barcelonnette. Ce torrent ne descendait pas alors de la montagne, il en dégringolait avec une vitesse vertigineuse et tombait en cascade, par une sorte d’escalier, jusque sur la route. Là, arrêté souvent par l’Ubaye, dont le lit encaissé ne pouvait recevoir des masses liquides trop considérables, il refluait sur les berges et y semait ces atterrissements qui, à la longue, submergeaient l’étroite vallée et pouvaient finir par causer d’effroyables désastres.

 

Il importait donc au plus haut point de corriger le lit du Riou-Bourdoux, ce qui constituait d’ailleurs une œuvre longue et difficile, et j’appris, quelques instants plus tard, en débarquant à Barcelonnette, que le service forestier venait d’entreprendre des études dans ce but. J’aperçus en effet, quand la diligence s’arrêta devant l’hôtel de France (il était alors 7 heures du soir), le conservateur des forêts de Chambéry, M. Phal, avec qui j’entretenais les relations les plus cordiales.

Il vint à moi et m’expliqua qu’il se trouvait à Barcelonnette, pour un mois peut-être, avec un vérificateur général de l’administration des forêts, grade qui équivaut à celui d’administrateur dans les régies financières, et le conservateur d’Aix en Provence.

 

Je sais, par le maître d’hôtel, que vous lui avez retenu une chambre : vous ne serez donc pas embarrassé pour coucher ; mais la salle à manger est bien encombrée ! Il y a en ce moment, à Barcelonnette, un certain nombre de touristes ; de plus, il vient d’arriver plusieurs officiers chargés d’études topographiques ; vous n’aurez pas vos coudées franches. Si cela peut vous être agréable, joignez-vous à nous. Nous avons arrêté, pour la durée de notre séjour, une petite salle à manger où noua sommes seuls, M. le vérificateur général, mon collègue d’Aix, l’inspecteur des forêts de Barcelonnette et moi. Cela vous va-t-il ?  Comment donc ! répondis-je ; mais vous êtes mille fois aimable et j’accepte votre offre avec le plus grand plaisir.

 

Je passai de la sorte une excellente soirée, ce qui n’est pas à dédaigner dans une ville de 2 200 habitants, où l’on ne connaît âme qui vive. Le lendemain, je me levai de fort bonne heure et, en attendant la voiture qui, commandée la veille, devait venir me prendre à six heures, je visitai la ville. Ce fut vite fait, car, à part la route qui forme sa rue principale , elle ne possède qu’une seconde rue, assez étroite, parallèle à la première, et une modeste place, ornée d’une fontaine que surmonte le buste du député Manuel.

 

D’après ce que j’appris, cette fontaine, qui alimente la petite ville, coule seulement jusqu’à dix heures du matin, après quoi les robinets sont fermés jusqu’au lendemain, pour ménager l’eau que la municipalité ne peut pas prodiguer, parait-il. Le conducteur de ma voiture était un jeune homme d’environ 25 ans, fort dégourdi, ma foi, et doué d’une certaine faconde, quoique Bas-Alpin.

 

Je ne m’en étonnai pas, quand je sus qu’il passait l’hiver à Nice, où il exerçait son métier de cocher. Chemin faisant, il me fournit d’intéressants renseignements sur Barcelonnette ou plutôt sur ses environs. La ville n’est en effet qu’un gros village n’offrant rien de curieux ; mais, dès qu’on en est sorti, en se dirigeant vers le midi, le paysage qu’on a sous les yeux est réellement ravissant. La vallée, très étroite jusqu’alors, s’élargit considérablement pour ne se resserrer que beaucoup plus loin, et dans la verdure, au milieu d’arbres vigoureux, s’élèvent, ça et là, un grand nombre de coquettes villas et de petits châteaux bâtis par des «américains».

 

Les habitants du pays désignent ainsi les Bas-Alpins qui, après avoir fait fortune au Mexique, reviennent dans leur département d’origine, achètent une propriété et y font bâtir, qui une villa, qui un château. Les Basques et les Béarnais émigrent à Montevideo et à Buenos-Ayres ; c’est au Mexique que les Bas-Alpins vont chercher fortune. Ils y sont, dit-on, au nombre de six mille, et beaucoup réussissent, car, la veille de mon arrivée à Barcelonnette, un banquet avait réuni, à l’hôtel de France, plus de quatre-vingts de ces «américains».

 

Où l’on évoque les funestes conséquences de la politiques des nationalités

 

D’après l’itinéraire que M. Parisot m’avait tracé, je devais aller d’abord vérifier la brigade de La Condamine, résidence du capitaine, puis déjeuner à Saint-Paul et, dans l’après-midi, me faire porter à Serennes, pour rentrer à St Paul jusqu’au lendemain matin.

Je m’y conformai de point en point. A La Condamine, je ne trouvai pas le capitaine, M. Weber : il était en tournée. Après avoir visé les registres du poste et posé quelques questions aux hommes de repos, je me dirigeai sur St-Paul, non sans avoir remarqué qu’en me rapprochant de l’Italie, je rencontrais des chasseurs à pied dans presque tous les villages et percevais de toutes parts des sonneries de clairons.

 

La frontière paraissait bien gardée ! St Paul est un chef lieu de canton, qui compte environ 200 habitants. Les maisons, agrippées au flanc d’un contrefort, dominent une vallée extrêmement fertile, dont les habitants sont très fiers. Lorsque nous arrivâmes à quelques centaines de mètres du village, nous entendîmes les flonflons d’une fanfare de chasseurs ; puis, armé de ma lorgnette, j’aperçus des drapeaux arborés aux maisons et des sapins plantés sur la place minuscule où se tenait la musique militaire.

 

Mon cocher s’écria alors, tout joyeux : «Je parie que’ c’est le gouverneur de Lyon» c’était, bien lui. L’auberge où je devais prendre gîte, l’unique d’ailleurs du village, était précisément située sur cette petite place. Je descendis de voiture et m’apprêtais à y entrer, quand un des officiers de chasseurs à pied qui, assis sur un banc, s’étaient levés à mon approche (j’étais en uniforme) m’adressa la parole pour m’informer que le gouverneur déjeunait en ce moment.

 

Je crus, à tort sans doute, qu’il ne m’en avertissait que pour m’empêcher d’entrer dans une salle où le généralissime de l’armée des Alpes était attablé. Aussi lui répondis-je, moitié figue, moitié raisin, que je tenais également à déjeuner. Il s’inclina un peu interloqué. En entrant dans la salle à manger, j’aperçus assis autour d’une table le baron Berge, un chef de bataillon de chasseurs, trois ou quatre capitaines de la même arme et l’officier d’ordonnance avec qui je m’étais entretenu à Lyon et qui parut me reconnaître.

 

Je saluai, commandai mon repas et allai me placer à une table écartée. J’avais à peine expédié le premier plat que je vis le baron Berge, dont le déjeuner avait pris fin, se lever et venir vers moi. Debout, il avait grand air. Figure énergique, d’une taille élevée et encore svelte, il portait avec aisance le dolman de petite tenue, sur lequel brillait la plaque de grand officier de la Légion d’Honneur. Tout en sa personne révélait le grand chef à qui était confiée la défense des Alpes.

Vous êtes en tournée d’inspection, Monsieur le Directeur ? me demanda-t-il sur un ton des plus affables.

Oui, Monsieur le Gouverneur. Et j’ajoutai, en souriant : Mais c’est surtout à cause de vous que je suis venu dans les Alpes.

Comment ça ?

Mon administration m’a chargé d’examiner sur les lieux s’il est possible, comme vous l’avez demandé à M. le Ministre de la Guerre, de transférer au village de Montgenèvre la brigade des douanes de La Vachette. Je partirai à cet effet pour Briançon, dès que j’en aurai fini avec les postes des Basses-Alpes.

Eh bien, Monsieur le Directeur, examinez, je vous prie, la question avec tout l’intérêt qu’elle me parait comporter. Je tiens beaucoup, mais beaucoup, à ce que vos douaniers habitent le village même de Montgenèvre.

Mais, Monsieur le Gouverneur, bien que résidant à La Vachette, ils font absolument, à la frontière, le même service que s’ils habitaient Montgenèvre.

Je sais, mais il y a autre chose. Je n’ai pas à vous cacher qu’en raison de nos rapports assez délicats avec les Italiens, nous avons à combattre l’espionnage qu’ils exercent constamment sur notre frontière. Et bien, les meilleurs auxiliaires que nous puissions avoir pour cette mission délicate… et patriotique sont vos agents, qui, jour et nuit, surveillent notre zone militaire, connaissent tout le monde et peuvent ainsi nous signaler les gens suspects venant étudier nos lignes de défense.

 

Or, en ce qui concerne le col du Mont Genèvre, qu’une armée italienne tenterait certainement d’emprunter dès la déclaration de guerre, non seulement les douaniers, s’ils habitaient le village même, s’intéresseraient plus efficacement aux manœuvres des espions, mais leurs femmes et leurs enfants faciliteraient beaucoup leur tâche, en leur faisant part de tout ce qu’eux-mêmes auraient remarqué d’insolite dans les allures des passants étrangers au pays. Je vous serais très reconnaissant d’envisager la question à ce point de vue.

 

Je le lui promis et me rassis. Mais je n’avait pas achevé mon déjeuner, qu’il rentra dans la salle pour me faire une dernière recommandation. Je remarquai qu’il était, quant au costume, complètement transformé : il avait échangé son képi brodé de général commandant un corps d’armée contre le béret des chasseurs alpins et endossé, à la place de son dolman, un burnous blanc avec capuchon. Il portait des culottes également blanches dont le bas était serré dans des houseaux de toile.

 

Je viens vous serrer la main avant de partir, me dit-il gracieusement, et vous remercier d’avance de ce que vous ferez pour Montgenèvre. J’en suis profondément touché, Monsieur le Gouverneur, veuillez bien le croire… Mais excusez mon indiscrétion : j’avais cru tout à l’heure que vous étiez chaussé de bottes, et je m’aperçois que ce sont des houseaux. N’allez-vous pas monter à cheval ? .

A cheval, dans les montagnes ? Jamais. C’est à pied qu’on voit bien les hommes, les choses, qu’on peut se rendre compte de tout, et nous en avons besoin, vous devez vous l’imaginer ! Pauvre pays. Combien pendant plus de cinquante ans, il a été délaissé ! Tenez, je suis venu, pour la première fois, dans cette région, il y a quatorze ans, pour me familiariser avec la frontière. J’étais alors général de brigade d’artillerie. Un jour, je reçus une délégation composée de conseillers généraux, de conseillers d’arrondissement, de maires et de notables habitants. Ces braves gens venaient me remercier de l’intérêt que je leur paraissais porter à leur pays, et m’apprirent incidemment que j’étais le premier officier général qui, depuis 1814, fût venu officiellement dans ces parages !…

 

Quelques jours après, j’aurais pu répondre au baron Berge que les choses avaient bien changé, car je le rencontrais dans le Queyras – à pied toujours – accompagné de trois généraux et de plusieurs officiers supérieurs. Mais il convient de retenir cette particularité que, depuis 1814, les habitants de la frontière qui sépare l’Italie des départements des Hautes et Basses-Alpes n’avaient pas vu un officier général.

 

Elle permet d’apprécier les résultats néfastes de la politique extérieure du fantoche qu’était Napoléon III. Pendant cinquante ans, l’Italie, divisée en sept Etats se jalousant les uns les autres, était pour nous, une quantité négligeable : elle ne comptait même pas et, de ce côté-là, la France pouvait – qu’on me pardonne cette expression triviale – dormir sur les deux oreilles. Avec son principe absurde du groupement des nationalités, qui nous a valu les désastres de l’année terrible et la perte de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine, Napoléon III a réussi à faire un tout homogène des sept Etats auxquels je viens de faire allusion et ce «tout» est, depuis vingt ans et plus, une menace perpétuelle pour notre patrie.

 

Il a fallu, par crainte d’une guerre avec l’Italie, soutenue par l’Allemagne et l’Autriche, hérisser notre paisible frontière des Alpes de forts, de redoutes et de canons, sans compter qu’en cas de conflit, il serait nécessaire d’y immobiliser une armée de 200 000 hommes peut-être !… Et tout le monde sait que, tant qu’il a été premier ministre du roi Humbert, le napolitain Crispi, l’ancien ami et complice d’Orsini, a recherché toutes les occasions de nous exaspérer, dans l’espoir que nous finirions par déclarer la guerre à notre «sœur latine». La France n’est pas tombée dans le piège, mais que de couleuvres il lui a fallu avaler !…

 

J’ai vécu, pendant sept ans, dans le voisinage immédiat de l’Italie et j’ai dû souvent signaler des incidents de frontière qui, en d’autres temps, auraient mis le feu aux poudres. Tantôt c’étaient des incursions «voulues» des troupes italiennes sur notre territoire, tantôt des arrestations arbitraires sur le sol italien, comme celle d’un sous-brigadier de Montgenèvre, qui étant allé, en costume civil, voir sa sœur malade à Clavières, fut signalé au brigadier de gendarmerie italien en résidence dans cette localité par un vétérinaire qui, lui, venait, toutes les semaines, à Briançon. Je m’en plaignis et demandai à l’administration l’autorisation de faire arrêter ce vétérinaire la prochaine fois qu’il passerait par le col du Mont Genèvre et de l’expulser immédiatement. Ma proposition ne fut pas accueillie, mais notre Ministre des Affaires Etrangères signala au gouvernement italien le procédé dont on avait usé à l’égard de notre sous-brigadier. Il fut répondu qu’après enquête, le brigadier de gendarmerie avait été déplacé. Seulement on s’abstint d’ajouter «avec un galon de plus».

 

Une autre fois, des jeunes gens italiens, formant une bande nombreuse et compacte, arrivèrent à Modane, drapeau en tête, poussèrent route jusqu’à Saint Michel de Maurienne et là épouvantèrent la population par leurs chants gallophobes, leurs cris, leurs menaces et le tapage infernal auquel ils se livrèrent pendant plusieurs heures. La gendarmerie n’osa pas en arrêter un seul. Et combien d’autres faits de l’espèce pourrais-je rappeler ! La gare de Modane est, on le sait, une gare internationale, comme celle de Vintimiglia en Italie.

 

La douane française et la douane italienne en occupent chacune une aile. Eh bien, on pouvait facilement reconnaître, à l’attitude des employés italiens, la cote de la France sur l’échiquier politique de l’Europe : arrogants et grincheux quand nos actions étaient en baisse ; souples et obséquieux quand elles montaient. Voilà la reconnaissance des peuples et des rois !

 

Une résidence déshéritée : Larche

 

Dans l’après-midi du 19 juillet, je me fis porter à Serennes et revins coucher à St-Paul. Pour donner une idée de la difficulté du parcours dans cette région des Alpes, il me suffira de mentionner un petit incident qui nous arriva à notre retour. A un tournant, nous nous trouvâmes «naseaux à naseaux» avec une femme à califourçhon sur une mule. Impossible de passer.

 

Or, la route, creusée dans le rocher, longeait une haute muraille à pic et, de l’autre côté, surplombait – sans garde-fou, naturellement- un précipice d’une centaine de mètres de profondeur.

Comment faire ? La femme, dont la mule avait le pied plus sûr que notre cheval se dévoua : elle fit reculer sa bête jusqu’à une anfractuosité du rocher qui lui permit de nous laisser l’espace nécessaire pour franchir ce passage dangereux. Le lendemain matin, arriva M. Weber, capitaine à La Condamine que je ne connaissais pas encore. Originaire de l’Alsace et fils d’un ancien préposé des pays annexés, il s’était formé lui-même .

 

Il représentait bien et faisait honneur à ses galons. Nommé quelque temps après dans la direction de Valenciennes, il y fut décoré et y mourut relativement jeune. Jusqu’à sa mort, il m’écrivit régulièrement chaque année, je l’ai beaucoup regretté. Après avoir déjeuné ensemble à St-Paul, nous partîmes pour Larche, résidence d’un receveur, d’un commis, d’un lieutenant et d’une assez forte brigade.

Le village de Larche, qui compte à peine 150 habitants, est situé à 1 697 mètres d’altitude et à environ 5 kilomètres de l’extrême frontière. Encaissé entre deux hautes montagnes qui forment un véritable couloir, où s’engouffrent fréquemment des vents très violents, n’offrant aucune ressource matérielle, ne possédant qu’une mauvaise auberge et bloqué, une partie de l’année, par l’amoncellement des neiges, il jouit d’une triste réputation auprès des voyageurs qui osent s’y aventurer et l’appellent «le terrible pays de Larche».

 

Les montagnes environnantes étant presque complètement déboisées, la houille est à peu près le seul combustible dont les habitants puissent se servir. Ils la font venir par chemin de fer jusqu’à Prunières, au prix de 4 francs les 100 kilos. Aussi en consomme-t-on le moins possible, malgré la rigueur de la température, qui, année moyenne, descend à 24 degrés au-dessous de zéro.

 

On verra plus loin, par le récit d’une aventure lamentable arrivée au receveur des douanes qui fut nommé à Larche quelque temps après mon passage, dans quelles conditions d’existence se trouvent les habitants de ce village, si déshérité à tous les points de vue. En 1890, le receveur s’appelait Signoret et passait pour être un des plus gros propriétaires du canton de St-Paul, dont il était originaire. Je causai longuement avec lui du pays qui l’avait vu naître, et je ne sais comment, il en vint à me proposer de me faire élire aux prochaines élections, conseiller général du canton. Je ne fis d’abord qu’en rire ; mais il était très sérieux et insista pour obtenir mon consentement, se faisant fort de réussir haut la main, sans que je fasse une seule démarche auprès des électeurs.

 

Comme il n’est jamais entré dans mes goûts d’accepter des fonctions électives et que je n’avais en outre nulle envie d’être obligé de me rendre tous les ans à Digne, je déclinai formellement la proposition. M. Signoret ne tarda pas d’ailleurs à se fatiguer de son séjour à Larche.

Il demanda et obtint, le 1er avril 1892, son changement pour Marseille. Je rentrai, ce soir-là, à Barcelonnette, où je retrouvai avec plaisir mon ami M. Phal et ses aimables commensaux.

 

Malheureuse aventure d’un brave receveur et coquineries d’un commis des douanes

 

J’ouvre ici une longue parenthèse pour raconter l’aventure arrivée au successeur de M. Signoret. Je l’ai qualifiée de lamentable ; cette expression n’est pas trop forte ; le lecteur va pouvoir en juger.

M. Pichot – tel était le nom du nouveau receveur – avait débuté comme préposé dans le service actif, au Sénégal. Promu sur place sous- brigadier, il fut bientôt nommé commis dans le service des bureaux, et ce fut en cette qualité qu’il obtint par la suite d’être versé dans les douanes métropolitaines. Il se trouvait dans la direction de Valenciennes, quand le bureau de Larche devint vacant.

Tous les employés à qui on l’offrit l’ayant refusé, l’administration fit demander, en dernier ressort, à M. Pichot s’il consentirait à prendre, avec avancement, la succession de M. Signoret. Il était célibataire et ignorait absolument ce qu’était la résidence qu’on lui proposait : il accepta.

 

Du reste, comme je l’appris ensuite, il avait des goûts excessivement simples et avait déjà fait de larges économies, malgré les faibles traitements qu’il avait eu jusqu’alors : un avancement de 300 francs l’avait tenté. Il s’installa à Larche, le plus sommairement possible. La pièce où il couchait avait pour tout mobilier un matelas posé sur le plancher, une malle où il renfermait son linge, deux chaises et une corde tendue d’un côté à l’autre, sur laquelle il étendait ses vêtements.

C’était d’une simplicité digne d’un anachorète. Bon employé au demeurant et d’une conduite privée à l’abri de tout reproche. Mais, hélas ! il n’est si bon cheval qui ne bronche !…

 

A la fin de l’hiver de 1895 (exactement le 4 mars), il pria, un jour, à dîner le receveur des Postes et un lieutenant d’infanterie détaché dans un fort voisin. Une fois lancé, il mit une sourdine à ses principes d’économie, et ces trois messieurs vidèrent, parait-il, force flacons de vin vieux ou soi-disant tel.

Bref, quand ils se séparèrent, vers minuit, ils étaient un peu dans les vignes du Seigneur. Le receveur des Postes et l’officier rentrèrent sagement chez eux et M. Pichot s’apprétait à en faire autant, quand la fatalité voulut qu’il remarquât que l’auberge située en face du bureau des douanes était éclairée et que plusieurs consommateurs s’y trouvaient.

 

Il ne sut pas résister à la tentation et entra. Les consommateurs étaient cinq ou six douaniers garçons, faisant partie de la brigade locale, à l’exception d’un seul qui appartenait à celle de La Condamine. Le receveur, qu’en raison de son origine ils considéraient un peu comme un des leurs, fut accueilli avec force acclamations. On lui offrit à boire, il voulut rendre la politesse et, de politesse en politesse, il acheva de se griser.

 

Ordinairement très sobre, une sorte de folie s’empara alors de lui. Il se mit à discourir, se vantant des économies qu’il avait amassées, et comme les préposés ne semblaient pas y croire, il étala sur la table un portefeuille renfermant 1 500 francs en billets de banque et un récépissé de la Société Générale constatant le dépôt fait par lui de 48 000 francs.

 

Puis, après avoir remis le portefeuille dans une poche intérieure de son paletot, il entonna à tue-tête une chanson qu’il avait apprise des nègres du Sénégal et voulut, en même-temps, danser une «bamboula» de son invention. Soudain on le vit trébucher et tomber lourdement sur le plancher : il était ivre mort.

 

Les préposés allèrent l’étendre sur un matelas dans la cuisine de l’aubergiste et s’enfuirent, se sachant en défaut de service.  M. Pichot.fut réveillé dans la matinée par une vive douleur à la jambe. L’aubergiste le fit alors transporter chez lui ; mais il ne reprit complètement ses esprits qu’à 5 heures du soir. Son premier mouvement fut de tâter la poche de son paletot : son portefeuille n’y était plus ! Il voulut se lever ; cela lui fut impossible, sa jambe inerte lui refusant tout service.

 

Le préposé de planton étant allé quérir des gendarmes, ceux-ci reçurent la plainte de M. Pichot et procédèrent aussitôt à une enquête ; mais le portefeuille resta introuvable ; et on n’a jamais su par qui il avait été volé. Le pauvre diable ne perdit, il est vrai, que les 1 500 francs qui s’y trouvaient en billets de banque. Quant aux 48 000 francs déposés à la Société Générale, il lui suffit de remplir plus tard les formalités voulues pour en obtenir le remboursement.

 

Pour le moment, il s’agissait d’appeler immédiatement un médecin auprès de lui. Le lieutenant de Larche télégraphia en conséquence au médecin des douanes, qui habitait à St-Paul. Mais ce praticien répondit qu’il était tombé récemment un mètre de neige sur la route, que cette neige s’étant ramollie ne permettait l’usage ni d’un traîneau ni d’une voiture, et qu’il lui était par suite impossible de se rendre à Larche.

 

Les préposés, sachant que les soldats du fort voisin mettaient quelquefois à contribution un de leurs camarades qui, avant de partir pour le régiment, était étudiant en médecine, allèrent le prier de venir donner des soins à M. Pichot. Le jeune homme vint en effet, mais ses études en chirurgie étaient si peu avancées qu’il lui fut impossible d’établir un diagnostic. Le lieutenant se décida alors à écrire à l’inspecteur de Briançon, M. Narrat, pour lui faire connaître ce qui s’était passé et lui exposer la situation.

 

M. Narrat était absent de sa résidence et ne put se mettre en route que deux ou trois jours plus tard. Arrivé à Barcelonnette, il constata bien vite que la route de Larche était impraticable, même en traîneau. Mais doué d’une rare énergie, il alla trouver son collègue des Forêts et l’agent-voyer de l’arrondissement, qui confièrent à des gardes et à des cantonniers le soin de lui frayer un sentier dans la neige.

 

Il partit, précédé par cette équipe d’un nouveau genre, et ayant souvent de la neige jusqu’au ventre, il franchit sans trop de fatigue la distance considérable qui sépare Barcelonnette de Larche. Là, il fit fabriquer un brancard sur lequel on plaça M. Pichot et, forestiers, cantonniers et douaniers transportèrent, en se relayant, le malheureux receveur à l’hôpital de Barcelonnette, où les médecins reconnurent qu’il avait une double fracture de la jambe.

 

Grâce au froid qui sévissait à Larche, la gangrène ne s’y était pas mise, quoique huit jours se fussent écoulés depuis l’accident. M. Pichot resta quatre mois en traitement à l’hôpital. Il en sortit guéri, mais avec une claudication assez prononcée. En rendant compte des faits à l’administration, j’avais demandé pour lui un congé de maladie. Ce congé lui avait été accordé, bien entendu, mais avec retenue de la moitié de son traitement pendant «toute la durée» de son séjour à l’hôpital.

 

C’était excessif. Quand il fut en état de reprendre son service, j’adressai à l’administration un second rapport pour l’en informer d’abord, puis pour proposer le déplacement de ce receveur, dont le maintien à Larche comme chef de service me paraissait difficile, en raison du scandale qui s’était produit. Mais j’eus soin d’expliquer qu’à mon avis, la punition qu’il avait encourue devait se borner à un changement de résidence.

 

Je fis ressortir à cet effet que M. Pichot avait mené jusqu’alors une conduite très régulière et qu’on en trouvait la preuve dans ce fait qu’il avait su économiser sur son traitement au moins 49 500 francs, ce qui lui eût été évidemment impossible s’il avait fréquenté les cabarets et les cafés.

 

J’ajoutai qu’il avait été déjà gravement puni de son incartade du 4 mars ; en premier lieu, par la perte des 1 500 francs qui lui avaient été volés ; puis par la retenue de la moitié de son traitement pendant quatre mois, alors que la loi de 1853 permettait de lui accorder un congé de trois mois à solde entière et le quatrième mois seulement à demi-solde ; enfin par l’infirmité qu’il avait contractée.

 

Rien n’y fit. L’administration décida qu’il serait envoyé en sous-ordre à Gex, et que son traitement serait abaissé de 2 500 à 2 200 francs. Cette fois, c’était plus qu’excessif ! D’où provenait donc cette sévérité insolite d’une administration qui avait fait si souvent preuve d’une indulgence injustifiable pour des fautes autrement graves, quelquefois même pour des actes entachant l’honneur des employés qui s’en étaient rendus coupables ?

On prétendit alors que la mesure avait été inspirée par le chef du bureau compétent, lequel avait pris M. Pichot en grippe, depuis que ce receveur avait faillit faire révoquer un sieur X…, commis sous ses ordres, qu’il accusait de prévarication. Dieu sait cependant – et avec lui tous les employés de la douane de la Savoie – si le personnage était digne de commisération !

 

Révoqué, en 1882, dans la direction de Lille, pour s’être embarqué sans billet dans un train de chemin de fer et s’être caché, à la descente, dans les cabinets d’aisance, il avait été réintégré, le 1er février 1890, dans la direction de Chambéry, grâce à l’intervention du même chef de bureau, qui avait connu ses parents, notamment sa mère et sa grand-mère, celle-ci veuve d’un capitaine de douane.

 

C’était l’être le plus inconscient qu’on pût imaginer : intelligent certes, mais sans moralité, vaniteux à l’excès et n’employant son intelligence qu’à faire des dupes ; à ce point qu’à Chambéry, où il a été commis pendant deux ans, je ne pouvais pas entrer dans un magasin quelconque sans que le marchand ne se plaignit à moi des indélicatesses, pour ne pas dire des friponneries commises à son préjudice par le sieur X…

 

Comme il était criblé de dettes et qu’il craignait de ne pas obtenir d’avancement tant qu’elles ne seraient pas liquidées, il eut le cynisme de demander à sa mère et à sa grand-mère, toutes deux veuves et aveugles, de lui prêter une somme de six mille francs placée chez un notaire, leur promettant de se libérer par acomptes mensuels de 60 francs.

 

Ces deux pauvres femmes, qui, en dehors de la faible pension de la grand-mère (500 francs), vivaient péniblement du revenu de cette somme et de la location d’une partie de la maison qu’elles habitaient, eurent la faiblesse, malgré les avertissements du notaire qui connaissait le bonhomme, de la lui faire envoyer en un chèque sur la Banque de France.

 

Pour se rendre à la Banque, distante de quatre à cinq cents mètres, il prit un landau à deux chevaux, dont il fit replier les soufflets afin de bien se pavaner aux yeux de la population et entra ensuite dans divers magasins, où il paya des dettes criardes en disant : «Tenez, vous m’avez refusé tout crédit ; voyez cependant ces six mille francs, eh bien, c’est la rente semestrielle que me fait ma famille» ! Bien entendu, il ne s’acquitta jamais de la promesse faite à sa mère et à sa grand-mère.

 

Je me trompe : le premier mois, il leur fit parvenir trente francs, et ce fut fini ! Mais en revanche ; il s’empressa d’acheter à sa jeune femme un manteau de fourrure 800 francs. Quand il fut nommé à Modane, avec avancement, il avait déjà dévoré les six mille francs.

 

Aussi recommença-t-il son genre de vie. Un trait suffira à la dépeindre. Un jour, n’ayant pas de quoi manger, il emprunte 5 francs au receveur et va sur-le-champ acheter pour 35 sous de journaux ! A la suite d’un grave relâchement dans le service, je fis déplacer d’un seul coup, pour les envoyer dans les plus mauvais postes de la direction, quatre commis de Modane. M. X…, qui était du nombre fut nommé à Larche.

 

Bientôt les plaintes affluèrent à la direction. Il avait fait imprimer sur du papier à lettres grand format les mots : «Administration des Douanes – Bureau de Larche» et s’en servait pour commander au loin des marchandises, du vin principalement , qu’il revendait aussitôt à vil prix, se gardant bien, naturellement, de payer ensuite les traites qui lui étaient présentées.

 

Certain jour, en rentrant de congé par Paris, il acheta à crédit un appareil photographique du prix de 300 francs, qu’il s’empressa, à son arrivée à Larche, de vendre à un officier pour 120 francs, et ne répondit pas au marchand qui lui en réclamait le montant.

 

Mais celui-ci alla se plaindre à l’administration et, exaspéré, y fit du bruit. L’administration mit M. X… en demeure de payer à la fin du mois, s’il ne voulait pas être révoqué : il paya.

 

Mais, comme je l’écrivis ensuite à l’administration, pourquoi cette partialité en faveur d’un marchand de Paris, alors que, dix fois j’avais référé inutilement de plaintes semblables ? Ah ! c’est que «l’amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux». Je ne veux pas nommer ce grand homme, parce que c’est un vieux camarade à moi, mais il doit reconnaitre aujourd’hui qu’il a singulièrement abusé, en faveur de son indigne protégé, de l’influence que lui donnaient ses fonctions de chef de bureau.

 

Ce fut alors que le receveur de Larche acquit la conviction que son commis, qui était chargé de la vérification des marchandises, s’entendait avec un importateur de comestibles pour frauder le Trésor. Mais il s’y prit bien maladroitement pour en faire la preuve. Le marchand arrivait d’Italie et déclarait verbalement 1 500 kilos. de fruits par exemple, alors qu’il en transportait réellement 2 000. M. X… en reconnaissait, d’après son certificat de visite, 1 480 ou 1 520 et le tour était joué.

 

Avec un peu de réflexion, le receveur n’aurait dû effectuer une contre-visite qu’après que son commis aurait revêtu le permis du résultat de sa vérification. Pas du tout.

 

Lorsque M. Pichot chercha à le prendre en défaut, dans sa hâte il procéda à cette opération avant de lui demander le permis, qui d’ailleurs était encore en blanc. Il trouva bien 2 000 kilos., mais M. X… ne manqua pas de prétendre que son intention était d’inscrire cette quantité sur le permis et que, s’il ne l’avait pas encore fait, c’est qu’il en avait été distrait par une autre opération. C’était invraisemblable, mais comment lui prouver qu’il mentait ? Il n’y avait qu’à passer outre. Ainsi en décida l ‘administration .

 

Pour ne pas prolonger outre mesure le récit de toutes les indélicatesses de ce triste garçon, je termine par l’incident qui marqua la fin de sa carrière administrative. J’avais, plusieurs fois, proposé à l’administration de le révoquer, ou tout au moins de lui assigner un poste dans une autre direction : «Jusqu’à ce jour, avais-je ajouté en dernier lieu, j’ai reçu 110 réclamations contre M. X… et écrit 90 lettres à ce sujet ; j’en ai assez. A défaut de révocation, je demande à passer la main à un autre de mes collègues».

 

Mais l’administration avait toujours fait la sourde oreille, quand une pauvre veuve de Chambéry se présenta à la direction. D’après ce qu’elle m’expliqua, il y avait deux ans que sa fille était domestique chez M. X…, qui l’avait engagée, à Chambéry même, à l’âge de 16 ou 17 ans, et l’avait emmenée successivement à Modane et à Larche. Les nouvelles qu’elle en recevait étaient déplorables.

 

Mal nourrie, mal vêtue, surchargée de travail, sa fille n’avait pas, depuis deux ans, touché mi sou de ses gages, et quand elle réclamait un peu d’argent, le mari et la femme la battaient outrageusement. Pendant l’hiver de cette année là, Mme X… ayant accouché, à Larche, d’une seconde fille, M. X… avait demandé un congé de 80 jours et était parti pour le département du Nord avec sa femme et son premier enfant, laissant le second, âgé d’un mois seulement, aux soins de la jeune bonne, à qui il avait remis la somme de «huit francs» pour sa nourriture, le lait de l’enfant et le charbon, car son bûcher était complètement épuisé, et le thermomètre marquait 20 degrés au-dessous de zéro.

 

Et, chose incompréhensible, l’enfant n’était pas mort, il vivait encore et se portait bien …

 

Je savais, en outre, qu’au moment de partir, M. X…, toujours vantard, avait donné à quelques préposés que son protecteur de l’administration lui ferait obtenir une prolongation de congé. En effet vingt ou vingt cinq jours après, je reçus de lui une lettre par laquelle il m’annonçait que l’état de sa femme ne leur permettait pas de rentrer à Larche, à l’expiration de son congé, et me priait de le lui faire prolonger.

 

Je me gardai bien d’en référer à l’administration et lui télégraphiai aussitôt : «Je vous refuse une prolongation quel conque : Vous reprendrez votre service tel jour, si vous ne voulez pas être considéré comme démissionnaire». Il rentra à l’heure dite.

 

Il importait de faire revenir chez sa mère la malheureuse domestique ; mais elles n’avaient ni l’une ni l’autre l’argent nécessaire pour ce long voyage. Je promis néanmoins à la mère qu’elle verrait bientôt sa fille et lui dis de me l’envoyer, quand elle arriverait à Chambéry. Je désirais en effet avoir des renseignements précis sur l’attitude à son égard du commis de Larche.

 

J’écrivis alors au receveur pour le prier d’avancer 30 francs à la bonne de M. X…, et de les retenir, à la fin du mois, sur les appointements de cet employé. Si celui-ci n’acceptait pas cet arrangement, M. Pichot devrait le prévenir que je le suspendais immédiatement de ses fonctions.

 

En aurais-je le droit ? Cela m’importait peu. La jeune fille arriva quelques jours après, mais en quel état ! presque déguenillée, vêtue d’une vieille robe d’indienne (elle n’en avait pas d’autre), sans chapeau, n’ayant aux pieds que de mauvaises savates et comme bouquet, enceinte de quatre ou cinq mois … !

 

Elle me raconta, en pleurant, qu’au moment de son départ, Mme X…, furieuse, lui avait arraché son chapeau pour le jeter au feu, et que le mari lui avait fait signer un compte d’après lequel elle donnait quittance de ses gages de deux années et reconnaissait devoir à son maitre une somme de 20 francs. Comment cela ? Oh, c’était bien simple !

 

M. X…, avait fourni à sa bonne des tabliers blancs, ci 10 francs pour chacun ; il l’accusait d’avoir égaré un couvert en argent, ci 42 francs, elle avait, cassé tant d’assiettes, tant de bouteilles, ci 20 francs.

 

Ainsi de suite. Mais la grossesse ? Soupçonnant M. X…, de cette dernière infamie, je voulus en avoir le cœur net. Non, il ne l’avait pas commise personnellement, mais il en avait singulièrement favorisé l’accomplissement. A tout moment, il faisait venir chez lui des préposés – des garçons – pour mettre du vin en bouteilles avec la bonne, pour scier du bois, laver des planchers, nettoyer sa maison – toujours avec la bonne – , de sorte que ces jeunes gens avaient chez lui leurs grandes et petites entrées, d’autant plus que cela ne lui coûtait rien.

 

Naturellement ils en abusèrent … tous ! Et la pauvre fille ne pouvait même pas désigner le père de l’enfant qui était à naître ! La mesure était comble, archi-comble.

 

Je proposai de nouveau la révocation de M. X… L’administration se contenta de le licencier à compter du 30 septembre 1895. Il quitta Larche la nuit, sans tambour ni trompette, se dirigeant vers l’Italie. Je n’en entendis plus parler.

 

Où l’on ne badine pas avec la discipline

 

L’aventure du malheureux receveur de Larche devait avoir des suites assez fâcheuses pour le capitaine, le brigadier et un préposé de La Condamine. Après avoir fait transporter M. Pichot à Barcelonnette, l’inspecteur de Briançon procéda à une enquête sur le rôle que ses agents du service actif avaient joué dans la nuit du 4 mars. Il importait notamment de savoir comment et en vertu de quelle autorisation un préposé de La Condamine, mettons le sieur Bernard, avait passé cette nuit-là à Larche.

 

M. Varrat se rendit donc à la résidence du capitaine et constata, au vu du registre de travail, que le préposé Bernard avait été commandé pour tenir embuscade, pendant toute la nuit, avec le brigadier chef de poste, et qu’il avait signé la mention «Exécuté conforme». Seulement le sous-officier avait mis, postérieurement, au dessous du nom de «Bernard» cette rectification : «Je dis Lavignole», et la signature de Bernard avait été biffée pour faire place à celle de Lavignole.

 

De toute évidence, le brigadier avait appris ce qui s’était passé à Larche et, redoutant avec raison la vérification de l’inspecteur, n’avait pas craint de commettre ce faux, avec l’approbation tacite du capitaine, qui savait pertinemment à quoi s’en tenir.

 

Néanmoins, le chef de poste et Lavignole affirmèrent, l’un et l’autre, à l’inspecteur, avoir tenu embuscade ensemble dans la nuit du 4 mars, et le capitaine abonda dans leur sens. M. Varrat était persuadé qu’ils mentaient tous les trois ; mais, n’ayant pu obtenir des aveux, il ne crut pas devoir, m’expliqua-t-il dans son rapport, proposer contre eux une punition quelconque.

 

Un heureux hasard me servit dans la circonstance. Je dis «heureux», parce qu’il eût été vraiment regrettable que les coupables échappassent d’une façon aussi éhontée à la répression qu’ils avaient encourue. Quelques mois auparavant, un sergent d’infanterie en garnison à Bourg St Maurice (Savoie) s’était présenté à la direction et, libéré de la veille, avait sollicité un emploi de préposé.

Le recrutement étant en ce moment très encombré, je lui avais fait connaître qu’il ne m’était pas possible d’accueillir sa demande. Comme il insistait, je lui avais répondu : – Je veux bien vous inscrire au registre de candidature, en raison du grade que vous avez obtenu au régiment et des bonnes notes consignées sur votre livret ; mais je ne dois pas vous dissimuler que votre nomination se fera probablement attendre longtemps.

 

Je ne puis donc que vous engager à rentrer dans vos foyers et à y chercher une occupation quelconque jusqu’à ce qu’il me soit possible de vous appeler.

– C’est que je suis bien loin de chez moi; Monsieur le Directeur !

D’où êtes-vous donc ?

Du département des Landes ; mais mes parents habitent depuis plusieurs années dans la Gironcle , à La Teste.

– Vous connaissez alors telle et telle personne ? – Oh ! oui, et le docteur Sémiac, le docteur Jules Lalesque, M. Delis

– C’est bien, mon garçon, rentrez à La Teste, attendu qu’il m’est absolument impossible de vous caser maintenant ; mais, à titre de compatriote, je vous promets de hâter votre nomination autant que les circonstances le permettront.

 

J’avais tenu ma promesse et ce sergent se nommait Lavignole Je lui écrivis, dès la réception du rapport (le M. Varrat : «Je suis convaincu, dis-je en substance, que votre brigadier et votre capitaine vous ont fait commettre un mensonge, en vous faisant signer le rapport aux lieu et place du préposé Bernard, qui avait lui-même brûlé l’embuscade ; mais, avant de sévir, je tiens, pour l’acquit de ma conscience, à avoir la preuve écrite de leur culpabilité.

 

Je fais donc appel à votre loyauté pour me dire l’entière vérité. Soyez sans crainte, je ne ferai part de votre réponse à personne et, au besoin, je vous assignerai un poste dans une autre inspection». Lavignole confirma pleinement mes impressions. Il avait tout d’abord refusé de se prêter à la supercherie imaginée par le brigadier pour se tirer d’affaire ; mais le capitaine s’en était mêlé et, après 24 heures d’hésitation, il avait signé.

 

Je pouvais donc agir sans crainte de me tromper : je révoquai Bernard et dégradai le brigadier, en lui assignant une autre résidence. Quant au capitaine, je proposai à l’administration de le rayer pendant deux ans du tableau d’avancement, ce qui fut fait.

 

Le receveur aveugle de Pamplinet

 

Je quittai Barcelonnette le 22 juillet à 6 heures du matin, me dirigeant sur Prunières et de là sur Briançon, où je débarquai à 5 heures du soir.

 

L’inspecteur, M. Vautier, et le capitaine M. Guillaume, m’attendaient à la descente du train. Le lendemain, nous partîmes ensemble, en voiture, pour Plampinet, affreux hameau situé, à vol d’oiseau, à environ 13 kilomètres au nord de Briançon, dans une région tourmentée où l’on n’aperçoit que des montagnes dénudées, des rochers et des cailloux roulés par un torrent.

 

Comme il n’est qu’à trois kilomètres de l’extrême frontière et dans la direction du Col de l’Echelle, praticable pour les charrettes, on y a placé un bureau et une brigade, qui n’ont d’ailleurs aucune importance.

A cette époque, le bureau était géré par un receveur-buraliste, un ancien brigadier nommé Peythieu, qui avait deux de ses fils officiers dans la douane, l’un capitaine et le second lieutenant. Le dernier de ses enfants était affecté de claudication et habitait avec lui.

 

Quand notre voiture s’arrêta devant le bureau, M. Peythieu vint me saluer. Je remarquai bien chez lui une allure un peu bizarre, mais je la mis sur le compte de son grand âge. Nous entrâmes, et les registres me furent présentés par son troisième fils, un garçon d’une trentaine d’années. J’allais demander l’explication de ce procédé insolite, quand, en examinant mieux le receveur, je m’aperçus qu’il était aveugle.

 

Renseignements pris, il l’était depuis sept ou huit ans, et son fils, qui avait exercé jusqu’alors la profession de polisseur de pierres fines (industrie assez répandue dans les Alpes), était venu habiter avec lui, autant pour le soigner, car le vieillard était veuf, que pour lui conserver les 800 francs, logement et frais de bureau compris, que comportait l’emploi de receveur-buraliste.

C’était donc ce jeune homme qui, sans titre, procédait aux quelques vérifications qui se présentaient, signait les quittances et tenait les écritures du bureau.

 

Ne pouvant passer sous silence semblable irrégularité, je la signalai à l’administration, qui m’invita à lui adresser des propositions en vue du remplacement de M. Peythieu. Mais ce fut en vain que je fis demander, dans toute la direction, si un brigadier retraité, voire même un sous-brigadier, consentirait à être nommé receveur-buraliste à Plampinet : aucun sous-officier ne voulut accepter d’aller vivre dans ce désert épouvantable.

L’administration n’ayant pas été plus heureuse que moi, je lui proposai de titulariser exceptionnellement le jeune Peythieu, qui en somme était un enfant de la balle, fils d’un ancien brigadier, frère de deux officiers, et qui, depuis huit ans qu’il gérait le bureau, avait donné des preuves suffisantes de sa capacité.

 

Ah ! bien oui, c’était contraire, m’objecta le chef du personnel, mon ami de Tronjolly, «aux principes fondamentaux de l’organisation des douanes». Songez donc, on peut bombarder directeur général, un député, un préfet, le premier politicien venu, mais nommer d’emblée receveur-buraliste un homme qui n’appartient pas déjà à l’administration des douanes, oh ! cela, jamais ! Les dieux s’en voileraient la face.

 

Il fallait cependant trouver quelqu’un qui gérât le bureau de Plampinet. Pour trancher le nœud gordien, l’administration aboutit à cette belle combinaison d’ériger la recette-buraliste en recette ordinaire.

 

Elle put ainsi y envoyer un agent quelconque du service sédentaire, qui fut bien forcé d’accepter la situation. Seulement cela coûta 1200 francs de plus par an. Admirons la beauté des «principes fondamentaux».

 

La vachette ou Montgenevre ? un jugement de Salomon

 

De Plampinet à La Vachette, qui est au nord-est de Briançon, on compte environ 10 kilomètres. Nous les eûmes vite franchis, en raison de la déclivité de la route.

 

Quand nous arrivâmes, les agents de la brigade, commandés par le lieutenant Chartier, étaient réunis devant le corps-de-garde. Comme presque tous avaient appartenu à l’ancienne brigade de Montgenèvre, je leur adressai la parole en ces termes : «Vous connaissez sans aucun doute les nombreuses démarches qui, depuis trois ans, ont été tentées auprès des pouvoirs publics en vue d’obtenir que la brigade de La Vachette soit, à son tour, transférée à Montgenèvre.

 

De l’enquête à laquelle je vais procéder dépendra probablement une décision définitive de la part de l’administration. Je ne sais encore ce que je proposerai ; mais, comme le déplacement de l’ancienne brigade a été autorisé dans votre intérêt personnel, je désire avant tout connaître votre sentiment.

 

Voyons, je vais demander à chacun de vous s’il préfère rester à La Vachette ou aller à Montgenèvre. Je vous donne pour répondre dix minutes de réflexion».

 

Ce laps de temps écoulé, je commençai à interroger les préposés par la gauche. La question était précise : «Quelle résidence préférez- vous? La Vachette ou Montgenèvre ? Et tous répondirent, à tour de rôle : «Montgenèvre, mon directeur».

 

Leur préférence s’expliquait fort bien. Sans doute le climat de La Vachette était beaucoup moins rude que celui de Montgenèvre et le village offrait plus de ressources que leur ancienne résidence. Mais il y avait lieu de considérer qu’à Montgenèvre, quand les préposés allaient prendre le service, ils n’avaient, la plupart du temps, que quelques pas à faire de chez eux sur le terrain, comme aussi, lorsqu’ils descendaient de faction ou d’embuscade, ils trouvaient tout proches leur maison et leur lit.

 

Il en était autrement à La Vachette. Ce village ne se trouvait, il est vrai, qu’à environ trois cents mètres, à vol d’oiseau, du Col du Montgenèvre, où se faisait le service ; mais avec les lacets interminables que décrit la route, cette distance est plus que quintuplée et chacun sait combien, pendant l’hiver, l’ascension d’une montagne est pénible et même périlleuse.

 

D’un autre côté, les inconvénients qu’offraient la résidence de Montgenèvre eussent peut-être été de nature à faire pencher la balance en faveur de La Vachette, si les préposés et sous-officiers de la brigade n’avaient pas été tous des montagnards alpins, habitués dès leur enfance au rude climat de leurs villages, à l’existence solitaire qu’il impose pendant huit mois de l’année et aux privations de toutes sortes qui en résultent.

 

Mais cette considération ne pouvait pas être invoquée pour le receveur et le lieutenant, qui étaient étrangers au pays et dont les femmes et les enfants auraient envisagé avec une frayeur bien justifiée la perspective d’aller vivre à Montgenèvre. C’est ce qui me suggéra l’idée de proposer à l’administration cette cote mal taillée : le receveur serait maintenu à La Vachette, qui resterait également la résidence du lieutenant, et la brigade qu’il y avait lieu d’y conserver pour assurer le service du bureau ne serait plus composée que de huit hommes ; les huit autres agents les plus anciens naturellement, puisque chacun d’eux demandait Montgenèvre formeraient dans cette dernière localité une demi-brigade. On donnerait ainsi une large satisfaction tout à la fois au gouverneur de Lyon et au désideratum de nos agents.

 

Pendant que notre voiture gravissait au pas les flancs abrupts du Montgenèvre, je fis part de mes intentions à l’inspecteur et au capitaine, qui n’y firent aucune objection. En route, nous nous arrêtâmes pendant quelques instants pour contempler un mince filet d’eau qui surgit d’entre les rochers et qui, grossi sur son parcours par une foule de torrents, devient la capricieuse Durance et, captée, va fertiliser les arides environs de Marseille.

 

Nous arrivâmes enfin sur le Col où se trouve le pauvre village de Montgenèvre. Mais, si misérable soit-il, que de souvenirs il rappelle ! C’est par là que des armées françaises, commandées par Charlemagne, Charles VII, Louis XII, François 1er, se sont précipitées sur l’Italie, ce champ de bataille où Français, Espagnols et Autrichiens se sont heurtés tant de fois.

 

Avec un peu d’illusion, il semble qu’au Col du Montgenèvre, la terre tremble encore sous les pas de nos chevaliers bardés de fer, au premier rang desquels brilla le chevalier sans peur et sans reproche, de nos archers revêtus de leurs cottes de maille et de notre vieille infanterie, qui fut si souvent victorieuse.

 

Le village est bâti à l’endroit même où se trouve la ligne du partage des eaux, car déjà l’obélisque quadrangulaire érigé près de la borne frontière est à six mètres d’altitude de moins que l’agglomération des maisons.

 

La plupart d’entre elles affectent la forme de chalets et possèdent un premier étage. Les montagnes qui surplombent le Col sont à peu près dénudées.

 

On n’y aperçoit que de maigres sapins et quelques mélèzes, encore bien clairsemés. Au loin se dessignent les grasses plaines de l’Italie.

 

Nous étions en plein mois de juillet, c’est-à-dire à l’époque la plus favorable de l’année pour les montagnes. N’importe, je me figurais sans peine ce que ce village devait être, lorsque, pendant six mois au moins, il est presque enseveli sous la neige.

 

C’est à Montgenèvre que les habitants, bloqués dans leurs maisons, sont dans l’impossibilité d’enterrer celui d’entre eux qui vient à mourir. La terre étant en effet gelée jusqu’à deux ou trois mètres de profondeur, on ne peut y creuser une fosse. On transporte alors le cadavre au grenier et ce n’est qu’au printemps que l’inhumation a lieu.

 

Mon premier soin fut de me rendre chez le Maire, pour le prier de me montrer les logements que pourraient reprendre les préposés de La Vachette, si. comme je l’en prévins, l’administration consentait à placer à Montgenèvre une demi-brigade de huit hommes.

Quels logements, grand Dieu ! Au rez-de-chaussée l’étable où on parque les bestiaux pendant l’hiver ; au premier étage, de véritables galetas. Mais ils n’étaient ni plus ni moins minables que trois ans auparavant : le froid conserve !

 

Et puisque nos agents s’en étaient toujours contentés et paraissaient disposés à s’en contenter encore, il n’y avait rien à dire. Dans une de ces maisons, j’aperçus sur une table un bloc d’une couleur grisâtre, que je pris pour une énorme pierre. Je demandais à la maitresse du logis ce que c’était : «C’est du pain, me répondit-elle, mais du pain frais : il n’a que trois mois».

 

J’appris alors que, dans beaucoup de villages des montagnes, on ne fait le pain que deux fois par an. Il se conserve bien, mais devient tellement dur qu’il faut la hache pour le couper, après quoi on le fait tremper pour pouvoir le manger.

 

Ce n’est pas dans ces régions que nos bons socialistes trouveront des arguments pour obtenir la suppression du travail de nuit dans les boulangeries !

 

Il allait être midi et nous étions encore à jeun. Nous remontâmes en voiture et revînmes sur nos pas jusqu’à La Vachette, où, avant de partir, j’avais commandé notre déjeuner à l’unique auberge du lieu.

Notre hôtesse avait fait de son mieux, à en juger par le nombre des plats qu’elle nous servit ; mais quant à moi, je restai à peu près sur ma faim.

 

Quoique, à cette époque, j’eusse d’excellentes dents, je ne pus venir à bout de la viande de mouton qui, sous différentes formes, composa presque tout le menu : le couteau même se refusait à l’entamer tellement elle était coriace ! Le capitaine Guillaume seul parvint à en mastiquer quelques morceaux : le gaillard devait avoir des dents de requin. Le reste fut à l’avenant, les petits pois de la fin, par exemple, gros comme des balles de pistolets.

 

En fait de dessert, on nous apporta un panier de noisettes et, pour les casser, des verres sans pied, avec le fond desquels nous les écrasâmes sur la table. Le vin n’étant pas buvable, je demandai si on n’en avait pas de meilleur. «Du vin cacheté ? s’empressa de dire l’hôtesse, oh ! oui, monsieur, vous allez voir» !

 

Et elle revint, quelques instants après, portant avec beaucoup de précautions une bouteille qui était effectivement cachetée, mais ne contenait qu’un petit vin aigrelet de Beaujolais. C’était le «nec plus ultra» de La Vachette.

 

Nous étions loin, on le voit, des excellents hôtels qu’on trouve à toutes les altitudes en parcourant la Suisse. Dans la matinée du lendemain 3 juillet, je passai en revue la brigade de Briançon et me rendis chez le sous-préfet, que je désirais entretenir de plusieurs questions intéressant notre service.

 

J’eus ainsi l’occasion de parcourir la ville, qui en réalité ne se compose guère que d’un faubourg, celui de Ste-Catherine, et d’une rue extrêmement escarpée, au milieu de laquelle un filet d’eau ou plutôt un torrent en miniature coule avec une telle rapidité que lorsque, disent les habitants, on laisse tomber un objet dans le haut de la fameuse gargouille qui lui sert de lit, on ne peut le rattraper qu’au bas de la rue.

 

Je pus me rendre compte, en même temps, des formidables défenses accumulées sur les crêtes ou au flanc des montagnes qui dominent, au nord, à l’est et au sud, la ville de Briançon, telle que la redoute des Sallettes, le fort Dauphin, le fort des Trois Têtes, le fort d’Anjou, le fort de Randuillet, le fort de l’Infernet, le fort de la Croix de Bretagne et quelques autres redoutes dont je n’ai pas retenu le nom.

 

C’est, je crois bien, dans l’une d’elles qu’une aventure assez caractéristique était arrivée, l’année précédente, à un vieux douanier retraité. L’autorité militaire l’avait constitué gardien, pour la durée de l’hiver, d’une batterie dont la petite garnison avait été ramenée momentanément à Briançon, à cause des neiges qui la recouvraient presque entièrement chaque année. On lui avait laissé une abondante provision de tabac, des vivres pour six mois, une chèvre laitière et assez de foin pour la nourrir.

 

De plus, on avait installé dans sa chambre un petit appareil téléphonique dont le fil aboutissait à la Place et on lui avait appris à s’en servir. Tous les jours, il devait donner de ses nouvelles. Cela marcha bien pendant un mois.

 

Au bout de ce laps de temps plus rien n’arriva de notre homme. On lui envoya de Briançon dépêches sur dépêches. Ce fut inutile. «Il est mort ou alors gravement malade, dit alors le commandant de place. Coûte que coûte, il faut s’en assurer».

 

Et aussitôt, cinquante chasseurs alpins furent commandés pour tenter l’assaut de la batterie, que l’amoncellement des neiges rendait en quel- que sorte inabordable. Les intrépides troupiers, armés de crampons et d’alpenstocks, franchirent neiges et ravins et finirent, en exposant vingt fois leur vie, par atteindre la batterie.

 

Quel ne fut pas leur étonnement et en même temps leur joie en trouvant le gardien assis, pour se tenir au chaud, dans l’étable de sa chèvre et fumant tranquillement sa pipe ! Le brave homme avait cessé de télégraphier pour une raison bien simple : on lui avait enseigné le maniement du télégraphe mis à sa disposition, mais on ne lui avait pas appris à le réparer s’il venait à se détraquer, et l’appareil s’était précisement détraqué.

 

D’ailleurs cet isolement absolu du reste de l’univers ne l’avait pas le moins du monde ému : «Oh ! se borna-t-il à répondre à ceux qui l’interrogeaient à ce sujet, j’en ai yu bien d’autres, à l’embuscade» ! Dans l’après-midi du 23, nous partîmes, M. Vautier, M. Guillaume et moi, pour le poste de Cervières, situé à environ neuf kilomètres au sud-est de Briançon. Ce fut, à peu de choses près, la rééditon de notre excursion à Plampinet : même contrée désolée, mêmes montagnes dénudées, des cailloux et un torrent dans l’étroit vallée.

 

La capitainerie de Chateau-Queyras

 

Il ne me restait plus à voir que la capitainerie de Château-Queyras. Le lendemain, à six heures du matin, nous primes le train, l’inspecteur et moi, et descendîmes à Mont-Dauphin, où nous arrivâmes à 6 h 47. Nous y trouvâmes une voiture que, « la veille, j’avais commandée par dépêche à Guillestre, gros bourg de 1 400 habitants, très rapproché de la station de Mont-Dauphin.

 

Après avoir traversé Guillestre, nous nous dirigeâmes sur Château-Queyras par la vallée du Guil, que plusieurs armées françaises se rendant en Italie ont suivie à différentes époques, notamment sous le règne de Louis XIII, et que défendait jadis un château fortifié. Placé, au milieu de la vallée, sur une colline assez élevée, ce fort, qui aurait pu jadis arrêter une armée venant d’Italie, ne résisterait pas à quelques coups de canon bien dirigés.

 

Aussi ne sert-il plus que de magasin militaire. La capitainerie de Château-Queyras s’étend sur deux cantons : ceux de Guillestre et des Aiguilles, et ne comprend que trois brigades la résidence du capitaine, Abriès et Mobiles. On y compte un bureau ordinaire : Abriès, et une recette-buraliste : Molines.

 

Nous descendîmes d’abord, M. Vautier et moi, à Château-Queyras, où nous trouvâmes le capitaine, M. Besson, que je connaissais déjà, pour l’avoir vu fréquemment pendant qu’au commencement de l’année, il faisait un stage d’un mois au 97ème de ligne à Chambéry. J’avais même eu la satisfaction d’être chargé de lui remettre une médaille d’honneur que le Ministre de l’Intérieur venait de lui décerner pour le courage et le dévouement dont il avait fait preuve, peu de temps auparavant, dans un incendie qui avait dévoré 104 maisons du bourg des Aiguilles.

 

Après avoir déjeuné ensemble dans une auberge assez sale, et infesté, de mouches, nous partîmes, M. Vautier, M. Besson et moi, pour Abriès, où nous avions l’intention de coucher. Le paysage est, dans ces parages, beaucoup moins sauvage que dans les capitaineries de La Condamine et de Briançon.

 

La végétation y est assez luxuriante ; on y trouve des arbres, même quelques petites forêts, notamment celle de Marasson, au nord des Aiguilles. Quand nous traversâmes ce village, qui compte environ 600 habitants, je fus surpris de voir qu’il s’était com- plètement relevé de ses ruines. Toutes les maisons étaient neuves, bien entendu, et offraient un as- pect des plus riants. M. Besson m’apprit que les 104 maisons incendiées l’année précédente avaient toutes été reconstruites par la troupe, avec le produit de souscriptions particulières et des subventions accordées par le conseil général..

 

L’autorité militaire avait accompli là une oeuvre humanitaire digne d’éloges.

 

A quelques distances des Aiguilles, nous aperçûmes, venant de notre côté, un groupe d’officiers parmi lesquels quatre généraux. Ils étaient tous à pied et escortaient le baron Berge, que je reconnus de loin à sa haute stature. Je sus, le lendemain, que le général Zédé, qui commandait une division à Grenoble, venait d’être victime d’un accident dans le Queyras, ce qui l’avait empêché de se trouver au rendez-vous fixé par le gouverneur de Lyon.

 

La voiture qui le transportait s’était renversée et l’avait projeté à terre, heureusement du côté de la montagne taillé à pic, car de l’autre côté, la route surplombait un ravin d’une vingtaine de mètres.

 

On l’avait relevé évanoui, mais sans fracture ni lésion, et transporté à un fort voisin. Il en fut quitte pour garder un repos absolu pendant plusieurs jours. Décidément, la méthode que le baron Berge avait adoptée pour voyager dans les montagnes avait du bon à plus d’un point de vue.

 

Avant d’atteindre le groupe, je fis arrêter ma voiture, et je m’apprêtais à sauter sur la route, …quand le baron Berge s’approcha vivement et, le plus gracieusement du monde, me tendit la main pour m’aider à descendre. Je lui dis combien j’étais heureux de le revoir pour lui annoncer le résultat de mon enquête à Montgenèvre. Il voulut bien m’assurer que la combinaison que j’avais en vue lui donnerait toute satisfaction.

 

Dans mon rapport à l’administration, je crus devoir lui faire part de mes deux rencontres avec le gouverneur de Lyon et de notre bref entretien sur la, route du Queyras, car je pensais qu’elle apprendrait avec plaisir que la création d’une demi-brigade à Montgenèvre contenterait tout le monde et mettrait ainsi fin aux réclamations qu’elle n’avait pas cessé de recevoir depuis 1887.

 

Je me trompais ! Le directeur général me répondit que j’avais eu tort de faire connaître au gouverneur de Lyon ce que j’avais l’intention de proposer. Etrange, n’est-ce pas ?

 

Comment donc aurait-il fallu m’y prendre pour rester bouche close, si je ne voulais pas passer pour un imbécile aux yeux du baron Berge, qui savait que j’étais allé à Montgenèvre ? Et puis quel inconvénient en pouvait-il résulter ?

 

Je n’avais pas, ça me semble, engagé l’administration, qui était bien libre de me déjuger. Elle eût mieux fait, assurément, trois ans auparavant, d’examiner moins légèrement la proposition inconsidérée de M. Faucheur. J’ajoute qu’elle n’éleva aucune objection contre la combinaison que je lui avais soumise, et qu’elle l’adopta de tout point. Ce n’était guère la peine, par conséquent, de m’adresser une observation désagréable.

 

Nous atteignîmes, vers six heures du soir, le bourg d’Abriès qui, bâti au fond d’une étroite vallée, se développe sur la base des deux contreforts entre lesquels il se trouve resserré. L’aspect n’en est pas déplaisant, surtout à l’époque de l’année où la présence de nombreux chasseurs et artilleurs alpins lui donne beaucoup d’animation. Seulement, comme dans presque tous les villages des Alpes, il est encore bien arriéré au point de vue du confort.

 

Ainsi, quand nous demandâmes des chambres à l’unique auberge du lieu, le propriétaire nous répondit qu’il lui était absolument impossible de nous donner une seule des «trois» qu’il possédait «Vous pouvez dîner, oui, nous assura-t-il, mais toutes mes chambres sont retenues-».

– Mettez des matelas par terre, objectâmes-nous.

– C’est ce que j’ai déjà fait, messieurs, et je n’en ai plus un seul. Il m’est arrivé ce matin des touristes et des officiers qui ont tout pris. Je suis désolé, car vous devez comprendre que, dans mon propre intérêt, je ne demanderais pas mieux que de vous loger.

Nous délibérâmes sur ce que nous avions à faire.

– Prenons un cheval frais, dis-je, et après dîner, retournons à Château-Queyras ; nous reviendrons ici demain matin.

– Nous pouvons, je crois, faire mieux, opina le capitaine Besson. Le lieutenant Peythieu, qui est garçon, ira faire du service cette nuit et cédera sa chambre à M. le Directeur.

 

Je connais une maison où M. l’Inspecteur pourra coucher tant bien que mal. Quant à moi, je passerai la nuit sur le canapé du percepteur, également garçon, qui le met à ma disposition quand j’arrive le soir à Abriès. Ainsi fut fait. Il était tard quand nous nous mîmes à table et, comme nous étions nombreux, le service se fit avec une lenteur désespérante. Le menu était d’ailleurs bien supérieur à celui de La Vachette.

 

Nous avions surtout, comme plat de résistance, de superbes truites, que notre cocher avait eu l’heureuse idée d’acheter à deux pêcheurs, que nous avions rencontré sur les bords du Guil. Je me trouvais heureusement placé auprès du lieutenant colonel Raymond, de l’arme de l’artillerie, qui inspectait les postes militaires télégraphiques et téléphoniques de la région.

 

Je connaissais son frère, avocat à Chambéry. Aussi, tout en causant, attendîmes-nous sans trop d’impatience le moment d’aller nous reposer. Il était plus de onze heures quand je sortis de l’auberge. Le lieutenant Peythieu, que j’avais invité à dîner, vint me montrer sa chambre, qu’il avait eu le temps de faire approprier à fond. Avant de le laisser partir, je lui posai la question d’usage dans les hôtels : «Où sont les cabinets» ?

– Il n’y en a pas, me répondit-il d’un air un peu embarrassé.

– Mais où va-t-on alors ?

– Sur la place.

– La nuit, soit, quoique ce soit assez risqué, mais le jour. J’ai, il est vrai, l’intention de me lever, demain, à 5 heures, mais dans cette saison le soleil est déjà haut, et je ne vois pas …

– Nous avons bien des cabinets, mon Directeur, mais je n’ose pas vous les montrer.

– Je compris, et, pour ne pas froisser le pauvre garçon, je n’insistai pas davantage.

 

Ce petit incident et bien d’autres que je m’abstiens de citer donnent une triste idée de la propreté des montagnards des Alpes.

Je me rappelai alors un mot du capitaine Besson. Comme je le complimentais, à Château-Queyras, de la bonne tenue des logements de douaniers que j’avais visités, il me répondit : «J’y veille, mon Directeur, et je me fais représenter jusqu’aux cabinets d’aisances» !

Il faisait bien !

Le lendemain, 25, après que j’eus visité le bureau et la brigade d’Abriès, nous revinmes sur nos pas et traversâmes à nouveau le bourg des Aiguilles.

A Ville-Vieille, nous primes sur notre gauche une rôute pittoresque qui conduit à Molines, dans la direction de St-Véran et de la vallée de Maurin. L’administration y entretient une recette-buraliste et une brigade, qui surveille, au moyen de détachaments lointains, plusieurs Cols débouchant sur l’Italie. Le poste est sans grande importance.

 

Après avoir pris congé du capitaine Besson, nous rentrâmes, M. Vautier et moi, à huit heures du soir, à Briançon. Le 26, à six heures du matin, je repartais pour Chambéry. A la station de Veynes, où il me fallut monter dans un autre train se dirigeant sur Grenoble, j’entrai dans la salle commune du buffet pour déjeuner à la hâte, car les instants étaient comptés.

 

A peine me mettais je à table que je vis sortir d’une pièce voisine le général baron Berge et son officier d’ordonnance, qui, arrivés avant moi par un train venant en sens inverse, allaient s’embarquer dans celui que je venais de quitter.

-«Vraiment, me dit le général, je regrette qu’il soit encore trop tard pour vous prier à déjeuner ; je ne dispose que de quelques secondes, mais il me reste le temps de vous dire que je suis enchanté de tous vos douaniers des Hautes et Basses Alpes. Ce sont de bons serviteurs, de braves Français sur lesquels je crois pouvoir compter en toutes occasions. Au plaisir de vous revoir, monsieur le Directeur».

 

Un retour apprécié au sein de la civilisation

 

J’arrivai à Chambéry à huit heures du soir. Mon excellent premier commis, M. Barry, aujourd’hui inspecteur principal à Bordeaux, m’attendait à la gare. Je lui demandai s’il avait diné. Sur sa réponse affirmative : «N’importe, lui dis-je, venez me tenir compagnie, puis nous nous promenerons ensuite par la ville. J’ai hâte d’entendre du bruit, de voir du monde et d’apercevoir des lumières» !

 

Il y avait en effet neuf jours que je voyageais, tantôt en chemin de fer et tantôt en voiture, dans ces montagnes des Alpes dont un certain nombre offrent un aspect si désolé que l’oeil s’en détourne involontairement. Sans doute l’horrible même peut avoir son charme et son côté grandiose, offrir l’image d’une sublime horreur, suivant la définition de Labiche dans le «Voyage de M. Perrichon» ; mais les horreurs auxquelles je fais allusion n’ont malheureusement rien de sublime et l’on s’en lasse bien vite.

 

Il m’est arrivé de parcourir quinze kilomètres d’affilée sans apercevoir une maison, un arbre, un homme … rien que la montagne dénudée, la route côtoyant un précipice et le torrent roulant des cailloux avec un bruit sinistre. Les excursions faites dans de telles conditions n’ont, croyez-moi, rien de bien attrayant.

 

 

 

(1) – AD. Gironde, Etat Civil de Soulac. Il convient de souligner que Sou Inc trouva au début du XXème siècle son historien en la personne du capitaine des douanes S. Saint-Jours, surtout connu au sein de l’Administration pour être, sinon l’auteur (ce titre revient au capitaine Roux), du moins le réviseur d’un Manuel des Brigades des Douanes qui servit de guide à des générations de fonctionnaires.
(2) – Quartier de la commune d’Audenge, connu pour ses marais salants créés au XVI Hème siècle par le Marquis de Civrac.
(3) – Respectivement docteur et pharmacien des brigades de la capitainerie de La Teste.
(4) – Né à Lormont te 15 mai 1834, Mathieu Paloc eut une car- rière moins brillante que son cadet. Il prit sa retraite le 1er janvier 1901 avec le grade de contrôleur de 1ère classe.
(5) – Vraisemblablement parente du pharmacien des douanes et de l’ami Sérniac qui, en janvier 1863, à la suite d’une injustice criante de l’Administration, donna sa démission de commis à Bordeaux».

 

Sources :
Mémoires de Jean PALOC
Archives de la famille LESCA

 

Cahiers d’histoire des douanes françaises
Extraits des mémoires de Jean Paloc
N°3 – 1er semestre 1986 
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