Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes
Louis Mandrin, capitaine général des contrebandiers (1ère partie)
Cette passionnante rétrospective de la vie de Louis Mandrin est parue dans la revue professionnelle « La vie de la Douane » de mai-juillet 1967 sous le titre « Louis Mandrin, capitaine général des contrebandiers ». Elle est extraite de « Lecture pour tous » (10e année – 2e livre – novembre 1907). Nous en reproduisons ici la première partie.
L’équipe de rédaction
Le type du contrebandier est un de ceux auxquels s’attache le plus volontiers la sympathie populaire et que l’imagination des foules est tentée de grandir démesurément. Mais aucune légende n’égale l’histoire véridique des exploits de ce Louis Mandrin qui, pendant deux années, tint tête aux armées royales et déjoua toutes les tentatives dirigées contre lui. M. Funck-Brentano, l’historien au talent si minutieux et si dramatique, vient de conter, dans un beau livre édité par la librairie Hachette, les aventures du capitaine général des contrebandiers. Nous empruntons les traits les plus saisissants de son récit, pour évoquer aux yeux de nos lecteurs cette figure vraiment extraordinaire.
Une des causes qui ont le plus violemment contribué à la chute de l’ancien régime est l’arbitraire avec lequel on levait les impôts. Les fermiers généraux versaient par avance au Trésor une somme dont ils étaient tombés d’accord avec le gouvernement ; ‘après quoi, pour se paver, ils pressuraient le contribuable. Les produits du sol, le vin, le sel, le tabac -étaient frappés de droits exorbitante, et ceux-ci fixés suivant la fantaisie des employés de la Ferme. Aussi la contrebande était-elle devenue une véritable industrie régulièrement organisée. Il s’était formé sur la frontière, surtout en Dauphiné et en Savoie, toute une population de contrebandiers. Les enfants y étaient préparés au métier, dès l’âge le plus tendre. C’est cet état de choses très particulier et l’universelle complicité dont le contrebandier bénéficiait dans le peuple qui rendirent possible l’extraordinaire aventure de Louis Mandrin.
POUR REFAIRE SA FORTUNE – UN CONDAMNE RECALCITRANT,
Ce Mandrin était le fils d’un petit marchand; ii naquit dans un bourg du Dauphiné, à Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, le 11 février 1725. Ayant perdu son père de bonne heure, il reprit le négoce de celui-ci, le géra mal et se trouva promptement ruiné. Or, il avait entendu parler des exploits des contrebandiers qui, postés sur la rive gauche du Guiers, à proximité des frontières de Savoie, procuraient au peuple à bon marché les denrées frappées de taxes élevées: gais et hardis, ces compagnons, menant une vie de coups de main et d’aventures, faisaient fortune. Perspective séduisante pour un homme entreprenant et qui en est réduit aux partis désespérés I La résolution de Mandrin est vite prise. Il se jette à son tour dans la contrebande, et, dès 1752, on le voit vendant à Grenoble du tabac introduit frauduleusement de Suisse en Dauphiné.
L’année suivante, les événements se précipitent et achèvent de faire de Mandrin un ennemi de la société régulière. Dans une rixe qui mit aux prises, le 30 mars 1753, deux bandes adverses de jeunes gens, au Mas-des-Serves, près de Saint -Etienne – de -Saint-
Geoirs, deux frères, nommés Roux, furent tués par la troupe dont Mandrin faisait partie.
A la suite de ce double meurtre, un procès fut instruit au Parlement de Grenoble; Louis Mandrin ayant réussi à se soustraire aux recherches fut condamné par contumace à être roué vif, comme auteur principal dé l’assassinat des frères Roux. La sentence fut exécutée en effigie et l’arrêt affiché au pilier de justice de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs.
Peu après, un des frères du jeune homme, Pierre Mandrin, est pendu à Grenoble comme faux monnayeur. C’est alors que, mis au bande la société et poussé par le désir de venger son frère dénoncé par un brigadier des Fermes,Mandrin s’affilie à la bande d’un contrebandier redouté, un certain Bélissart. Celui-ci venait de se signaler à l’attention par un coup hardi — la délivrance d’un camarade prisonnier au Pont-de-Beauvoisin dans la maison du directeur des Fermes. Mais, à peine Mandrin est-il entré dans la bande que, tout de suite, il en devient le chef. Car il a naturellement le don du commandement. Un correspondant de la Gazette de Hollande, qui le vit en Savoie, fait alors de lui ce portrait :
« Il est assez beau de visage, grand, bien fait, fort robuste et agile. A ces qualités de corps, il joint un esprit vif et pénétrant, des manières aisées et polies. Il est prompt à venger une offense. Il est d’une hardiesse et d’une intrépidité à toute épreuve. »
Voilà l’homme qui, à la tête d’une véritable petite armée, tombe en France, du haut du massif de la Chartreuse, comme un coup de vent, le 5 janvier 1754.
ARMES JUSQU’AUX DENTS. — ONCLE ET NEVEU. — OCCASIONS EXCEPTIONNELLES.
Le coup de génie de Mandrin avait été de comprendre et de faire comprendre aux contrebandiers que l’ordre et la discipline sont nécessaires dans leur métier.
Recrutés comme les soldats du roi, ses bandits ont la même organisation qui est en vigueur dans les armées régulières. Ils sont payés de même : dix louis d’or d’engagement et six livres par jour durant les campagnes; trente sous e en temps de paix », plus une part dans les e bénéfices ». Mandrin prenait de préférence des déserteurs, les sachant déjà rompus à la discipline militaire et habiles au maniement du fusil. Il écartait impitoyablement les malfaiteurs et les voleurs. Ses premiers adhérents furent pour la plupart des « pays ». Il s’était choisi comme second François Saint-Pierre, dont le frère cadet, Jean Saint-Pierre, resta jusqu’à la mort son meilleur ami.
L’armement de chacun des contrebandiers est formidable : un mousquet, deux pistolets de ceinture, deux pistolets d’arçon et deux pistolets de poche, chacun à deux coups; en outre, un couteau de chasse. Quant à leurs chevaux, petits, robustes et agiles, nourris dans ces pays de montagnes où les cultivateurs en faisaient l’élevage spécialement pour eux, c’étaient de merveilleuses montures.
Lui-même, Mandrin portait un habit gris à boutons jaunes, un gilet de panne rouge aux goussets profonds, le chapeau de feutre noir galonné d’or d’où s’échappaient ses cheveux d’un blond ardent, bouclés naturellement et noués sur la nuque, en catogan, d’un ruban de linon noir. C’était encore une ceinture de soie rouge et verte où étaient pris un couteau de chasse et une paire de pistolets; d’ailleurs, Mandrin quittait rarement son fusil à deux coups.
Ses hommes trainaient, en outre, de petits canons à la biscaïenne et une quantité considérable de marchandises de contrebande portées à dos de mulet, tabac, poudre de chasse, indiennes et mousselines brodées pour les darnes, articles de Genève, montres et bijouterie. Ajoutez quantité de vin en barils et en bouteilles, car Mandrin buvait autant qu’il fumait et ses hommes fumaient et buvaient autant que lui.
Ainsi équipé et suivi de sa troupe, Mandrin, sans tarder, commence ses exploits. Le 8 janvier, à 9 heures du soir, il entre à grand fracas, avec dix hommes et tous armés de carabines, fusils et doubles pistolets, dans son bourg natal, Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, et se dirige vers la demeure de l’entreposeur de tabac — son oncle — qui, apprenant la venue de son neveu s’était enfui.
A la suite de ce premier exploit, Mandrin parcourt librement avec sa troupe les villages et les bourgs du Dauphiné, de la Bresse et du Bugey, à la manière d’un courtier qui cherche à placer ses articles.
Il débite ouvertement ses marchandises de contrebande; il les débite avec succès, car ses prix sont sensiblement inférieurs à ceux que les habitants ont coutume de payer.
Les bourgeoises cossues, les soubrettes coquettes et les fermières endimanchées, pittoresques en leurs coiffes blanches nouées de rubans de couleur, les dames mêmes et les demoiselles de château viennent sans crainte profiter des « occasions ».
Aussi bien, Mandrin, beau garçon, bien mis n’avait pas été sans raison surnommé « Belle Humeur »: il affectait une politesse qui n’avait rien pour effaroucher les acheteuses. Et les employés des Fermes assistaient de loin, sans oser intervenir, à cet étrange spectacle.
CES DAMES FONT LURS EMPLETTES – TRIOPHALE ENTREE ET JOYEUX CORTEGE
A Millau, en Rouergue, où il arrive au mois de juin, Mandrin fait étaler et débiter ses marchandises sur la place du marché « plus publiquement que l’on ne vend les aiguillettes et les chapelets ». On vient en foule. Par manière de remerciement, et pour amuser la population, Mandrin fait faire l’exercice à ses hommes, qui se mettent en ligne sur la place et tournent, virent, pivotent, à l’ébahissement des badauds. Sensibles à cette faveur, les habitants de Millau achetèrent aux compagnons des étoffes et du tabac pour plus de 6000 livres.
A Rodez, ce fut mieux encore. Mandrin et sa bande, attendus avec impatience, firent une entrée triomphale. C’était jour de grande foire. La bonne nouvelle se répandit : « Voilà les contrebandiers ! ». Et chacun d’accourir pour les voir défiler.
Une joyeuse troupe de gamins, l’air bravache et martial, s’avançait en tête du cortège; puis des tambours qui roulaient, des fifres qui sifflaient une marche militaire. Venait alors une centaine de cavaliers sur de petits chevaux roux hirsutes comme eux, coiffés jusqu’aux yeux de grands chapeaux rabattus en clabaud, couverts de poussière, armés jusqu’aux dents. Enfin les deux chefs, Mandrin et Saint-Pierre, dans des costumes resplendissants, suivis d’une longue file de mulets chargés de ballots que poussaient, avec des cris, à hue et à dia les valets armés de longs bâtons en bois brûlé.
Les ballots de tabac, les rouleaux d’indienne et de mousseline furent développés. Le capitaine avait mis ses hommes en planton, à quelques pas les uns des autres. Sous la surveillance des contrebandiers, résolument appuyés sur leurs fusils, le marché fut tenu dans un ordre parfait. Ni la garnison de la ville, ni l’une ou l’autre des trois brigades de la maréchaussée n’eut l’idée d’y venir mettre le moindre dérangement.
UNE VENGEANCE
Ce fut sur une note d’une tragique horreur que se termina cette première expédition. Mandrin, revenu à Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, brûlait de satisfaire sa vengeance contre l’employé de la Ferme, Jacques Sigismond Moret, qui avait livré son frère Pierre au bourreau. Moret se promenait, quand, tout à coup, vit apparaître devant lui la silhouette redoutée du contrebandier. Mandrin n’avait personne avec lui. Il était comme toujours armé et leva son pistolet. Le malheureux employé des Fermes se jeta à genoux. Il criait merci, tout en prenant dans ses bras un de ses enfants, âgé de dix-huit mois, qu’il avait auprès de lui. Dans l’impossibilité de fuir, ni de se défendre, il criait « Grâce! grâce ».
Mandrin le regardait d’un œil fixe. « N’as-tu pas été employé, lui cria-t-il, et n’est-ce pas toi qui as mis la corde au cou de mon frère Pierre que tu as fait pendre? »
L’homme, tout tremblant, continuait de crier : « Grâce! grâce! » et il tendait devant lui son enfant, comme un bouclier vivant.
Sans se laisser apitoyer, Mandrin tira et, du même coup, tu le père et l’enfant.
INCROYABLES TRAITS D’AUDACE – REVUE DE TROUPE UNIQUE EN SON GENRE
L’entreprise de Mandrin créait pour l’autorité régulièrement constituée un péril auquel il fallait parer sans retard. Les fermiers généraux se mirent en devoir d’organiser la résistance. C’est une armée toute entière qu’il fallut mobiliser pour barrer la route au contrebandier, dont le nom et les exploits défrayaient partout les propos.
Au camp de Valence, on tenait tout prêt huit régiments d’infanterie; et un cordon immense de troupes interceptait les passages depuis le Jura jusqu’à la Méditerranée. Enfin pour courir sus au bandit, on créa un corps spécial composé de fusiliers et de dragons placé sous les ordres d’un Dauphinois, le colonel Alexis de la Morlière.
Mandrin se joue de tous les obstacles. Tantôt par la Franche-Comté, tantôt par la Savoie, il pénètre en France dès que son expédition est prête; puis il rentre paisiblement se reposer, quand elle est finie.
Confiant dans l’effroi qu’il inspire partout où il passe, il étonne par ds coups d’une insolence vraiment stupéfiante.
Un de ses procédés favoris est de vendre à la Ferme elle même ses marchandises de contrebande. en octobre 1754, à Ambert, il fait acheter de force à l’entreposeur des tabacs pour 1000 écus d’or de tabac. Puis, il a le front d’offrir à l’entreposeur de faire passer devant notaire procès-verbal du marché conclu. Résister aux offres de Mandrin n’était pas chose facile: le ait est que, par-devant deux témoins, un taellion du lieu rédigera gravement son acte.
Une autre fois, Mandrin apprend, à Rodez, qu’on a saisi et déposé dans la maison de ville une grosse carabine et cinq fusils appartenant aux contrebandiers. Il écrit à M. De Séguret, juge-mage et subdélégué, pour réclamer ces armes qui lui reviennent évidemment. Il s’exprime d’ailleurs le plus courtoisement du monde, tout en prévenant M. Le juge-mage que si, dans un temps raisonnable ne reçoit pas la carabine et les fusils, il se verra contraint de mettre le feu à sa demeure. Comme on ne savait plus où l’on avait mis les cinq fusils, M. de Séguret s’empressa d’en faire acheter de tout neufs et il fit astiquer proprement la carabine, qui avait été conservée. Les armes furent portées à Mandrin qui se trouva avoir trois fusils en trop. Qu’en faire? Mandrin n’hésita pas. Il les envoya chez l’exempt de la maréchaussée en lui demandant un billet de dépôt, car il les viendrait reprendre à son prochain voyage. Un chef de bande confiant ses fusils à la garde des gendarmes! Les brigands d’Offenbach eux-même n’oseront pas aller jusque là.
Mais où Mandrin atteignit au comble de l’audace ce fut le jour qu’il rencontra, sur la route de Pont-de Vaux, le baron d’Espagnac, gouverneur militaire de la Bresse et du Bugey, parcourant le pays en chaise de poste. Mandrin invita le gouverneur à s’arrêter et lui tint ce langage:
« Je vous serais très reconnaissant, Monsieur le mestre de camp, de bien vouloir passer mes gens en revue et de les faire manoeuvrer pendant quelques minutes. »
Il ne s’agissait pas de refuser. Mandrin céda au baron d’Espagnac son propre cheval et il le suivit modestement sur la monture d’un de ses hommes.
La revue se passa selon les règles militaires, et l’aide de camp du maréchal de Saxe se déclara émerveillé par la précision de mouvements de cette troupe d’élite.
A L’ASSAUT DES PLACES FORTES -L’AFFAIRE DE BEAUNE
Avec le succès, la hardiesse du contrebandier grandit. Les précédentes entreprises avaient répandu son nom; des volontaires lui arrivaient de toutes parts. Quant le 4 octobre 1754, il passe de Savoie en France, sous le feu des canons de l’Ecluse, pour entreprendre sa cinquième campagne de contrebande, sa troupe s’élève à 300 ou 400 hommes, gaillards d’élite et disciplinés. Avec cette petite armée, Mandrin va exécuter de véritables opérations de stratégie, déroutant le poursuites, parcourant en maître toute la région du Rhône, poussant des pointes en Auvergne, en Franche-Comté, en Bourgogne, mettant le siège devant des villes fortifiées et les contraignant à se rendre.
Le 5 octobre 1754 à six heures du matin, il se présente si inopinément devant Bourg avec 112 hommes qu’on eut même pas le temps d’assembler les milices, 600 ou 700 hommes. Il pressure la Ferme, libère les prisonniers pour dette ou contrebande, et écroue de nouveau, de sa propre autorité, les bandits et les malfaiteurs.
La terreur inspirée par Mandrin est telle qu’on se sert de son nom pour mettre en émoi les autorités. Jugez-en par cette lettre, oeuvre d’un mauvais plaisant, qui est adressée au commandant de la maréchaussée à Aurillac :
« Je dois me rendre au premier jour dans votre ville avec un détachement de 5o hommes que j’attends ici. Je sais que vous avez des ordres contre moi et contre ma troupe. Je dois vous prévenir que, dans le cas où vous feriez le moindre mouvement, vous ne trouverez pas mauvais si vous me trouvez sans quartier. Ma troupe doit vaincre ou mourir. Si quelqu’un oubliait ma devise, je le ferais arquebuser à votre porte.
« Je suis avec considération, Monsieur, votre très humble et très dévoué serviteur. Mandrin «
Cependant les gouverneurs de provinces renforcent les garnisons des villes. La Bourgogne notamment est inondée de troupes. Mandrin répond à ces mesures par un coup d’éclat sans précédent. Après avoir passé sous le feu des canons de Besançon, et vidé à Seurre les caisses des entrepôts, en échange de ses ballots de marchandises et de ses reçus, il se présente devant Beaune, droite, le maire de Beaune s’incline devant le 18 octobre, à midi.
Sa bande était signalée et la ville s’était mise en état de défense. Un grand nombre d’habitants, sous les ordres d’un adjoint, avaient pris les armes et veillaient aux portes. Soudain, on aperçoit une troupe qui s’approche: c’est Mandrin et ses hommes. A cette vue, les soldats improvisés de l’adjoint ne songent qu’a se replier sur la ville. Les Mandrins traversent le faubourg Madelaine, situé hors des murs, à grande course de cheval, fusils haut et criant unanimement : « Tue ! tue! mettons le feu à la ville!» Vainement, quelques bourgeois plus courageux que les autres veulent essayer de résister. Quelques coups de feu en ont raison, et les Mandrins escaladent le rempart.
Mandrin s’installe à l’hôtel de ville, s’empare du maire et lui annonce qu’il frappe les Beaunois d’une contribution de 25 000 francs. On se met d’accord à 20 000 qui furent apportés aussitôt par le receveur du grenier à sel et l’entreposeur des tabacs. Puis le maire et l’adjoint offrirent au vainqueur le vin d’honneur dans la grande salle du Conseil.
L’imagerie populaire s’empara de cet exploit: elle représenta Mandrin l’air triomphant sous son grand chapeau de feutre; à droite, le maire de Beaune s’incline devant lui, qui tient en main un reçu de 20 000 francs.
HONNETETES ET GALANTERIES -SCENES DE PILLAGE ET DE MASSACRE
De tous les gestes, de toutes les paroles qu’on rapportait sur le compte de Mandrin, l’esprit public composait une singulière figure.
Ce brigand passe pour être dans ses « affaires » d’une honnêteté scrupuleuse, toujours du dernier galant envers les femmes. Quand il arriva, le 4 avril 1754, au château de Châtillon de Michaille, la châtelaine, Mme de la Chapelle, était seule à la maison. Il fallut faire gracieux accueil à Mandrin, qui prit part, avec ses officiers, au diner qu’on lui avait fait servir comme à un invité de distinction. Le lendemain, de très bonne heure, Mandrin fit demander s’il pouvait être admis à présenter ses remerciements à la maîtresse du logis. Introduit auprès d’elle, il la supplia d’accepter quelques pièces de mousseline et de toile des Indes.
Pour les petits, modestes boutiquiers, humbles paysans, il se montre charitable et bon. En quittant Saint-Chamond, il demanda aux paysans rassemblés si quelqu’un avait à se plaindre de ses hommes. Tout le monde se déclara satisfait, les filles en saluant d’une jolie révérence paysanne, et les hommes en tirant un pied derrière l’autre : c’était le parti le plus sage ! Et le jeune « capitaine », après avoir jeté aux gamins qui se pressaient devant lui une poignée de menue monnaie, disparut, comme il était venu, dans un nuage de poussière.
N’ayez garde pourtant de vous représenter Mandrin et ses hommes comme des brigands d’opéra-comique. Ils massacrent sans scrupules les malheureux employés des Fermes, les « gapians », comme on les appelle. Le 11 juin 1754, à Saint-Bauzille-en-Vivarais, la bande de Mandrin fusille un sergent d’infanterie sous le prétexte qu’il ressemble à un espion. Le 23 du même mois, à Saint-Rome-du-Tarn, un de ses hommes tue sans raison d’un coup de feu une jeune femme. Le passage des contrebandiers dans les villes est souvent marqué par des violences, des exactions abominables.
Mais la terreur que Mandrin inspire ne sert qu’à augmenter le bruit de son nom. Il devient le principal sujet d’entretien des nouvellistes de café; on parle du célèbre Mandrin à Marseille, tout le long de la côte et jusqu’aux Échelles du Levant.
A suivre
La vie de la Douane
N° 135
Mai-juillet 1967