Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

Arthur Rimbaud, père œdipien de la douane poétique

Mis en ligne le 1 mars 2022

 

Ceux qui disent : Cré Nom, ceux qui disent macache,
Soldats, marins, débris d’Empire, retraités,
Sont nuls, très nuls, devant les Soldats des Traités
Qui tailladent l’azur frontière à grands coups d’hache.

 

Pipe aux dents, lame en main, profonds, pas embêtés,
Quand l’ombre bave aux bois comme un mufle de vache,
Ils s’en vont, amenant leurs dogues à l’attache,
Exercer nuitamment leurs terribles gaîtés !

 

Ils signalent aux lois modernes les faunesses.
Ils empoignent les Fausts et les Diavolos.
« Pas de ça, les anciens ! Déposez les ballots ! »

 

Quand sa sérénité s’approche des jeunesses,
Le Douanier se tient aux appas contrôlés !
Enfer aux Délinquants que sa paume a frôlés !

 

                                                 Arthur Rimbaud

 

 

Curieux destin que celui de ce sonnet. Vraisemblablement écrit en 1871, et sauvé des limbes des chefs-d’œuvre inconnus par la plume copiste de Verlaine, qui venait juste de rencontrer son auteur, il fut publié, une première fois en 1906 dans la « Revue littéraire de Paris et de Champagne », puis dans l’édition des « Œuvres » d’Arthur Rimbaud préfacée par Paul Claudel au « Mercure de France » en 1912, soit une dizaine d’années après la mort du poète le 10 novembre 1891. Vers miraculés des poèmes posthumes, parmi les derniers composés sous forme de sonnet, « recoin presque négligé de l’œuvre de Rimbaud » selon Yves Reboul dans son article intitulé « Europe 71 ou Les Douaniers » (2009), ils ont toutefois acquis une étonnante postérité, premier résultat des moteurs de recherche pour quiconque (et nous les espérons nombreux) s’intéresse aux liens entre douane et poésie.

 

La réception du poème a longtemps été figée dans les souvenirs de buissonnière contrebande le long de la frontière belge de son ami d’adolescence Ernest Delahaye, dans le contexte bien décrit par Roland Giroire dans « Arthur Rimbaud et le poème du douanier ». Pourtant on ne saurait l’analyser à travers le seul prisme de ce témoignage, d’autant que la bande à Arthur comprenait un autre Ernest (Millot) et un certain Louis Pierquin : poète, historien des Ardennes, négociant en vin et… douanier, sur lequel nous aurons l’occasion de revenir dans une prochaine publication. Visiblement, les « terribles gaîtés » des contrôles douaniers n’ont pas traumatisé l’ensemble des membres de cette jeune pléiade du XIXe siècle.

 

Loin donc de se réduire à un mouvement d’humeur adolescente contre l’autorité, ce poème marque l’éveil d’une conscience politique face aux « Traités » signés à Versailles le 26 février 1871 et à Francfort le 10 mai 1871, qui « tailladent l’azur » des frontières européennes à l’issue de la guerre franco-prussienne de 1870, comme l’a rappelé André Guyaux dans les « Œuvres complètes » de Rimbaud (2009). Les douaniers, portraiturés en « soldats dérisoires » des jeux de frontières des Léviathans selon Yves Reboul, en furent, rappelons le, les premières victimes, en la personne du douanier Mouty pour la guerre de 1870.

 

A travers ces « héros paradoxaux » du poème que sont les douaniers, toujours selon Yves Reboul, c’est en réalité la grande figure du poète romantique, et plus précisément Victor Hugo, qui est visée par la subversive plume rimbaldienne. En effet, dans « L’art de Rimbaud » (2013), Michel Murat rappelle, à l’instar d’Yves Reboul, que les « Fausts et les Diavolos » empoignés par les douaniers constituent des figures de la transgression et symbolisent « la déroute des illusions lyriques » de la « fraternité des peuples et de l’abolition des frontières, qui avaient nourri le romantisme tout en servant la propagande bonapartiste ». Michele Pezza, alias « Fra Diavolo », insurgé italien contre l’occupation française en Italie, fut d’ailleurs pendu en 1806 sur ordre du père de Victor Hugo qui servait alors dans l’armée impériale.
A l’ « Hymne » hugolien dédié à « Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie » répond l’épitaphe parodique rimbaldienne moquant « Ceux qui disent : Cré Nom, ceux qui disent macache », comme l’a finement analysé Yves Reboul.

 

Tristan Corbière en uniforme de lycéen vers 1862 – source Wikipédia

 

Aussi paradoxale que leur rôle dans le sonnet est la contribution des douaniers et de leurs défenseurs à la postérité des vers rimbaldiens, refusant que l’éternité littéraire les fige dans une posture de victimes collatérales des bouleversements « géopoétiques » de cette fin de siècle. Dans son unique recueil poétique « Les amours jaunes » (1873), Tristan Corbière transfigurait l’épitaphe rimbaldienne en « Élégie de corps-de-garde à la mémoire des douaniers gardes-côtes mis à la retraite le 30 novembre 1869 ». « Rimbaud et Corbière se sont-ils lus ? » s’interrogeait Stéphane Ischi en 2011 dans son analyse d’une improbable intertextualité en dépit des convergences réelles entre les deux « poètes maudits » dont le génie fut tardivement reconnu, notamment grâce aux brèves études éponymes de Paul Verlaine (1884) : deux poèmes consacrés à la figure des douaniers, dépeints en « retraités » et en « marins », « pipe ardente » vissée au bec, « profonds » dans leur philosophique mission consistant à « gratter l’horizon » ou « taillade[r] l’azur frontière », afin d’en extraire le lingot des « ballots ».

 

 

Dans son recueil poétique « Douanilaria », écrit à l’orée du XXe siècle et publié par l’AHAD en 2021, un autre poète posthume, le brigadier des douanes Charles Alfred Barthélémy, faisait d’un douanier assassiné sur son lit d’embuscade un autre « dormeur du val » de la guerre de 1870 dans son poème intitulé « Victime du Devoir » : « Il est là sur son lit couché », face à son jumeau « Pâle dans son lit vert », tous deux comparés à un « enfant » dormant « de son dernier sommeil ». Il est tout sauf anodin que, par un clin d’œil dont l’Histoire a le secret, ce recueil poétique ait été retrouvé par Jean-François Beaufrère, ancien chef divisionnaire des douanes à… Charleville, commune, qui, comme chacun sait, fut le berceau d’un certain Arthur Rimbaud le 20 octobre 1854.

 

 

Last but not least, l’épitaphe parodique de Rimbaud fut retournée en cri de guerre célébrant l’héroïsme des douaniers durant le siège de Strasbourg en 1870 sous la plume d’un autre douanier poète ayant exercé une partie de sa carrière dans les Ardennes, Francis Carpentier, dans l’un des sonnets de son recueil poétique « Douanes » (2018), tenant la Ville et la Ligne au milieu du chaos politique provoqué par la chute du Second Empire. Pour parodier un autre poète, « maudit » lui aussi, on pourrait qualifier l’influence rimbaldienne sur la douane poétique, non pas de « fleurs du mal » (1857), mais de « bourgeons du mépris ».

 

Joignant leurs vers à ceux de Tristan Corbière dans la révolte douanière contre la sentence rimbaldienne, Charles Alfred Barthélémy et Francis Carpentier magnifient le gabelou juché « Sur la Falaise » « dans sa capote vert bouteille » chez le premier, « Dressé sur un rempart, dans un vieux caban bleu » chez le second, miroirs de la « Pénate des falaises grises » lovée dans sa « capote gris-bleu, corolle du douanier » du poète de Morlaix. Menacés de se voir « fendre l’oreille », les gabelous de Corbière et de Barthélémy font des rêves – tout comme leurs rimes – croisés, aspirant aux « galons de brigadier ». Pour le brigadier Barthélémy du moins, le rêve est devenu réalité.

 

Si les trois guerres franco-allemandes ont nécessairement conféré un certain réalisme à « l’allégorie politique » de ce « poème des espérances perdues » selon les formules de Yves Reboul, les autres « Traités » européens, de Paris (1951), de Rome (1957) et le sommet européen de Maastricht en 1991 notamment, ont démontré que l’appel à la constitution des « Etats-Unis d’Europe » lancé par Victor Hugo en 1859 avait été entendu et que le lyrisme romantique pouvait se targuer d’avoir été visionnaire.

 

 

C’est cet espoir d’un dépassement du pessimisme rimbaldien que l’auteur de ces lignes a modestement tenté de versifier dans « Les verts chasseurs », pastiche du « Chasseur noir » hugolien publié dans le numéro 72 des Cahiers d’histoire des douanes et droits indirects (2ème semestre 2021), qui aurait pu s’intituler, un siècle après le décès de Rimbaud, et à la suite du film de Roberto Rosselini et de l’article d’Yves Reboul : « Europe 91 ou La Douane européenne ».

 

 

Kevin Mills

 


 

 

 

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