Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

A propos d’un centenaire, la Douane et l’automobile

Mis en ligne le 1 septembre 2022

Parmi bien d’autres centenaires on a fêté en 1985 celui de l’automobile.

 

La Direction Régionale des Douanes de Valenciennes a pensé qu’il était convenable de marquer l’événement dans son Bulletin de liaison périodique. L’article ci-dessous est paru dans ce Bulletin et c’est avec l’assentiment de sa rédaction que nous le reproduisons dans les Cahiers.

 

Sans doute ceux-ci évoqueront ils un jour l’apparition des aérostats dans les préoccupations de la Douane et de ses fonctionnaires. Les deux événements qui ont bouleversé (après le chemin de fer) les données du transport International ont entre eux bien des points communs; l’un et l’autre n’ont-ils pas posé des problèmes de tarification et de procédures, et fourni de nouvelles armes à la fraude avant d’être utilisés contre les fraudeurs ?

 

NDLR Cahiers (1986)

 


 

Il est intéressant, un siècle après l’«invention » de l’automobile, d’évoquer l’entrée de ce moyen de transport dans l’univers douanier.

 

D’une manière générale l’Administration est tout à fait dénuée de dons prophétiques. Autant dire que l’événement n’en fut pas un pour la Douane : l’automobile n’a eu les honneurs de la littérature douanière officielle qu’au début du XXe siècle.

 

Cette discrétion des règlements ne signifie pas que personne, au sein des services douaniers, ne se soit posé quelques questions au sujet de ces engins bruyants et malodorants à bord desquels il fallait bien que tôt ou tard des voyageurs se présentent aux bureaux frontières.

 

Et tout d’abord, comment fallait-il considérer, douanièrement parlant, ces machines pétaradantes ?

 

 

S’il est hors de doute que la question fut posée, il paraît non moins certain qu’elle trouva rapidement une réponse dictée par un solide bon sens administratif. On ne jugea pas, à l’époque, que des efforts d’imagination s’imposaient : des règles fort draconiennes au temps des prohibitions, plus libérales par la suite, avaient été établies au cours du XIXe siècle pour ce qui concernait les véhicules hippomobiles; il suffisait d’en faire application aux véhicules automobiles, alors dénommés : à auto-propulsion.

 

N’était-ce point cette solution, moins évidente en l’occurrence, que l’on avait adoptée pour les vélocipèdes, en 1884 ? Ainsi fut fait, rien ne permettant alors de prévoir que le développement extraordinaire des déplacements internationaux, favorisé par les nouveaux moyens de transport, rendrait inéluctable de larges assouplissements des procédures. On s’en tint donc, dans les débuts de l’automobile, au régime de la consignation des droits ou de l’acquit à caution, pour l’importation temporaire des véhicules étrangers, et à celui du passavant descriptif, pour l’exportation temporaire des véhicules français.

 

Cependant, consigner les droits supposait qu’on connut les bases réglementaires de leur liquidation.

 

Comme il était d’usage à l’époque pour les produits récemment apparus sur le marché, on procéda par voie d’assimilation. Le Comité consultatif des arts et manufactures fut-il appelé à statuer ? On peut douter que la direction générale des douanes ait jugé ce recours nécessaire.

 

Une voiture – qu’elle fut ou non, « auto-tractée » – n’était, après tout, qu’une voiture; or, il existait dans le tarif des douanes de 1881 une rubrique consacrée aux « voitures pour voies non ferrées » dans laquelle on n’avait pas hésité à faire entrer les vélocipèdes et où les automobiles trouvaient tout naturellement leur place. Lors de l’importante révision tarifaire de 1892, on n’éprouva pas la nécessité de spécialiser ces engins, alors que les vélocipèdes furent désignés nommément. Il fallut attendre la nouvelle loi tarifaire de 1910 pour que les automobiles fassent à leur tour l’objet d’une sous-position.

 

Entre temps néanmoins, l’« auto » – pour employer une abréviation déjà populaire au début du XXe siècle – avait fait sa percée. Bon gré mal gré, la Douane n’avait pu se dispenser d’admettre qu’en vérité un problème inédit se posait à ses services. Que des « véhicules auto-tractés » aient pu occasionnellement servir de vecteur à des marchandises de fraude, le fait n’avait rien d’insolite.

 

En juillet 1903, lorsque le sous-brigadier Lhuissier et le préposé Michel, de la direction de Valenciennes, découvrirent 750 kilos de tabac dans une automobile, on ne manqua pas de les féliciter, mais autant et pas plus que leurs collègues de la direction de Lille, qui, quelques mois plus tôt, avaient trouvé plus de 300 kilos de la même marchandise dans le faux-ciel d’une carriole de boulanger. Il y avait fort longtemps que des voitures étaient aménagées pour dissimuler la contrebande : déjouer .

 

Ces ruses relevait d’un savoir-faire douanier quasiment immémorial. Les premiers franchissements de vive force qu’effectuèrent des chauffeurs d’automobile ne semblèrent pas davantage émouvoir nos prédécesseurs : on connaissait aussi, depuis toujours, les voitures de fraude que leurs conducteurs, fouet en main, lançaient au grand galop au nez et la barbe des préposés. Cette fois encore, on n’était pas désarmés : les douaniers commençaient même à être équipés de bicyclettes et la poursuite des fraudeurs pouvait ainsi s’engager dans des conditions plus favorables que par le passé.

 

Ce n’est donc pas son éventuelle utilisation à des fins répréhensibles qui préoccupa les services douaniers lorsque l’usage de l’automobile commença sérieusement à se répandre, mais bien au contraire son utilisation licite. Les adeptes de ce que l’on tenait encore pour un sport s’affirmaient comme des fanatiques de la vitesse, même si leurs engins ne se déplaçaient pas nécessairement plus promptement qu’un bon attelage et étaient sujets à des pannes assez fréquentes : ils voulaient franchir les frontières sans perdre de temps.

 

Fort remuants, ils s’organisèrent au sein de clubs régionaux et nationaux et provoquèrent même la réunion de « congrès internationaux de la circulation automobile ». Leurs pressions auprès des parlementaires et des gouvernants portèrent leurs fruits : l’administration des douanes dut admettre que des facilités particulières soient accordées aux automobilistes qui se prévaudraient de la garantie de sociétés dûment accréditées, telles que l’Automobile-Club ou le Touring-Club de France.

 

Ainsi naquit, en 1902, un « permis de circulation » connu sous l’appellation artistique de « triptyque ». Ce document qui dispensait son titulaire de consigner les droits ou de fournir caution allait connaître un grand succès. A l’origine cependant son intérêt demeurait encore limité puisqu’il était utilisable pour un seul voyage et que les personnes appelées à franchir fréquemment la frontière devaient le renouveler à chacun de leurs passages.

 

On n’y remédia qu’en 1906 : désormais, les triptyques devinrent valables pour un nombre indéterminé de voyages dans les limites d’une année. Un. nouveau perfectionnement intervint en 1919 avec la création du « carnet de passages en douane » qui, contrairement au triptyque, permettait à son titulaire de franchir plusieurs frontières.

 

 

Il s’écoulerait encore beaucoup de temps avant qu’on en vienne au régime très libéralisé d’importation en franchise temporaire aujourd’hui en vigueur : l’évolution s’est faite avec une sage progressivité, en passant par une série de mesures d’assouplissement de la réglementation dont les fonctionnaires des douanes les plus anciens ont gardé le souvenir.

 

En définitive cependant, ces problèmes de procédures n’allaient pas durablement accaparer l’attention des services douaniers. Bientôt, on s’aperçut que les conséquences les plus préoccupantes du développement de l’automobile se trouvaient là ou on ne les avait pas, de prime abord, aperçues.

 

Initialement, on l’a vu, les douaniers n’avaient pas tenu pour révolutionnaire le transport de marchandises de fraude par voiture automobile. L’affaire changea d’aspect quand se multiplièrent les cas de franchissement de vive force de la frontière par des automobiles de plus en plus robustes et de plus en plus rapides. Bien sûr, cette situation nouvelle prit du temps à s’installer : son développement s’est étalé sur une période d’environ vingt ans coupée par la Grande Guerre.

 

On peut situer en 1908 ou 1909, le moment où la Douane bascula de la sérénité dans l’inquiétude. Ce sont les frontières du Nord qui furent le théâtre des incursions des premières automobiles de fraude. Il s’agissait de modèles de courses actionnés par des moteurs de 80 à 100 cv.

 

Ces engins passaient à toute vitesse devant les bureaux qui, à l’époque, ne disposaient pas de barrières, l’Administration ayant laissé en quelque sorte tomber en désuétude le droit qu’elle tirait du Code de 1791 d’installer des obstacles de ce genre en première ligne.

 

Il n’était plus question, comme dans les premiers temps, de se jeter à la tête de ces véhicules, comme on se jetait précédemment à la tête des chevaux. En 1908, le préposé Servoise, de la brigade de Dompierre dans l’Avesnois, fut grièvement blessé en cherchant à arrêter une auto qui n’avait pas obéi aux sommations réglementaires. Ce ne fut pas le seul accident de cette nature que l’on eut alors à déplorer et il y eut à plusieurs reprises mort d’hommes.

 

A l’évidence, pendant un certain laps de temps, le service se trouva submergé. Le chroniqueur des Annales des Douanes écrit, en 1913, que, «entre les mains d’hommes audacieux, prêts à ne reculer devant aucune extrémité pour consommer leurs tentatives, ces engins qui passaient en trombe, à toute heure du jour et de la nuit, sur les chemins les mieux gardés, furent quelque temps les maîtres de la route ».

 

Les agents ne manquaient pourtant ni de courage (l’exemple du préposé Servoise le démontre), ni d’ingéniosité : ils essayèrent d’arrêter les autos dans leur course en s’exerçant à crever les pneumatiques à coups de revolver; ils placèrent sur les routes des chicanes de fagots de bois, meules de paille, troncs d’arbre.

 

En 1910, un correspondant des Annales exposait dans cette publication qu’il existait un « moyen très simple » pour combattre la fraude par automobile. Il suffisait, disait-il, de placer sur le sol, à hauteur des bureaux de douane « des planches de 10 à 12 mètres de longueur, 30 à 40 cm de largeur sur lesquelles seraient placés, la pointe en l’air, des clous de différentes dimensions. En s’enfonçant dans les enveloppes, les clous soulèveraient la planche qui, bloquée contre le châssis, ferait office de frein et mettrait les pneumatiques hors d’usage ». La chausse-trappe était née !

 

Mais en vérité, l’utilisation de ce prototype s’avéra fort difficile et ne fut pas à la hauteur des espoirs de l’inventeur.

 

Les succès obtenus par les agents demeurèrent rares et la version nouvelle de la contrebande ne tarda pas à prendre des allures quasi mythiques.

 

Ainsi put-on lire, en 1910, dans les Annales des Douanes l’information suivante :

 

« Un journal de la frontière du Nord donne la description suivante d’une automobile construite pour la fraude et que l’on a désignée dans la région de Lille, sous le nom d’auto-fantôme : « Ce qui caractérise cette machine, c’est son extrême puissance (80 H.P.), ses dimensions formidables (6x2x2), sa carcasse, qui est en tôle d’acier; sa forme d’obus à l’avant, sorte de cage pour les passagers et pour les marchandises.

 

Elle a quatre leviers dont les trois ordinaires, l’un pour le débrayage, l’autre pour le frein au pied, l’autre pour l’accélération, et le quatrième qui a pour fonction de débrayer tout en formant friction sur un pignon, ce qui transforme la force-vitesse en force-poussée.

 

Lorsque le chauffeur manœuvre ce quatrième levier, quel que soit l’obstacle, qui se trouve devant la machine, sauf un vieil et gros arbre solidement fiché en terre, tout doit céder : porte, grille, mur lui-même. A l’avant, deux tampons avec puissants ressorts que deux chevaux feraient à peine bouger font obstacle à toute résistance et permettent de déplacer un véhicule.

 

Ajouter : un réservoir de 200 litres d’essence pouvant permettre de rouler pendant une journée entière, des pneus garnis de cônes dont le creux, situé à l’extérieur, avale le clou ou le gravier « perceur »; imaginez tout ce que la science à mis au point dans l’automobilisme, tout ce que la volonté de triompher de l’obstacle peut faire découvrir, tout ce que la nécessité de passer quand même est susceptible d’adopter, et vous aurez une idée des automobiles en question, qui peuvent faire du 120 à l’heure ».

 

Il y avait alors deux ans que les états-majors douaniers cherchaient en vain à faire face â la situation. Leur désarroi est apparent quand, en 1908, entre en application une profonde réorganisation des services. Alors que la Direction générale trace, pour la surveillance des côtes, une politique à long terme basée, à terre, sur des unités moins nombreuses mais plus mobiles, et, en mer, sur « la création d’un service d’embarcations automobiles », elle se montre en revanche extrêmement discrète en ce qui concerne les frontières terrestres.

 

Cette attitude est compréhensible puisqu’on attend alors les résultats d’expérimentation locales encore bien tâtonnantes. L’idée qui cependant prévaut très vite est qu’il faut dresser sur les routes gardées des obstacles solides et l’on pense tout naturellement aux barrières mobiles. Pour nous qui avons été accoutumés à voir les douaniers manœuvrer ces obstacles (jusqu’à ce qu’on les supprime en bien des points), il peut sembler étrange qu’il ait fallu des années avant généralisation de la mesure.

 

Et pourtant, il en a bien été ainsi pour des raisons qui ne furent pas toutes budgétaires. La première difficulté fut d’ordre purement administratif. Pour faire revivre la disposition prévue dans le code de 1791, on jugea indispensable de réunir en 1911 une commission interministérielle composée de représentants des départements des Finances, des Travaux publics, des Affaires étrangères et de la Guerre. On demanda à ses membres de « rechercher les moyens propres à réprimer la fraude par automobile ».

 

Sa mission était donc générale, ce qui ne pouvait à l’évidence en abréger la durée. De fait, si elle conclut rapidement à la parfaite légalité du barrage des routes légales, elle préféra, pour le surplus, travailler à partir de rapports établis par des commissions régionales. Celles-ci préconisèrent, en ce qui concernait les barrages fixés, des dispositifs d’arrêt consistant généralement en câbles métalliques de grande résistance tendus obliquement entre deux piliers.

 

Cette solution fut adoptée par la Commission centrale qui exprima par ailleurs l’avis que la circulation devait être laissée libre sur les routes non légales : toutefois on admettait que les agents des douanes puissent, hors des bureaux, faire usage d’engins d’arrêt portatifs dont divers modèles furent proposés. Ainsi la chausse-trappe recevait-elle une consécration légale.

 

Une politique de défense se trouva, au terme de l’année 1912, définie dans la réponse suivante que le ministre des Finances donna à une question posée par un député du Nord :

« Les mesures destinées à réprimer la fraude par automobiles ont été arrêtées en principe. Elles consistent :

1° dans l’installation de barrières fixés devant les bureaux de première ligne;

2° dans l’emploi d’obstacles portatifs sur lei chemins indirects ainsi que sur la partie des routes légales situées en arrière des bureaux de première ligne.

 

Les crédits nécessaires pour l’établissement des barrières fixes vont être demandées au Parlement; dès qu’ils auront été votés, les travaux seront commencés ».

 

 

Le choix et le mode d’emploi des obstacles portatifs qui avaient déjà occupé une bonne partie des années 1911 et 1912 ne furent véritablement arrêtés qu’en 1913.

 

En ce qui concernait l’engin lui-même, la Direction générale opta pour un modèle conçu par le capitaine des douanes Bernard de Pont-à-Marcq; pour le surplus on diffusa de sévères consignes d’utilisation destinées à prémunir les automobilistes de bonne foi contre les « surprises fâcheuses » : il y avait eu à cet égard, dès 1912, des protestations d’automobilistes des régions frontalières dont un parlementaire du Valenciennois s’était fait l’écho.

 

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Quand la Grande Guerre éclata, les services commençaient à peine à reprendre en main la situation. On sait, hélas ! ce qu’il advint de l’organisation laborieusement mise en place ! Les plaines du Nord allaient s’illuminer d’autres fusées que celles dont M. Branet, directeur général des douanes, était venu, en février 1912 examiner l’emploi expérimental, dans la région lilloise « en vue de signaler le passage des automobiles ayant réussi à forcer le premier cordon ».

 

Tout fut à reprendre en 1919 lors du rétablissement des lignes et c’est alors que, pour la première fois, l’automobile fut considérée comme un moyen de lutter contre la fraude. Quand, en 1907, l’administration des Contributions indirectes avait décidé de remplacer les « recettes à cheval » par des « recettes en automobile », on avait réagi, dans l’administration des Douanes, en réclamant… des canots automobiles ! La Guerre était venue entre temps balayer bien des idées reçues; aussi, lorsqu’elle vit la Gendarmerie arrêter un programme d’équipement de ses unités en automobiles et side-cars, la direction générale des Douanes envisagea-t-elle de s’orienter dans la voie de la motorisation.

 

Elle le fit cependant avec beaucoup de prudence, puisqu’en 1919, « l’utilisation éventuelle » des voitures automobiles était présentée comme une « expérience à tenter » et que celle-ci « ne serait pas complète s’il n’était également prévu pour les agents d’exécution un moyen de locomotion approprié, permettant d’assurer à leur service un plus grand rayon d’action en même temps que plus d’imprévu et de mobilité » par la « généralisation de l’emploi de la bicyclette ».

 

Quoiqu’il en soit, une époque se terminait pour le service des brigades, même si le passage des temps anciens aux temps modernes allait s’étaler sur un quart de siècle.

 

Jean Clinquart

 


 

Cahiers d’histoire des Douanes

 

n°3

 

1986


 

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