Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

1883-1884 Douaniers et fraudeurs des frontières du Nord – astuce, intrépidité, violence

Mis en ligne le 1 mars 2020
Extraits des « Souvenirs inédits de Jean dit Lucius Paloc, Directeur des Douanes ».

 


Jean Paloc est bien connu des lecteurs des Cahiers de l’Histoire des Douanes Françaises. Il a en effet laissé des souvenirs dont notre publication a pu, grâce à l’obligeance des descendants de l’auteur, commencer à faire apparaître des extraits dans ses deux premières livraisons.

Nous poursuivons aujourd’hui cette publication par la relation de six affaires de fraude dont Jean Paloc a eu directement connaissance et dans lesquelles il lui est même arrivé de jouer un rôle. Toutes ont eu pour théâtre le nord de la France où notre mémorialiste, se trouva affecté dans les années 1883-1884.

Ces histoires sont contées avec verve. Elles ne visent pas spécialement à glorifier la Douane et les douaniers que les fraudeurs ont l’art de berner. En revanche elles témoignent de ce que fat la vie des fonctionnaires des douanes, sur les frontières du Nord, à la fin du siècle dernier, des difficultés auxquelles ils furent confrontés, de leur manière d’y faire face et aussi de leur amour du métier. C’est pour toutes ces raisons qu’elles ont trouvées place ici.

 

N.B.. Le titre et les sous-titres sont de la rédaction des Cahiers.

 


1 – Le suspense

 

Un matin du mois de mai 1883, M.Camille, directeur des Douanes à Dunkerque, où je remplissais les fonctions d’inspecteur sédentaire, me fit appeler pour me donner connaissance d’une note qu’un exprès venait de lui apporter de la part du receveur de Ghyvelde-route, bureau situé à l’extrême frontière, soit à quatorze kilomètres de Dunkerque.

 

Par cette note, M.Danotoville informait le directeur qu’une bélandre belge s’était présentée, dès la première heure du jour, pour entrer en France par le canal de Furnes ; que ce bateau était sur lest, mais que les agents de service n’avaient pu faire glisser la chaîne sous lui, retenue qu’elle avait été à l’avant par un obstacle suspect. Interrogé à ce sujet, le bélandrier avait affirmé qu’il n’avait rien à déclarer. Comme le receveur ne possédait pas les moyens matériels d’examiner le dessous du bateau, il avait placé deux hommes à bord pour l’escorter jusqu’à Dunkerque, où sans doute il serait possible, lui semblait-il, de procéder à une vérification approfondie.

 

La bélandre vient d’arriver, me dit le directeur ; elle a été conduite sous la grue du canal de Furnes. Prenez avec vous le personnel qui vous sera nécessaire, et faites pour le mieux.

 

On voit que cet excellent M. Cornille ne tenait pas à se compromettre en donnant à ses subordonnées des instructions trop détaillées !

 

J’envoyai chercher M. Cardocq, un des meilleurs vérificateurs de la douane de Dunkerque, et le sous-brigadier visiteur Michel, qui parlait très bien le flamand et devait nous servir d’interprète, car la note du receveur de Ghyvelde faisait connaître que le batelier belge ne comprenait pas un mot de français.

 

Quand nous arrivâmes sur les bords du canal, il était environ onze heures. La bélandre était amarrée près d’une grue, deux préposés étaient à bord et le batelier, assis à l’avant, déjeunait sur le pouce. Je chargeai le sous-brigadier Michel de l’interroger.

 

Après beaucoup de circonlocutions et de faux-fuyants, cet homme finit par avouer – il ne pouvait guère faire autrement – que sous son bateau existaient plusieurs tiroirs qui avaient servi à introduire du tabac en fraude. Mais il prétendit que, depuis longtemps, ils étaient vides.

 

De cela il fallait naturellement s’assurer. A cet effet, nous fîmes crocher le bateau par la grue, pour le soulever et examiner ce qu’il portait sous lui. Mais, quoique sur lest, cette immense bélandre avait un poids énorme. De plus, elle était déjà vieille, et bientôt elle craqua de toutes parts. Il fallut s’arrêter, sous peine de la démolir. Comment dès lors arriver à nos fins ?

 

Nous nous concertâmes, M. Cardocq et moi, et nous décidâmes de faire conduire ce bateau au chantier de construction qui se trouvait à quelques centaines de mètres plus loin, et là, de le faire mettre à sec en l’amenant sur le plancher de carénage. Mais quand il fut arrivé en face du chantier, nouvelle difficulté, bien que d’un autre ordre. Il fallait, pour mener à bien l’opération, entourer la bélandre de chaînes solides et la haler au moyen d’un cabestan. Vingt hommes, nous assura le constructeur, étaient nécessaires pour ce pénible travail. Aussi demandait-il, pour la main d’œuvre et les risques à courir, une somme de cent francs.

 

Bien entendu, notre homme répondit négativement.

 

Soit, répliquai-je ; mais comme son bateau porte des compartiments ayant servi ou servant encore à la fraude, et que, d’après la loi, il nous doit les moyens de vérifier leur contenu ; comme nous ne pouvons y arriver qu’en faisant mettre ce bateau à sec, dites-lui que ni lui ni sa bélandre ne partiront d’ici tant qu’il n’aura pas pris l’engagement que je lui demande.

 

Et, comme il persistait dans son refus, nous tournâmes les talons pour regagner la recette principale, située rue Faulconnier.

 

Avais-je bien le droit de prendre pareille décision ? C’est très discutable, mais qui n’ose rien…

 

Bref, après quelques heures d’attente, je fus averti que le batelier, qui voyait que c’était sérieux, avait fini par consentir à répondre du paiement des cent francs exigés par le constructeur et que l’opération était commencée.

 

Nous nous transportâmes de nouveau, M. Cardocq et moi, au chantier de construction.

 

Sous l’effort de vingt hommes vigoureux, l’énorme bélandre était insensiblement amenée près du plancher de carénage. La traction en devint, à un moment donné, extrêmement difficile, en raison de l’épaisse couche de vase qu’entraîna le bateau lorsqu’il ne flotta plus.

 

J’examinai pendant ce temps la figure et l’attitude du belge et je ne pus m’empêcher de dire à M. Cardocq : «Nous sommes roulés et on va rire de nous tout à l’heure – plus de cinq cents badauds étaient en effet accourus pour assister à cette manœuvre insolite – notre homme est trop tranquille pour avoir quoi que ce soit dans ses tiroirs ».

 

Je ne me trompais pas. Une fois la bélandre à sec et inclinée sur un côté, on pût retirer les tiroirs. Ils étaient vides !

 

Oui, vides en ce moment, mais combien de fois n’avaient-ils pas servi, lorsque la bélandre devait dépasser Dunkerque et se trouver, par suite, loin de la surveillance de la douane, ce qui permettait à ceux qui la montaient d’effectuer en toute sécurité le retrait du tabac introduit en fraude ?


Ce tabac, inséré dans des boîtes en fer blanc hermétiquement fermées, ne souffrait nullement au contact de l’eau. Comme, à chaque voyage, on pouvait en introduire une centaine de kilogrammes et que le bénéfice réalisé était d’environ 10 francs par kilo (2), on voit quel profit illicite les fraudeurs retiraient, chaque fois, de leur coupable industrie. Le belge dont il vient d’être question fut donc très heureux de se retirer de ce mauvais pas à bon marché, et j’incline à penser que, dûment averti, il n’a pas recommencé.

 

 


Il me reste à expliquer comment le truc avait été découvert par la douane de Ghyvelde-route.

 

Théoriquement, on aurait dû, dès la première fois que cette bélandre était entrée en France, constater qu’elle portait des tiroirs sous son plancher, attendu que la longueur de la chaîne passée sous elle excédait la longueur normale. Mais, les tiroirs étant très plats, la différence était, pratiquement, peu appréciable. De plus, la chaîne glissant avec facilité, grâce à des renforts en bois qui dissimulaient, à l’avant et à l’arrière, toute solution de continuité, les employés de Ghyvelde n’avaient jamais conçu de soupçons. Seulement, à la longue, un de ces contreforts s’était détaché et la chaîne avait, par suite; été retenue par l’angle du premier tiroir qu’elle avait rencontré sur son passage.

 

 

2 – Des bûches à ne pas mettre au feu…

 


Le receveur de Ghyvelde-route, M. Danetoville, fut plus heureux dans une autre circonstance.


Il était occupé à ses écritures, un après-midi du mois de septembre 1883, lorsqu’un gamin lui apporta un billet par lequel un individu, qui se disait son compatriote, le priait de venir lui parler sur le territoire belge, à une faible distance de la frontière, pour lui faire, expliquait-il, une importante révélation. Énergique et vigoureux, M. Danetoville n’hésita pas à se rendre à l’endroit qui lui était désigné. Il y trouva un Flamand qu’il avait fait condamner, par contumace, quelque temps auparavant, à l’emprisonnement et à une forte amende, pour affaire de contrebande, et qu’il savait s’être réfugié en Belgique, afin d’éviter les suites de cette condamnation.

 

Après avoir exprimé ses regrets de s’être mis en si mauvaise posture et promis de ne pas recommencer – ce qui était pour le moins douteux – cet individu demanda au receveur si, dans le cas où il fournirait au service les moyens de réprimer une opération importante de fraude, l’administration des douanes voudrait bien lui faire remise des pénalités sous le coup desquelles il se trouvait.

 

– Il ne m’est pas possible de vous en donner l’assurance, lui répondit M. Danetoville je n’ai pas qualité pour cela, mais ce que je puis vous promettre, c’est de solliciter en votre faveur toute l’indulgence de l’Administration. J’y engage même ma parole.

 

– J’ai confiance en vous, M. le receveur. Voici ce que j’ai à vous révéler, sous le sceau du secret, bien entendu, pour ne pas me faire une mauvaise affaire avec un contrebandier d’ici. N’avez-vous pas laissé passer, il y a environ une heure, une charrette de bois à brûler ?

 

– Parfaitement, une charrette chargée de bûches de chêne et se rendant à Dunkerque. Je n’y ai rien vu de louche.

 

– Eh bien, M. le receveur, les deux tiers de ces bûches sont forées et contiennent du tabac. Procurez- vous une voiture, rattrapez la charrette, et vous pourrez vous assurer que je dis la vérité. Ce contrebandier est dangereux. Méfiez-vous de lui et emmenez avec vous un douanier armé.

 

– Merci, mon ami, et comptez sur moi, si je réussis.

 

M. Danetoville retourna immédiatement à son bureau et se mit aussitôt à la recherche d’une voiture, d’une carriole, d’un véhicule quelconque avec le- quel il pût se mettre à la poursuite du fraudeur. Mal- heureusement le bureau de Ghyvelde-route est complètement isolé et assez éloigné, non seulement du village le plus voisin, mais encore de toute habitation. Le receveur mit donc un certain temps à se procurer une carriole attelée, faute de mieux, d’un cheval de labour. Bref, plus de deux heures s’étaient écoulées depuis le passage de la charrette de bois, quand il put se mettre en route avec un préposé de la brigade.

 

En revanche, il n’y avait pas à se tromper sur la direction qu’il fallait suivre. La route qui, du poteau frontière, aboutit à Dunkerque, sur une longueur de 14 kilomètres, longe, à droite, le canal de Furnes et surplombe, à gauche, d’interminables et monotones champs de colza, de lin, de betteraves, dans lesquels le contrebandier ne pouvait pas s’engager. Il fallait forcément suivre cette route et toujours cette route jusqu’à Dunkerque.

 

M. Danetoville pressa autant que possible son cheval, mais il arriva à Dunkerque sans avoir rattrapé la charrette qu’il poursuivait, et la nuit était déjà venue.

 

Aux remparts, il interrogea le préposé d’octroi de service à la porte. Cet agent lui apprit qu’une charrette de bois venait de pénétrer dans la ville et que le conducteur avait pris un laissez-passer pour sortir par la porte de Calais. M. Danetoville modéra alors l’allure de son cheval et, connaissant parfaitement Dunkerque, suivit pour ainsi dire cette charrette à la trace. Après avoir parcouru trois ou quatre cents mètres il l’aperçut arrêtée devant une auberge de la basse-ville. Le cheval avait été dételé et, à travers la porte vitrée, il reconnut parfaitement son contrebandier, qui se disposait à se mettre à table pour souper.

 

Dans ces conditions, l’arrestation pouvait sans inconvénient être retardée d’au moins une heure. M. Danetoville fit en conséquence descendre le préposé qui l’accompagnait, en lui recommandant de se dissimuler, et se dirigea vers la Direction qui n’était qu’à une faible distance. L’inspecteur principal M. Deshorbe, occupait une partie de l’aile gauche de l’ancien hôtel de la Ferme générale. Mais comme ce soir là il se trouvait en tournée sur ses lignes, ce fut moi qui, sur l’invitation du directeur, me rendis à la caserne pour faire mettre à la disposition du receveur de Ghyvelde deux préposés en uniforme et armés, qui,avec leur camarade laissé près de l’auberge, devaient sûrement en imposer au contrebandier et prévenir de sa part toute tentative de rébellion.

 

Accompagné de ces deux préposés, M. Danetoville mit d’abord sa carriole en lieu sûr et alla retrouver celui qu’il avait amené de Ghyvelde. Tous les quatre s’embusquèrent dans l’obscurité, tout en surveillant les allées et venues du charretier.

 

Au bout d’une heure, celui-ci sortit, attela son cheval et se mit en route. Il n’avait pas fait dix pas que les trois préposés s’emparaient de sa personne, pendant que le receveur arrêtait le cheval.

 

Se voyant pris et bien pris, l’homme n’opposa aucune résistance et avoua qu’il transportait du tabac en fraude. Il fut conduit à la caserne, surveillé pendant la nuit et, le lendemain, écroué à la prison.

 

Quant à la charrette, elle fut déchargée dans le magasin de la recette principale, et nous pûmes nous rendre compte de l’ingéniosité avec laquelle les bûches de chêne avaient été préparées. On les avait forées sur une profondeur d’environ trente centimètres et bourrées de scaferlati fortement pressé. Puis, on avait bouché l’orifice des trous avec des bondes de chêne géométriquement découpées à la demande de chacun d’eux. On avait enfin répandu un peu. de boue sur les bondes, de façon à dissimuler complètement le cercle, cependant presque imperceptible, qui les entourait.

 

Évidement ce long et méticuleux travail n’avait pas été fait en vue d’une seule introduction. Ces bûches devaient avoir servi ou étaient destinées à servir encore à des importations frauduleuses. Dans tous les cas, le bénéfice que le contrebandier en avait retiré ou espérait en retirer, était considérable. Chaque bûche, il y en avait une centaine, contenait en effet, quatre kilos de tabac, soit, pour l’entier chargement, quatre cents kilos… C’était coquet.

 

 

3 – …et de précieux madriers

 


La découverte et la répression de la tentative de fraude dont il vient d’être question furent dues, comme on l’a vu, à une dénonciation intéressée. Le service des douanes n’y eut donc pas grand mérite. Dans une affaire analogue mais plus importante encore, qui se produisit, l’année suivante, à Tourcoing ce furent, au contraire, la sagacité et surtout le sang-froid d’un vérificateur qui permirent de saisir une quantité considérable de tabac et de mettre le délinquant sous les verrous.

 

 

 

Bien que situé à trois kilomètres de la frontière, le bureau de Tourcoing est le premier bureau français que rencontrent les trains de la ligne Ostende, Gand, Mouscron et Lille. Il est donc, par le fait,bureau- frontière. Les marchandises exemptes de droits ou passibles de faibles taxes, telles que la houille, les bois, les plantes vivantes etc, y sont vérifiées dans les wagons et sur la voie même du chemin de fer, ce qui évite au commerce des frais de manutention. Quant aux autres, elles doivent être conduites dans les magasins de la gare, pour que le service des douanes puisse les soumettre à une vérification approfondie. Dans le courant de 1884, à une date qui m’échappe, l’agent de la compagnie du Nord chargé de faire pour le compte des destinataires les déclarations d’entrée, celui qu’on appelle l’agent en douane et qui a la procuration de la compagnie, déclara pour la consommation immédiate un wagon de 150 madriers de sapin, qui, d’après la lettre de voiture, venaient d’Ostende et primitivement de Norvège.

 

Le permis de consommation ayant été délivré par le receveur (3), le vérificateur de service sur les voies se rendit, avec son. préposé-visiteur et un agent du chemin de fer, près du wagon, qui devait, après l’accomplissement des formalités de douane, être dirigé, sous le régime libre, sur la gare de la petite vitesse à Lille, où le destinataire viendrait en prendre livraison.

 

M. Bouvier -ainsi se nommait ce vérificateur- était un excellent employé, intelligent, dévoué et très pondéré. Il monta dans le wagon, donna sans résultat un coup de vrille dans un madrier, en vrilla un second et retira… quelques bribes de tabac.

 

Certes, on doit s’attendre à tout en matière de fraude. Il faut cependant reconnaître que bien des employés, si pareille chose leur était arrivée, n’auraient pu retenir une exclamation, un geste trop significatif pour les personnes qui étaient près ou même à une certaine distance du wagon. Or, il est avéré que, dans les gares-frontières, les fraudeurs paient des hommes d’équipe ou des manœuvres, pour être avertis, en temps opportun, du résultat des investigations de la douane. Qu’on s’aperçoive que celle-ci a découvert le pot aux roses, et le fraudeur s’éclipse aussitôt. Le service ne peut plus verbaliser que contre la compagnie du chemin de fer et, dans ce cas, l’administration se borne, avec toute justice, à confisquer la marchandise. Il importe donc au plus haut point de reconnaître et d’appréhender le véritable coupable, pour pouvoir lui faire subir les pénalités édictées par la loi.

 

Imbu de ce principe, M. Bouvier eut la présence d’esprit de ne pas broncher et de garder un silence absolu, à ce point que son préposé-visiteur même ne s’aperçut de rien. Il descendit sur la voie et, s’adressant au douanier de planton, prononça la phrase traditionnelle : « C’est bien; laissez-enlever ».

 

Le wagon de madriers fut alors attelé à un train de marchandises qui devait partir le soir pour la gare de Saint-Sauveur, à Lille. Quant à M. Bouvier, il se rendit immédiatement dans le cabinet de M. Boucher de Brémoy, sous-inspecteur à Tourcoing, et lui rendit compte de ce qui venait de se passer.

 

Cet employé supérieur sauta aussitôt dans un train de voyageurs qui était en gare et, une demi-heure après, il frappait à ma porte.

 

Nous pûmes ainsi nous concerter sans retard sur les dispositions qu’il convenait de prendre pour arrêter notre fraudeur, lorsqu’il viendrait prendre livraison de ses cent cinquante madriers. A cet effet, nous nous dirigeâmes vers la gare Saint-Sauveur. Je connaissais peu le chef de gare, car je n’étais inspecteur à Lille que depuis quelques mois, mais je savais par mon cher et regretté collègue M. Pierre Petit, qui remplissait les fonctions d’inspecteur sédentaire, qu’il était très dévoué à la douane et que nous pouvions compter entièrement sur lui.

 

Il se mit effectivement à notre disposition, lorsque je lui eus expliqué les motifs de notre visite, et voici ce qui fut convenu entre nous : un agent du service actif serait placé, à une table du bureau des employés du chemin de fer, en costume civil, près de celui qui recevait les déclarations; il y resterait pendant toute la durée dès vacations et, pour se donner une contenance, ferait de vagues relevés de permis, ce qui lui permettrait sans doute d’arrêter, à bon escient, le fraudeur, dès que celui-ci aurait signé sa déclaration.

 

J’avais en ce moment, sous la main, à la gare même de Saint-Sauveur, le brigadier Baillet, qui, affecté précédemment à la gare des voyageurs, y avait donné de nombreuses preuves d’intelligence, de flair et de vigueur. C’était un vieux routier, trapu, épais, ayant la tournure d’un bon campagnard, mais d’autant plus redoutable pour les fraudeurs qu’ils ne se méfiaient pas de lui.

 

A son grand désespoir, le directeur de Lille lui avait récemment assigné le poste de Saint-Sauveur, pour le remplacer; à la gare des voyageurs, par le brigadier Ducrocq, nouvellement promu, qui, à Saint-Sauveur aurait été trop éloigné de la Direction, où, dans ses moments de loisir, il aidait la domesticité. C’était pour le brigadier Baillet une véritable disgrâce, et cet excellent serviteur en a souffert pendant des années. Mais il savait que je n’avais nullement participé à la mesure dont il avait été l’objet. Aussi étais-je sûr qu’il remplirait de son mieux la mission dont j’allais le charger.

 

Je le fis donc appeler dans le cabinet du chef de gare, je lui expliquais ce que nous attendions de lui, et, le lendemain matin dès la première heure, il fut installé dans le bureau des déclarations.

 

Un jour, deux jours, trois jours s’écoulèrent : personne ne se présenta pour prendre livraison des madriers de sapin. Le quatrième jour, j’allai à Tourcoing et nous convînmes, le sous-inspecteur et moi, que si, le lendemain, l’arrestation du fraudeur n’avait pas ‘eu lieu, nous ferions revenir le wagon à Tourcoing et qu’on verbaliserait contre la compagnie du Nord, car nous serions alors à peu près sûrs que la Mèche avait été éventée.

 

Mais j’étais encore à Tourcoing lorsqu’on apporta à M. Boucher de Brémoy un télégramme de M. Pierre Petit lui annonçant que le fraudeur était arrêté et le priant d’envoyer M. Bouvier à Lille pour clôturer sa vérification.

 

Le fraudeur était un belge de Poperinghe, petite ville de la Flandre occidentale. D’après ce qu’il avoua plus tard, il avait rôdé, pendant quatre jours consécutifs, autour et même à l’intérieur de la gare Saint-Sauveur, sans oser se présenter au bureau des déclarations, tellement sa peur était grande d’être pincé. Enfin, voyant que son wagon, qu’il apercevait sur l’une des voies de garage, n’était nullement surveillé et que personne n’y prêtait attention, il prit son courage à deux mains et entra dans le bureau, où il réclama ses madriers, paya le prix du transport d’Ostende à Lille, et signa un récépissé.

 

A ce moment précis, le brigadier Baillet, énervé par cette attente interminable de quatre jours, bondit et empoigna au collet le malheureux belge, en lui criant : « Au nom de la loi, je vous arrête ».

Sans son étreinte vigoureuse, celui-ci se serait écroulé sur le plancher, car il perdit presque connaissance. Aussi ne fit-il aucune difficulté pour raconter comment il avait procédé à sa tentative de fraude. Ses dires furent d’ailleurs contrôlés, quelques instants après, par le vérificateur M. Bouvier.

 

Les cent cinquante madriers de sapin, qui avaient dix centimètres d’épaisseur, avaient été importés en premier d’Ostende à Poperinghe. A destination, on en avait creusé une centaine, en trois endroits et à une profondeur de 5 centimètres. Les compartiments ainsi obtenus avaient été remplis de tabac pressé et contenaient chacun 5 kilos, soit 15 kilos par madrier et 1 500 pour l’ensemble du chargement. Puis, on avait collé sur toute la longueur des madriers une planche très mince de sapin, en ayant soin de donner à la colle la couleur du bois, et quelques coups de rabot avaient si bien uni les bords des madriers qu’il était difficile, sans un examen approfondi, de s’apercevoir qu’ils avaient été creusés. Ce n’était pas tout. Le fraudeur s’était dit que, si un chargement de bois arrivait directement de Poperinghe à Tourcoing, la douane pourrait soupçonner une opération frauduleuse, attendu que l’introduction des bois du Nord ne se fait presque jamais par les villes belges de l’intérieur. Il avait en conséquence réexpédié ses madriers à Ostende, d’où ils avaient été dirigés sur Tourcoing. Le service des douanes devait trouver dès lors cette importation toute naturelle.

 

M. Bouvier, qui avait fait preuve dans la circonstance de très sérieuses qualités, fut récompensé peu après par un changement avantageux : il fut envoyé, en qualité de vérificateur, dans une douane de premier ordre, celle de Bordeaux.

 


4 – Tel est pris…

 


Les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Ce dicton, qui est souvent faux, ne l’a pas été pour nous, peu de temps après le brillant résultat obtenu par M. Bouvier.

 

Un soir du mois d’août 1884, je me rendis, vers 9 heures, à la gare de la petite vitesse, à Lille, pour prendre mon secrétaire, le préposé Morelle, qui y était de service, et faire avec lui une tournée de nuit à Lezennes.

 

Ici je crois devoir ouvrir une parenthèse pour faire ressortir combien l’Administration a parfois été mal inspirée en prescrivant d’appliquer partout, d’une manière uniforme, certains de ses règlements.

 

Elle avait décidé, quelques années auparavant, que les préposés servant de secrétaire aux inspecteurs divisionnaires feraient désormais, chaque mois, un nombre déterminé d’heures de service de nuit. Le taux devait être le môme pour toutes les inspections. La mesure n’était certes pas rigoureuse pour beaucoup de divisions, celles par exemple dont l’action s’étendait sur les côtes et sur les ports. Mais la situation était toute différente, en raison de l’activité de la contrebande, sur la frontière du Nord et de l’Est. Là, les incidents étaient incessants et donnaient lieu à un ensemble d’écritures qui absorbaient tous les instants des secrétaires d’inspection. C’est ainsi qu’à Lille, le préposé Morelle arrivait à mon bureau à 7 heures du matin et n’en bougeait plus, sinon pour déjeuner, et encore à la hâte, jusqu’à 6 ou 7 heures du soir. Les dimanches même et les jours fériés, il venait y travailler pendant une partie de la journée. Et le pauvre diable devait par surcroît passer, chaque mois, plusieurs nuits dehors. Résultat inévitable, les lendemains, il était éreinté et ne pouvait faire que de la mauvaise besogne. Mais passons.

 

Quand j’arrivais à la gare Saint-Sauveur, j’aperçus l’inspecteur sédentaire, M. Pierre Petit, qui se trouvait dans la cour avec le brigadier des préposés-visiteurs. Il vint à moi et m’expliqua le motif de sa présence à une heure aussi insolite.

 

– Aujourd’hui, me dit-il, à 6 heures du soir, le brigadier-visiteur rentrait chez lui, en ville, lorsqu’il a été accosté par un individu assez bien mis, qu’il ne connaît pas, mais dont l’attitude lui a paru suspecte. Cet homme lui a confié que, dans l’après-midi, des fraudeurs avaient remis à la gare Saint-Sauveur, pour être expédiés à Corbehem, station au-delà de Douai, deux futailles remplies de tabac belge. Comme notre sous-officier lui demandait son nom et son adresse, pour lui faire réserver, en cas de saisie sa part d’indicateur, il a répondu que c’était inutile pour le moment, mais que s’il avait, plus tard, quel- que chose à toucher, il saurait bien se faire reconnaître.

 

– Cela n’est pas très clair, ajouta M. Petit. Aussi ai-je voulu m’assurer, avant de faire suivre les deux futailles jusqu’à destination, qu’elles contiennent réellement du tabac. Elles ont été déposées dans le grand magasin du départ; le chef de gare doit, sous divers prétextes, éloigner, vers 10 heures, les veilleurs chargés de la surveillance extérieure de ce magasin; nous y entrerons et-ferons défoncer les futailles par le brigadier-visiteur, après quoi, nous aviserons. Voulez-vous venir avec nous ?

 

J’acceptai volontiers.

 

A 10 heures, nous étions renfermés, le chef de gare, M. Pierre Petit, le brigadier-visiteur et moi, dans l’immense magasin du départ, qu’éclairait lugubrement une lampe à réflecteur. Le brigadier trouva vite les deux futailles, grâce aux étiquettes dont elles étaient revêtues. Armé d’un marteau et d’un ciseau qu’il avait apportés, il en décercla une et enleva le fond. Puis, il se mit à retirer des rognures de papier, des chiffons sans valeur, des morceaux de papier d’emballage, de vieux journaux et, enfin, un sac… rempli de terre.

 

– C’est égal dis-je en riant à M. Petit, si l’individu qui nous a joué ce tour peut nous voir par une fente de la porte, il doit joliment se moquer de nous ! – Faut-il défoncer la seconde futaille ? demanda le brigadier-visiteur.

 

– Parfaitement répondîmes-nous. Tant que nous y sommes…

 

Mais la seconde futaille avait été préparée comme la première.

 

Le brigadier-visiteur renfonça les deux fûts, qui furent dirigés, le lendemain, sur Corbehem. Personne, bien entendu, ne vint les réclamer. On avait voulu s’amuser aux dépens de la douane, qui d’ailleurs ne s’en porta pas plus mal.


5 – Une malheureuse affaire

 


On sait que les moyens employés par les contrebandiers pour introduire en France des marchandises de fraude sont infinis. Tantôt ce sont des hommes « isolés ou réunis en bandes qui, la nuit, franchissent la frontière -une ligne idéale- portant sur le dos des ballots de tabac ou de café, et cherchant à con- tourner les embuscades des douaniers. S’ils n’y réussissent pas et qu’ils soient attaqués, ils se débarrassent au plus vite de leurs charges et cherchent à fuir, soit à l’étranger, soit, s’ils en sont trop éloignés, vers l’intérieur.

 

Tantôt, ce sont des cavaliers, dont les chevaux sont, pour ainsi dire, matelassés de tabac, et qui, évitant routes et sentiers, où il pourraient se heurter à des escouades de préposés, vont à travers champs et prairies, au grand déplaisir des propriétaires, qui cependant n’osent rien dire. D’autres se servent de chiens, qui portent chacun environ 10 kilos de tabac et que l’on dresse avec soin à ne pas se laisser prendre. Mais une fraude particulièrement redoutable est celle qui se fait par voitures. Généralement les voitures que l’on emploie à cet usage sont en tout point semblables aux carrioles du pays et, à une certaine distance, se confondent, sur les routes, avec celles qui nous arrivent sans interruption de la Belgique. Avant de partir le conducteur fait boire du vin ou même de l’eau de vie à son cheval et le retient vigoureusement, lorsqu’il n’est plus qu’à une faible distance du bureau de douane, où il devrait s’arrêter pour subir la visite réglementaire.

 

Mais arrivé à quarante ou cinquante mètres du factionnaire qui surveille la route et dont l’attention est souvent détournée par le va-et-vient de véhicules de toute sorte, il rend la main à sa bête, qui part comme une flèche et ne peut que très difficilement être arrêtée. Qu’un douanier s’avise de lui sauter à la bride, et le malheureux a bien des chances d’être renversé et écrasé.

 

C’est ce qui arriva, le 25 avril 1884, au sous-brigadier Delezenne, de la brigade de Risquons-Tout (4), poste frontière placé à deux kilomètres environ de Tourcoing.

 

Depuis quelque temps, on signalait une recrudescence très sensible dans les opérations de fraude par voitures. Le service avait subi plusieurs échecs, et des carrioles conduites, d’après le signalement qu’en donnaient nos agents, par des hommes « bruns », avaient impunément traversé nos lignes. Aussi les brigades étaient elles constamment sur le qui-vive.

 

 

Ce jour-là, le 25 avril, le préposé Oudart était de faction devant le corps-de-garde de Risquons-Tout et le sous-brigadier Delezenne se trouvait sur la route même, lorsqu’ils aperçurent au loin une voiture montée par deux hommes et se dirigeant vers .eux. Elle allait au pas, mais, arrivé à une trentaine de mètres du corps-de-garde, le cheval prit subitement un trot allongé et rasa Delezenne, qui réussit à le saisir par la bride. La bête s’arrêta une demi-seconde pendant laquelle l’un des deux conducteurs, qui avait à la main une bouteille vide, la lança à la tête de notre sous-officier. Celui-ci se jeta vivement de côté sans lâcher la bride ; la bouteille ne l’atteignit pas, mais la bride, tirée violemment, se cassa dans sa main ; il tomba à la renverse, et le cheval, fouaillé par les fraudeurs, ayant repris sa course, une roue de la voiture passa sur le ventre du malheureux Delezenne.

 

A cet instant précis, le préposé Oudart, qui avait sauté sur son fusil appuyé contre lé mur du corps-de- garde et armé du sabre-baïonnette, le lança dans le flanc du cheval à toute volée et avec une telle vi- gueur que le sabre se tordit. L’animal continua, néanmoins sa course et, comme la route fait à cet endroit un demi-cercle parfait, il disparut bientôt au regard du factionnaire.

 

Tout cela, on le pense bien, s’était passé avec la rapidité de l’éclair. Aux cris d’Oudart, les préposés qui étaient dans le corps-de-garde en étaient sortis précipitamment et s’étaient lancés à la poursuite des contrebandiers, pendant que le brigadier Vandenbusche relevait Delezenne, qui gisait évanoui sur la route.


Vingt minutes après, ces préposés ramenaient la carriole, à laquelle ils s’étaient attelés. Ils l’avaient trouvée renversée sur la route, à quatre cents mètres du corps-de-garde. Quant au cheval, il était raide mort entre les brancards. La pauvre bête, quoique ayant eu le cœur percé par le sabre-baïonnette du factionnaire, avait parcouru ces quatre cents mètres au galop, puis était tombée foudroyée. Les deux contrebandiers, deux hommes bruns eux aussi à en juger par leurs cheveux, avaient filé à travers champs, abandonnant cheval, voiture et chargement. Ce chargement consistait en quatre cents kilos de tabac à fumer et quatre mille cigares. Belle prise, en vérité. Malheureusement elle était trop chèrement achetée, car Delezenne fut transporté chez lui presque mourant. Tous les soins désirables lui furent prodigués, et l’Administration prit à sa charge les frais de toute sorte occasionnés par sa maladie. Mais il était mortellement atteint et, après une année entière de cruelles souffrances, il rendit le dernier soupir le 28 avril 1885.


Il fut enterré, le 30, à Tourcoing. Nous assistâmes à ses obsèques, le directeur et moi, avec tous les officiers de la division et un détachement de préposés des postes les plus voisins.

 

Quand nous rentrâmes à Lille, une dépêche télégraphique de M. Sant, capitaine à Tourcoing, nous apprit que le célèbre M…, l’entrepreneur de fraude, qui depuis longtemps mettait sur les dents les brigades de la région et dont je tais le nom par égard pour sa famille, qui est parfaitement honorable, venait d’être arrêté à Risquons-Tout même.

 

Ce jeune homme -le sieur M… n’était âgé que d’une trentaine d’années- habitait Tourcoing, où son père était filateur. Après avoir fait son service militaire dans la cavalerie, il avait été pourvu du grade de sous-lieutenant de réserve et vivait à peu près dans l’oisiveté. Il fréquentait assidûment une brasserie dont le gérant avait une fort jolie fille, qui n’avait pas tardé à devenir sa maîtresse. Malheureusement pour lui, il fit aussitôt la connaissance de quelques individus, qui exerçaient des métiers assez louches. L’un deux, avec qui il s’était lié, lui emprunta un jour mille francs et insista, peu après, pour lui rendre le double.

 

Le sieur M… n’ignorait pas que cet individu était un entrepreneur de contrebande. Étonné de la facilité avec laquelle on gagnait de l’argent dans ce triste commerce, il résolut d’en tâter lui aussi. Il acheta successivement plusieurs voitures, des chevaux et embaucha des contrebandiers, et ce fut à partir de ce moment que nos chefs de poste signalèrent la recrudescence de contrebande dont j’ai parlé plus haut.

 

Les brigades de la frontière voyaient fréquemment le sieur M… se rendre en Belgique conduisant un élégant tilbury et ayant sa maîtresse assise à côté de lui. Quand il rentrait en France, il s’arrêtait sans hésitation devant le bureau des douanes, pour y subir la visite réglementaire, mais il lui arrivait parfois de narguer les préposés : «Vous pouvez me fouiller, allez, leur disait-il, je ne fume pas et je n’ai sur moi ni un cigare ni une allumette. Mais en ce moment, je suis heureux de vous l’annoncer, une de mes voitures franchit la ligne des douanes à Bousbèque ».

 

Et on apprenait, le lendemain, qu’il avait dit vrai !

 

Son excès d’audace le perdit. Lorsqu’il sut qu’on devait enterrer Delezenne dans la journée du 30 avril, il se dit que le moment serait favorable pour tenter une introduction. Il pensa en effet, avec raison, qu’un grand nombre des camarades du malheureux sous-officier l’accompagnerait à sa dernière demeure ; il en conclut que la frontière serait moins bien gardée ce jour-là. Il se trompait sur ce dernier point, car le détachement qui se rendit à Tourcoing n’était composé que d’hommes de repos, qui, malgré qu’ils eussent passé la nuit à l’embuscade, avaient sollicité la faveur de former le cortège. Les routes étaient donc bien surveillées.

 

Le sieur M… se rendit en Belgique dans la matinée du 30, fit mettre dans une de ses voitures 307 kilos de tabac et, monta à cheval pour «l’éclairer» (5), il ordonna au conducteur de pénétrer en France par le «pavé» (6) de la Brasserie, extrême gauche de la brigade de Risquons-Tout. Mais, arrivé sur le territoire français, il aperçut deux préposés qui barraient la route, revolver au poing.

 

Il revint sur ses pas et fit rétrograder sa voiture pour aller prendre une autre route, qui, partant de l’église de Neuville, aboutit à Tourcoing. A l’entrée de cette route, deux agents stationnaient également, faisant bonne garde. La voiture rétrograda de nouveau, et le sieur M… annonça au conducteur qu’il ne restait plus qu’à tenter de forcer le passage devant le bureau de Risquons-Tout. Mais l’homme s’y refusa. Son cheval était déjà fatigué, disait-il, par toutes ces allées et venues, et la tentative offrait trop de dangers. Une dispute s’en suivit.

 

 

Devenu furieux et dérogeant à sa tactique habituelle, le sieur M… descendit de cheval et prit dans la voiture la place du conducteur.

 

II s’engagea sur le pavé qui aboutit, par le village de Neuville, au bureau de Risquons-Tout et coupa à angle droit la route conduisant de Risquons-Tout (Belgique) à Tourcoing. Quand il ne fut plus qu’à une faible distance du bureau, il fouetta son cheval, qui prit le trot.

 

Le factionnaire était, ce jour-là, un nommé Chauvel, un superbe Breton, d’une force peu commune et d’un courage à toute épreuve. Sans hésiter -et la mort de Delezenne était cependant de nature à faire réfléchir- il sauta à la bride du cheval, qui, frappé à coups redoublés par son maître, continua sa course. Chauvel fut traîné sur un espace de cinquante mètres, mais il réussit à faire heurter une des roues contre le trottoir et, ayant ainsi un point d’appui solide, il arrêta le cheval.

 

Le sieur. M… s’élança alors sur la route et prit la fuite du côté de Tourcoing.

 

Le sous-brigadier Dewambrechies se trouvait, au moment du passage, sur une charrette de légumes, qu’il visitait. Il sauta à terre et se mit à la poursuite du sieur M… A vingt pas de lui il tira en l’air un coup de revolver, M… s’arrêta aussitôt et, ouvrant son paletot, fit le geste d’un homme qui cherche une arme. Dewambrechies, arrivé sur lui, le tint en respect avec son revolver, et, de la main gauche, le saisit au collet.

 

Au même instant, survenait le brigadier Perrin, qui, croyant à une lutte, lança un coup de poing au sieur M…

 

– Ne me faites pas de mal, s’écria celui-ci, je me rends.

 

Le brigadier Perrin s’assura qu’il n’était pas armé, et deux préposés le ramenèrent au corps-de-garde, où on le fit assoir, après lui avoir attaché une jambe au moyen d’une chaîne assez longue passée dans l’anneau de la trappe de la cave.

 

Puis, s’apercevant que le prisonnier, bien que paraissant très jeune, portait une perruque noire, le brigadier la lui enleva, et la tête blonde du sieur M.., qui n’avait pas encore été reconnu apparut aux yeux stupéfaits des douaniers. On s’expliqua alors pourquoi les fraudeurs qui, depuis deux.ans, tenaient le service en échec, étaient constamment signalés comme étant bruns. Ils s’affublaient de perruques noires, et le sieur M… avait emprunté la sienne au conducteur qu’il avait laissé en Belgique.

 

Un incident pénible se produisit quelques instants après. Le sieur Bouloir, employé dans la compagnie des tramways de Tourcoing et beau-frère du sous-brigadier Delezenne, entra dans le corps-de-garde et dit à M… : « C’est toi, misérable, qui a tué mon beau-frère ! ». En même temps, il lui asséna sur la tête un coup de parapluie. Le brigadier s’empressa alors de faire évacuer le corps-de-garde, dans lequel plusieurs personnes étrangères à l’Administration s’étaient faufilées.

 

La nouvelle de l’arrestation du sieur M… se répandit très rapidement dans les environs. Le soir, des milliers de personnes arrivèrent à Risquons-Tout pour le voir et, bien entendu, ne le virent pas. Mais c’était l’histoire du mur derrière lequel il se passe quelque chose. Le sieur Cavelier, dont l’estaminet était situé de l’autre côté de la route, profita de l’aubaine. Il débita, me dit-on, deux futailles de bière. Le commerce ne perd jamais ses droits.

 

Quant à M…, conduit, le lendemain, à Lille, il fut immédiatement jugé par le tribunal correctionnel, après avoir choisi un avocat, qui dans sa plaidoirie se plaignit vivement de violences que les douaniers avaient exercées sur son client. Grâce à sa parole enflammé et au mutisme inexplicable du délégué du receveur principal des douanes, M…, qui avait reçu en tout et pour tout un coup de poing et un coup de parapluie, passa pour avoir été mis en capilotade. Il ne fut condamné qu’au minimum des peines encourues et, enfermé à Loos, il put s’évader un mois ou deux après. Il se réfugia en Belgique et, au bout de cinq ans, rentra tout simplement à Tourcoing. Le bénéfice de la prescription lui étant acquis, il avait payé sa dette!…

 

Il faut avouer que nos lois sont souvent bizarres.

 


6 – Sanglante rencontre

 

Montaleux est un village belge situé à la frontière même, entre Risquons-Tout et Wattrelos. Grâce à la proximité de grands centres de population, tels que Tourcoing, Roubaix et Lille, il est devenu un véritable entrepôt de fraude, qui sert à alimenter de tabac et de café les pays d’alentour. Triste population, du resté que celle qui s’y est fixée, car, indépendamment des contrebandiers, on. y rencontre pas mal de déserteurs et de repris de justice, dont la plupart sont très dangereux. Aussi le service des douanes est-il sur ce point fortement organisé : il ne compte pas moins de cinq brigades, très rapprochées les unes des autres et dont l’effectif est, pour chacune d’elles de dix à quinze hommes.

 

Ce sont celles de Neuville, de Larnarlière, du Touquet, de Lamartinoire et de Wattrelos. Mais la frontière qu’il s’agit de défendre n’est qu’une ligne idéale, tracée à travers champs et dès lors très difficile à garder. La fraude est, par suite, des plus actives et provoque souvent des bagarres, qui ne se terminent pas toujours sans effusion de sang. Je crois intéressant d’en citer deux qui se sont produites, en 1884, sur le terrain de la brigade de Lamartinoire.

 

Vers la fin du mois de juillet, je reçus de l’inspecteur d’Armentières, M. Paulinier, avec qui j’entretenais les relations les plus cordiales, une communication concernant le service de ma division. Il m’informait qu’il venait de passer 24 heures en Belgique, pour s’aboucher avec des indicateurs à lui, et qu’il tenait de l’un deux qu’une bande nombreuse de fraudeurs devait très prochainement tenter de pénétrer en France, soit par la penthière de Bousbèque, qui dépendait de son inspection, soit par les chemins qui, partant de Montaleux, aboutissaient à Tour- coing et à Wattrelos. Je le remerciai et donnai immédiatement connaissance de l’avis que je venais de recevoir aux capitaines à Roubaix et à Tourcoing, en les invitant à adresser aux chefs de poste les instructions qu’il comportait.

 

Effectivement, dans la nuit du 31 juillet au ter août vers 2 heures du matin, le sous-brigadier Deleyai et le préposé Vandenbos, se trouvant en embuscade sur la lisière d’un champ de blé, à 900 mètres environ de la frontière, aperçurent à la lueur des étoiles, une bande de douze porteurs qui, en file indienne, se glissaient dans les ténèbres. Sans calculer le danger, nos deux hommes s’élançèrent, en tirant un. coup de revolver ‘ pour signaler l’attaque aux embuscades voisines. Une véritable bataille s’engagea. Deleyai et Vandenbos allaient être terrassés, quand les préposés Darras et Poulain arrivèrent au pas de course. Ce dernier, un tout jeune homme, qui mesurait 1m85 était agile et vigoureux. Armé d’un solide gourdin, il dégagea instantanément ses deux camarades et se mit à la poursuite de deux contrebandiers qui s’enfuyaient vers, la frontière. Bientôt il atteignit l’un deux, mais, au même instant, celui-ci tenant à la main un couteau tout ouvert, lui en porta un coup violent. Tout homme d’une taille ordinaire aurait reçu le couteau dans le ventre ; grâce à sa stature exceptionnelle, Poulain ne fut atteint que dans le haut de la cuisse. Le coup fut, néanmoins, si douloureux, que ce brave garçon relâcha son étreinte et, perdant son sang par une large blessure, s’affaissa presque inanimé. Son adversaire put s’échapper en Belgique.

 

 

Pendant ce temps douaniers et contrebandiers continuaient la lutte avec un acharnement incroyable, mais les premiers étaient sur le point d’être accablés sous le nombre, quand deux de leurs camarades apparurent : le brigadier Leroy et le préposé Duber. Ils n’étaient que deux, mais le brigadier Leroy valait, à lui seul, une brigade entière, par sa force musculaire, son intrépidité et la terreur qu’il inspirait aux contrebandiers, dont il était bien connu. .A sa vue, la bande se dispersa et s’enfuit à toutes jambes, en laissant trois prisonniers entre les mains des douaniers.

 

Je me rendis, le jour même, à Lamartinoire, pour procéder à l’enquête réglementaire. Quand j’y arrivai, le brigadier Leroy et quatre préposés en partaient pour Wattrelos, où ils conduisaient les prisonniers, menottes aux mains, afin de les remettre à la gendarmerie. Je fis arrêter le convoi et pus ainsi examiner les figures de bandits qu’avaient les trois fraudeurs. Couverts de poussière, la barbe et les cheveux hirsutes, la tête entourée de linges ensanglantés, ils étaient positivement hideux.

 

J’allai voir ensuite le champ de blé dans lequel la lutte avait eu lieu. Sur une surface de plus de cent mètres carrés, les épis étaient couchés et broyés comme si un peloton de cavalerie y eût manœuvré. Quant au préposé Poulain, il fut transporté à l’hôpital de Tourcoing, où il dut rester deux mois entiers.

 

Peu de jours après, un drame plus émouvant encore et dont l’issue fut d’ailleurs plus regrettable, se déroula sur la penthière de cette même brigade de Lamartinoire.

 

Les préposés Vandenbos et Darras qui avaient été mêlés à la première affaire, étaient ensemble à l’embuscade. Vers deux ou trois heures du matin, ils tentèrent d’arrêter deux fraudeurs, qui arrivaient de Montaleux et que l’on sut plus tard se nommer Demidler et Pétou. Le premier était un entrepreneur de contrebande et le second un anarchiste connu à Roubaix.

 

Le hasard fit que Vandenbos s’attaqua à Demidler et Darras à Pétou.

 

Malheureusement, pour ne pas être gênés dans leur poursuite, ils avaient laissé leur revolver à l’embuscade, de sorte que l’un et l’autre arrivèrent, désarmés, sur leurs deux fraudeurs.

 

Demidler avait un bâton à la main. Du premier coup, il envoya Vandenbos rouler à terre. Mais celui ci avait la tête dure : il se releva et se précipita sur son adversaire, pour le saisir à bras-le-corps. Nouveau coup de bâton et nouvelle chute de Vandenbos. Quatre ou cinq fois le manège se renouvela, après quoi Demidler s’enfuit en Belgique, pendant que Vandenbos restait sans connaissance sur le terrain.

 

De son côté, Darras, solide gaillard de 26 ou 27 ans, luttait dans les conditions les plus défavorables avec Pétou. L’anarchiste était, en effet; armé d’un sabre d’infanterie belge fraîchement aiguisé. Tout d’abord, il avait porté un coup à la tête à Darras, qui, ayant paré avec la main droite, eut le petit doigt tranché net. Pétou, revenant à la charge, lui asséna de nouveaux coups, toujours à la tête. Darras saisit plusieurs fois le sabre avec la main, mais chaque fois, il fut obligé de le lâcher, tellement les coupures étaient douloureuses. Enfin, se voyant perdu malgré ses appels au secours, Darras évita d’un bond le sabre qui le menaçait, puis se rua sur l’anarchiste et dans son élan le renversa sous lui. Comme il ne pouvait plus se servir de sa main mutilée et tailladée pour maintenir son ennemi, il lui crocha l’épaule avec les dents ! Quelques minutes se passèrent, pendant lesquelles Pétou essaya mais en vain, de plonger la lame de son sabre dans le dos de Darras. Bientôt celui-ci se sentit à bout de forces, et c’en était fait de lui si le sous-brigadier Delehay et le préposé Dumont, qui avaient enfin entendu ses cris, n’étaient accourus. Et n’apercevant à terre qu’une masse confondue, ils demandèrent :

 

« Où es-tu ? ».

 

« Ici, put répondre Darras, qui s’évanouit ». Pétou fut promptement ligoté et mis dans l’impossibilité de nuire.

 

Vandenbos, qui s’était relevé, la tête ensanglantée, se rendit à la caserne, pour chercher du renfort.

 

Deux préposés arrivèrent, qui portèrent Darras dans sa chambre.

 

A la pointe du jour, on se mit à la recherche du sabre de Pétou. On le trouva profondément enfoncé dans la terre; un bout de la poignée en cuivre brillait seul au soleil. En entendant venir Delahay et Dumont, l’anarchiste avait cherché à dissimuler son arme.

 

Il fut traduit en cour d’assises et condamné à huit ans de travaux forcé.

 

Quinze jours après le drame, Vandenbos, dont le crâne était décidément très dur, reprenait son service, la figure entourée d’un bandeau, mais Darras ne fut pas aussi heureux. Loin de là. Il avait reçu quatorze coups de sabre sur la tête. Au bout de trois mois, ces blessures là étaient guéries, mais les entailles à la main ne purent se fermer et continuèrent à suppurer. Darras n’avait d’ailleurs pas voulu entrer dans un hôpital. Célibataire, il fut soigné à la caserne, et forcément mal soigné. Ne pouvant plus faire un service actif, il obtint une retraite exceptionnelle, en même temps que le ministre de l’Intérieur lui accordait une médaille d’honneur et que l’administration faisait des démarches pour lui faire avoir un débit de tabac.

 

Qu’on me permette de terminer ce chapitre en racontant un curieux épilogue de cette émouvante aventure.

 

Les douaniers de l’inspection de Lille avaient juré, si jamais l’occasion s’en présentait, de venger Delezenne, Poulain et Darras. Le directeur, M.Duserech, très préoccupé de leur état d’esprit, avait chargé les capitaines et moi-même de calmer nos hommes et de leur recommander la plus grande circonspection. Nous n’étions cependant pas tranquilles !

 

Or, un beau jour, j’apprends que les préposés Dumont et Vandenbos ont, en plein jour, fait quatorze prisonniers. Quatorze prisonniers ! C’était à ne pas y croire. Le fait était pourtant rigoureusement vrai.

 

Dumont et Vandenbos gardaient un sentier assez étroit et se trouvaient dissimulés, du côté de l’étranger, par une grange en ruine. Voyant arriver de Montaleux une bande de quatorze hommes, il se concertèrent rapidement et allèrent se poster à une certaine distance l’un de l’autre. Lorsque la bande entière fut entre eux deux, ils surgirent brusquement, le revolver braqué, et menacèrent les fraudeurs de tirer dans le tas s’ils ne les suivaient pas docilement.

 

La menace était faite sur un tel ton qu’il n’y avait pas à s’y tromper. Les fraudeurs n’ignoraient pas d’ailleurs que les douaniers étaient exaspérés et qu’en ce moment, ils avaient douze balles de revolver à leur disposition. Que faire dès lors ? Ils se rendirent et eurent raison.

 

J. Paloc

 

 


(1) Les bureaux de douane situés à l’entrée des canaux du nord et de l’est possèdent des chaînes de fer que les préposés font glisser sous les bateaux venant de l’étranger, afin de s’assurer qu’ils ne sont pas munis de tiroirs ou doubles fonds con- tenant des marchandises prohibées ou passibles de droits. Ce genre de fraude a été longtemps pratiqué sur nos frontières. (Note de l’auteur).
(2) J’entends ainsi la différence entre le prix d’achat du tabac en Belgique et le prix auquel les contrebandiers le vende dans les départements du Nord, du Pas-de-Calais, de la Somme, etc… (Note de l’auteur).
(3) Le payement des droits se trouvait en effet garanti. (Note de la rédaction).
(4) Ce nom de Risquons-Tout, que porte aussi un village belge proche de la frontière, rappelle une aventure assez burlesque qui arriva, en 1848, à des héros du 24 février. Quelques jours après la chute de Louis-Philippe, un millier d’énergumènes, chauffés à blanc par des créateurs de clubs, qui cherchaient peut-être à s’en débarrasser, étaient partis de Paris pour aller -ni plus ni moins- soulever la Belgique et y proclamer la République ! Mais la bande s’égrena si bien en route qu’arrivée à Risquons-Tout, elle ne comptait plus que cent à cent cinquante individus, mais des braves à trois poils, ceux-là ! Malheureusement, après avoir dépassé la frontière, qu’aperçoivent-ils ? une compagnie d’infanterie belge, dont le commandant les invite à rentrer immédiatement en France. Surpris, ils veulent haranguer les soldats. Aussitôt l’officier belge fait faire par un tambour les sommations légales. Les Parisiens ne veulent pas en croire leurs oreilles et font mine de s’avancer. Les fusils s’abaissent alors et une décharge générale éclate. Fuite éperdue de nos héros, qui ont cependant plus de peur que de mal et dont quelques uns, en se retrouvant sains et saufs sur le sol français s’écrient pour s’excuser d’avoir si promptement lâché pied : « C’est qu’ils ont mis des balles dans leurs fusils, ces farceurs-là ! ». (Note de l’auteur).
(5) On appelle « éclaireur » le contrebandier en voiture, à cheval ou à pied, qui, sans rien porter soi-même, précéda une bande, une voiture, etc… pour signaler les escouades ou embuscades de préposés qu’il rencontre. (Note de l’auteur).
(6) Dans le Nord, un grand nombre de routes sont pavées. On les désigne le plus souvent par le nom de« pavés » pavé de Dronkart, pavé du maire, etc… (Note de l’auteur).

 

 

 

 

Cahiers d’histoire des douanes

N°3

Mars 1986

 

 

 

 

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