Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

Une photographe de la frontière ?

Mis en ligne le 1 septembre 2023
Ce texte a été rédigé à l’occasion de l’exposition temporaire « Lignes helvètes – Anna Katharina Scheidegger au MND » présentée au Musée national des douanes du 4 octobre 2011 au 27 mars 2012. Pour son exposition photographique automne-hiver 2011/2012, le MND avait invité la photographe suisse Anna-Katharina Scheidegger à présenter deux séries de travaux.

 

Dans Lined Up Borders, elle interroge le concept même de frontière en cherchant les traces d’horizontalité, symbole de séparation, dans le paysage tellurique des montagne suisses, qui poussent le regard à la verticalité. Pour High Altitudes, elle a arpenté les sommets à la recherche des traces du réduit national, cette ligne défensive de bunkers construits par l’armée suisse au cours du second conflit mondial.

 

« La lutte entre béton et pierre, les blessures durables, la beauté étrange d’un refuge ou d’une ligne tracée, sont le point central des deux séries High Altitudes et Lined Up Borders. » Mises en regard l’une de l’autre, ces deux séries photographiques dialoguent et se renvoient le reflet d’une frontière à double visage.

 


 

Une photographe de la frontière ?

 

Tout comme l’histoire de la peinture, l’histoire de la photographie est jalonnée de courants et de styles, constitués en réaction les uns aux autres, liés tant aux techniques qu’aux usages. Après la profusion des premières années, des styles autonomes émergèrent au vingtième siècle, cherchant à se délivrer des complexes techniques et esthétiques. La « straight photography » de Paul Strand, puis le travail de Walker Evans constituèrent des étapes importantes en affirmant la particularité de la photographie, de son pouvoir de capture du réel, et en définissant des caractères formels spécifiques à ce médium.

 

Frontalité, globalité, objectivité, production de séries, devinrent alors les nouveaux repères et fondèrent les principes ce que l’on appela le style documentaire. Pourtant, ce courant pouvait, à l’instar du pictorialisme précédemment, enfermer la discipline dans un carcan restrictif. En effet, dans la photo documentaire originelle, le cadrage et la prise de vue étant définis par le sujet, le photographe voyait son intervention réduite considérablement, faisant de lui un simple opérateur dans le processus créatif.

 

Les séries constituaient un tout certes cohérent mais difficilement scindables sous peine de perdre leur spécificité. Finalement c’était le projet initial, l’intention de l’auteur, qui l’emportaient sur l’action concrète du photographe et qui attestaient de l’action créatrice. Les alternatives stylistiques, par exemple le photojournalisme, n’étaient guère plus satisfaisantes pour la reconnaissance artistique du médium.

 

Il fallut donc attendre que les années passent et donnent du recul, et d’autre part que les photographes évoluent en réintroduisant une certaine esthétique et un nouvel humanisme pour que le médium puisse connaître une légitimation nécessaire. Ainsi, ce n’est qu’à partir des années 1970, soit plus de 130 ans après son invention, pour que la photographie connaisse en Europe un réel intérêt de la part des institutions culturelles, même s’il faut préciser que les Etats-Unis avaient été précurseurs dans ce domaine.

 

La photographie contemporaine est l’héritière de cette histoire complexe, et son étude révèle les nombreuses tendances qui en sont issues : travail conceptuel, narration, recherche plastique,… Certains artistes, tels Anna-Katharina SCHEIDEGGER, résistent à toute tentative de classification car elle s’affranchit des étiquettes pour créer sa propre dialectique. Ses références artistiques sont nombreuses, témoins de la vitalité et de la maturité de ce médium.

 

 

(c) Anna Katharina SCHEIDEGGER

 

Entre frontalité documentaire et composition picturale

 

Si les clichés d’Anna-Katharina SCHEIDEGGER empruntent a priori le formalisme du style documentaire, une lecture attentive permet rapidement de déceler des divergences. Ainsi, la photographe choisit des sujets sans contours prédéfinis, sans limites particulières. Que ce soit du fait de leur nature non intentionnelle dans « Lined Up Borders » ou de leur volonté de dissimulation dans « High Altitudes », ils sont peu visibles dans leur environnement, seule une observation minutieuse permet de les révéler. Le cadrage et la prise de vue sont donc essentiels. En outre, l’intention artistique est plutôt picturale voire plasticienne en ce sens que l’on assiste à de véritables « tableaux photographiques ». Les textures, les aplats de matière et de couleur, le dessin des lignes, sont autant d’éléments qui structurent les compositions, le sujet n’est plus primordial, une distance s’opère avec lui.

 

 

(c) Anna Katharina SCHEIDEGGER

 

La technique de la chambre et la relation au temps

 

Du point de vue technique, le choix d’Anna-Katharina SCHEIDEGGER de travailler avec une chambre technique de grand format est révélateur. Héritier des premiers appareils à plaque de verre, ce matériel lourd (plus de 15 kg) et encombrant demande un investissement particulier au photographe, en échange duquel il obtiendra des clichés à l’esthétique particulière, d’une qualité et d’une netteté rares, permettant des tirages de très grand format. Le réglage long et minutieux rend le photographe tributaire de l’environnement, une fois installé, il ne peut que l’accepter et s’adapter. Pour exprimer l’importance de la notion de temps, Jean-Marc BUSTAMANTE, qui utilise également la chambre, appelle ses photographies des « instantanés lents ». Justement, cet élément paraît être central dans travail d’Anna-Katharina SCHEIDEGGER : il est présent certes dans la technique employée, mais aussi dans les motifs paysagers qu’elle représente, où l’impact de l’homme sur les altitudes suisses à l’échelle des années, voire des siècles, est mis à jour. A ce sujet, on peut lire au sujet d’Alain CECCAROLI, qui a également photographié des constructions militaires : « Les blockhaus d’Alain Ceccaroli, parce qu’ils ne sont plus que des réminiscences de la dernière guerre, sans plus aucune fonctionnalité si ce n’est celle du souvenir, sont aussi une allusion directe au temps qui est passé, au paysage qui a changé et notre perception avec lui (on y lit aujourd’hui les traces d’une guerre, alors qu’au moment de leur construction ils évoquaient probablement la défense et une potentielle sécurité). Ce passage du temps sur le paysage est peut-être à l’origine de cette intelligence les lieux qu’on a pu déceler dans ces images. C’est le temps qui permet l’absorption dans le paysage des unités autrefois indépendantes voire hétéroclites, comme c’est lui qui nous permet de moduler et d’adapter notre perception du paysage. »

 

 

 

(c) Anna Katharina SCHEIDEGGER

 

La « platitude »

 

Cette expression formaliste développée par Eric de Chassey qui signifie « frontal et sans profondeur, sans durée, sans intérêt ni narratif ni symbolique » s’applique naturellement aux grands noms de la filière documentaire ainsi qu’aux clichés d’Anna-Katharina SCHEIDEGGER. L’absence de perspective et d’échelle entre les motifs crée une nouvelle esthétique où l’on peut recomposer le paysage. Jean-Marc BUSTAMANTE va même plus loin : « Lorsqu’on regarde avec les yeux, on regarde une chose plutôt qu’une autre. Ce qui est intéressant avec la chambre […] c’est qu’elle ne choisit pas, elle embrasse, elle cadre, et dans tout ce qui est dedans, si on l’opère avec une certaine lumière ou profondeur de champ, il n’y a plus de hiérarchie dans les sujets et les éléments qui constituent l’image : ils s’annulent. […] L’idée utopique serait que ces images, ces tableaux, constitueraient le monde, un objet de pensée qui représenterait le monde dans son entier ».

 

 

(c) Anna Katharina SCHEIDEGGER

 

L’intention artistique

 

Enfin, l’originalité d’Anna-Katharina SCHEIDEGGER réside également dans le questionnement qui sous-tend ses productions. On n’y trouve nul travail d’inventaire, d’archive, de dénonciation ou de polémique, mais plutôt un travail autour d’une impression, d’une interrogation. La série devient un moyen de cerner un sujet, d’en montrer les caractéristiques et les différentes lectures possibles. Elle constitue un ensemble, mais dont chaque élément peut exister indépendamment des autres, du faut du soin apporté à chacun, à son existence propre intrinsèque. Si derrière l’esthétique se lisent des thématiques tout à fait actuelles et pertinentes (l’impact de l’homme sur son territoire, la sécurité nationale), elles apparaissent en filigrane, sans brutalité et le spectateur est laissé libre de son interprétation. Dédaignant ainsi les controverses entre esthétique et éthique, Anna-Katharina SCHEIDEGGER propose un travail riche et multiple, fait de curiosité candide et de recherche artistique talentueuse.

 

 

1 « Paysage et Photographie », Emmanuelle Foray, mémoire de troisième année du cursus d’études de l’Ecole Nationale Supérieure Louis Lumière, 1996, publié sur http://www.cours-photophiles.com le 09/07/2007, consulté le 04/08/2011

 

2 Jean-Marc Bustamante, in Contacts, vol.2, collection dirigée par Robert Delpire et William Klein, DVD, La Sept Vidéo, 2000 cité dans la fiche pédagogique « La France de Raymond DEPARDON », BnF 2010

 

 

Pour découvrir le travail d’Anna-Katharina SCHEIDEGGER vous pouvez visiter son site ANNA KATHARINA SCHEIDEGGER et la suivre ici https://www.instagram.com/scheideggerannakatharina

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