Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

Une douane sans droits de douane : le Japon au XVIIIe siècle

Mis en ligne le 1 septembre 2021

Nous possédons sur le Japon du XVIIIème siècle une relation de voyage particulièrement précieuse, celle du botaniste suédois Charles-Pierre Thunberg. Homme de science, disciple à l’Université d’Upsal de Charles Linné, Thunberg fut nommé premier chirurgien à bord d’un vaisseau hollandais en partance pour le Japon. Il s’embarqua en 1775 et séjourna au Japon durant seize mois.

 

Le récit de voyage de Thunberg a été traduit en français et publié en 1796 (1). L’intérêt documentaire exceptionnel de ce témoignage tient au fait que le Japon était, à cette époque, isolé du reste du monde. La Compagnie hollandaise des Indes orientales était seule autorisée à entrer en contact avec le sol japonais, par le port de Nagasaki exclusivement.

 

Pour comprendre les précautions rigoureuses auxquelles était soumis le débarquement des voyageurs de la Compagnie des Indes, il n’est pas inutile de rappeler comment le Japon était parvenu à un état de fermeture quasi-totale.

 

Au XVIème siècle, le Japon qui avait longtemps vécu en économie domaniale fermée, multiplie les contacts avec l’extérieur. Des courants commerciaux importants s’établissent avec la Chine, dont il importe les soies, les porcelaines, les monnaies de cuivre, ainsi qu’avec les pays de l’Asie du Sud-Est. Avec l’arrivée des Portugais, puis des Espagnols, les échanges se multiplient et les armes à feu sont introduites dans l’archipel.

 

Dans le domaine politique, la situation est beaucoup moins favorable. Le Japon est morcelé en multiples domaines appartenant à des seigneurs féodaux, les daimyo. Entre eux, les luttes sont incessantes et l’unité nationale n’est plus qu’un souvenir. L’autorité de l’empereur demeure, mais elle est purement nominale. Cette situation va se modifier dans la seconde moitié du siècle.

 

Un chef de guerre exceptionnel, Hideyoshi, prend progressivement le contrôle du pays et reconstitue, sous son autorité, l’unité politique du Japon. Après sa mort (1598), son principal vassal, Tokugawa Teyasu, l’emporte sur ses rivaux et dirige le pays. Il reprend le titre de shogun et installe sa capitale à Edo (future Tokyo).

 

S’ouvre alors un ère de stabilité et de paix sociale qui durera deux siècles et demi. Mais le Japon se replie sur lui-même. Les étrangers sont expulsés, les Espagnols d’abord (1624), puis les Portugais (1639). Les membres d’une mission portugaise qui avaient tenté de rétablir des relations commerciales avec l’archipel sont exécutés (1640). Seuls, les Hollandais sont tolérés mais ils sont désormais cantonnés dans la petite île artificielle de Deshima, dans la rade de Nagasaki.

 

On s’est beaucoup interrogé sur les motifs de cet isolement. Il résulte en partie de la volonté du shogun de contrôler l’activité commerciale (notamment l’importation d’armes à feu) et d’assurer la sécurité interne du pays; Mais la cause principale réside surtout dans la volonté de faire obstacle à l’introduction du christianisme. Cette religion, introduite par Saint-François Xavier en 1549, avait été bien acceptée au début et de nombreuses conversions s’étaient opérées. Mais, peu à peu, ces bonnes dispositions firent place à la méfiance. On reprocha aux chrétiens de détruire les temples consacrés aux dieux traditionnels. Plus grave, on les soupçonna de préparer le terrain en vue d’une invasion militaire de l’archipel. L’interdiction de l’apostolat, puis les expulsions et les exécutions de ceux qui refusaient d’abjurer, éliminèrent progressivement les communautés chrétiennes. L’importation de livres de religion et d’images pieuses fit l’objet d’une prohibition absolue qui explique la rigueur des contrôles.

 

Le vaisseau sur lequel Thunberg était embarqué entra dans la rade de Nagasaki le 13 août 1775. Son arrivée donna lieu à des mesures immédiates :

« … A peine eûmes-nous jeté l’ancre, que des officiers japonais vinrent, comme on va le voir, enlever nos livres et nos armes. Ce jour là nous rassemblâmes tous les livres de prière et les bibles des matelots ; on les enferma dans une caisse bien clouée ; elle fut remise ensuite aux Japonais, qui ne nous la rendirent qu’à notre départ. Ils prennent cette précaution pour empêcher l’introduction des ouvrages relatifs au christianisme dans le Japon… »

 

Le contrôle des Japonais est également très rigoureux à l’égard des personnes. Il s’agit d’empêcher toute immigration clandestine :

« On fit la revue de tout l’équipage, qui se montait à cent dix hommes, y compris trente quatre esclaves. On inscrivit le nom de chaque individu sur un rôle qui devait être remis aux inspecteurs japonais ; mais on ne fit pas mention du lieu de leur naissance, parce qu’ils sont tous censés hollandais, quoiqu’il y ait sur le vaisseau des Danois, des Suédois, des Allemands, des Portugais et des Espagnols. Immédiatement après l’arrivée du navire, les Japonais font la revue de l’équipage d’après cette liste, et récidivent la même opération matin et soir, tous les jours que l’on décharge ou que l’on charge le vaisseau. »

 

Bien qu’il n’y ait pas de droits de douane, les contrôles douaniers sur les marchandises importées ou exportées n’en sont pas moins stricts. L’objet unique des contrôles est d’éviter le commerce des marchandises prohibées. Ces précautions ne sont pas inutiles, si l’on en juge par les tentatives d’introductions frauduleuses auxquelles se livrent les Européens.

 

 

« L’on ne connaît pas plus les douanes sur les côtes, que dans l’intérieur du pays ; et l’on ne perçoit aucun impôt sur les marchandises importées ou exportées, ni sur les étrangers ni sur les nationaux ; avantage inappréciable, qui ne se trouve dans presque aucun pays. Mais on n’en surveille pas avec moins d’activité l’introduction des marchandises prohibées, et les visiteurs ont vraiment des yeux d’argus. Tout européen est d’abord visité sur le vaisseau, et ensuite à terre ; on fouille dans ses poches, on tâte ses habits, on lui passe la main sur le corps, sur les cuisses mêmes, jusque sur les parties de ceux d’un rang inférieur, et on cherche dans les cheveux des esclaves. Tous les Japonais qui viennent à bord sont sujets à la même perquisition, excepté seulement les banjos supérieurs. On découvrit un perroquet dans les culottes d’un sous-officier, l’oiseau se mit à parler tandis qu’on fouillait son maitre ; on trouva aussi des rixdales et des ducats dans les caleçons d’un assistant. Quant aux caisses que l’on embarque ou que l’on débarque, ils les font quelquefois ouvrir et vider devant eux, pièce par pièce, et sondent les planches qu’ils soupçonnent pouvoir être creuses. Ils enfoncent des broches de fer dans les baquets à beurre et dans les pots de confiture. On fait un trou carré dans les fromages, et on les sonde avec des aiguilles dans différents endroits.

 

Je leur ai vu pousser la méfiance jusqu’à casser des œufs que nous avions apportés de Batavia, pour s’assurer si l’on n’y avait rien caché. Ils visitent quelquefois même dans le chapeau des Européens, qui ne peuvent recevoir des lettres cachetées ; il faut qu’elles soient lues par un interprète, qui est également chargé d’examiner les autres manuscrits. Quoique les ouvrages relatifs au christianisme soient sévèrement prohibés, surtout ceux ornés d’estampes, on permet aux Européens un certain nombre de livres pour leur amusement : les livres latins, français, suédois et allemands passent plus aisément que les autres, parce que les interprètes ne les entendent pas.

 

Les friponneries des Européens, leurs ruses pour introduire des marchandises de contrebande, justifient à certains égards la méfiance et les précautions des Japonais. Joignez à cela les impertinences et les procédés indécents de certains officiers ; leur ton altier et leur sourire ironique ont encore augmenté la haine et le mépris que leur conduite doit naturellement inspirer aux étrangers. Car ceux-ci s’aperçoivent bien de la grossièreté de ces officiers entre eux, et de la manière brutale dont ils traitent les matelots qui leur sont subordonnés.

 

Cette conduite aussi impolitique qu’indécente a considérablement restreint le commerce des Hollandais et augmenté de plus en plus la méfiance des Japonais ; car il serait maintenant bien difficile de tromper la vigilance de leurs visiteurs : de peur qu’ils ne fassent connaissance et ne s’apprivoisent trop avec les étrangers, on a soin de les changer de temps en temps.

 

Mais toutes ces entraves ne sont établies que pour empêcher la contrebande ; car le commerce des marchandises permises est absolument libre. On peut même passer sur soi des marchandises dont le gouvernement défend le débit, pourvu toutefois que vous n’ayez point l’air de vouloir y mettre du mystère. Les particuliers ne peuvent point acheter du camphre ni d’écailles de tortues, la Compagnie s’étant exclusivement réservé ces deux articles.

 

On ne se borne pas à faire passer en contrebande les marchandises absolument prohibées ; mais on en fait de même pour celles qui ne doivent être vendues qu’à la folle enchère, parce que ces espèces de ventes ne se font que par échange, et les Européens sont obligés de recevoir en paiement des porcelaines ou des ouvrages en laque, qu’on transporte annuellement en si grande quantité à Batavia, qu’il faut souvent les donner au-dessous de ce qu’ils ont coûté ; tandis que les marchandises vendues secrètement se paient en or, et beaucoup plus cher.

 

Il y a quelques années que la contrebande était très considérable ; et alors elle se faisait, en grande partie, par les interprètes, qui passaient les marchandises de la factorerie à la ville : on en jetait aussi beaucoup par-dessus les murs de Desima : des barques japonaises venaient recevoir les ballots : mais un grand nombre de naturels et d’interprètes ont été surpris, et la plupart punis de mort.

 

Les Hollandais pris en fraude paient des amendes considérables, qui ont été augmentées depuis peu ; on les a portées à deux cents catches de cuivre, et le délinquant est banni du royaume à perpétuité ; et si la fraude ne se découvre qu’après le départ du bâtiment, on défalque dix mille catches de cuivre sur le compte de la Compagnie : le capitaine et le chef en paient chacun deux cents.

 

On ne visite point les marchandises de la Compagnie à leur arrivée, mais on les conduit aussitôt dans le magasin où les Japonais apposent les scellés : elles n’en sortent que pour être vendues. »

 

Jean Lafeuillade

 

(1) Ouvrage réédité sous le titre « Le Japon du XVIIIe siècle, vu par un botaniste suédois, Ch.P. Thunberg », Calman-Lévy (1966)

 

 

 

Cahiers d’histoire des douanes

 

N°5

 

1988

 

 

 

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