Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

Supplicié sur la roue, Mandrin humilia deux rois

Mis en ligne le 1 septembre 2020

 

Nous exprimons nos vifs remerciements à Nord-Matin et à son collaborateur Gérard Coucke pour leur aimable autorisation de reproduire (Nord-Matin – janvier 1968).

 

(NDLR VD 1968)


 

D’ARCEVILLE, officier des armées du Roi : « Mandrin ? Un misérable aventurier, un bandit hirsute et poussiéreux !… ».
Le maréchal Lowendal : « Mandrin ? Lui seul serait capable de me succéder à la tête des armées de Sa Majesté !…»
Voltaire : « Mandrin ? Le plus magnanime des contrebandiers. Au temps de Romulus et de Thésée, Il eut été un grand homme mais de tels héros sont pendus de nos jours !… ».
Le marquis de Grenay : « Mandrin ? Un chef insolent et rare de contrebandiers… ».
Funck-Brentano : « Mandrin ? Cet homme avait le tempérament et le génie militaire qui ont fait les jeunes et grand généraux de la Révolution, les Hoche et les Marceau !… ».

L’homme du peuple : « Mandrin ? Un homme de coeur, grand et généreux ».
L’employé des Fermes Générales : « Mandrin ? La plus terrible brute que notre pays ait jamais engendrée !… ».

 

Le temps des  » Mandrinades « 

 

De toutes ces déclarations contradictoires, il ressort une chose : l’extraordinaire, l’incroyable, la stupéfiante popularité dont Louis Mandrin a joui, aussi bien du temps de ses exploits que très longtemps après sa mort tragique sur l’échafaud. Il est impossible de raconter l’histoire de la contrebande sans évoquer ce personnage étonnant qui fut, en titre et de fait,  » capitaine-général des contrebandiers de France « .

 

Cela reviendrait à écrire une histoire de l’armée française sans parler de Napoléon.

 

Louis Mandrin apparaît vraiment comme le prototype même du contrebandier français. Il fut une époque, très exactement l’espace d’un an et demi (janvier 1754 – mai 1755) où la France toute entière ne connaissait que deux hommes : le Roi et Mandrin ! Jamais contrebandier ne souleva autant d’intérêt, d’enthousiasme ou de terreur, selon le camp où l’on se place pour l’observer. Il fut le héros d’innombrables livres, poèmes héroïques ou burlesques, brochures, études savantes, biographies, pièces de théâtre, oraisons funèbres, pamphlets, chants populaires et, plus proches de nous, films et feuilletons. On créa même pour lui un genre littéraire, les « mandrinades » !

 

Des milliers d’estampes et de gravures le montrant à pied, en buste, à cheval et représentant des épisodes de sa vie mouvementée, ont été tirées et vendues.

 

Enfin — insigne honneur — son nom est passé dans le langage courant. Un « Mandrin » est devenu le synonyme de bandit rusé, intrépide, audacieux et intelligent.

 

Bien que sa zone d’action se soit toujours située dans son pays natal, le Dauphiné, et dans les provinces limitrophes (Franche- Comté, Bourgogne, Auvergne), les exploits de Mandrin furent très vite connus sur la lointaine frontière du Nord, Aujourd’hui encore, certains anciens contrebandiers nordistes évoquent cet homme avec une réelle et profonde admiration.

 

Rien pourtant ne prédestinait Louis Mandrin à devenir ce chef redoutable et redouté, aimé des uns et haï des autres.
Un gros bourg dauphinois, Saint-Étienne-de-Saint-Georis, le vit naître le 11 février 1725. Son père était un honnête commerçant en vin et en bestiaux.

 

A sa mort survenue en 1742, Louis Mandrin, âgé alors de 17 ans, dirigea la petite entreprise. Mais les affaires périclitèrent rapidement. Le jeune homme avait un caractère difficile.

 

Prompt à la querelle, il se brouilla avec les anciens clients de son père et, en 1750, il était complètement ruiné.

 

Il se lança alors dans la petite contrebande à Grenoble où il avait de la famille. Mais le 21 juillet 1753, un événement tragique le décida à rompre définitivement avec la société. Ce jour-là, Mandrin fut le témoin d’une scène atroce : son jeune frère Pierre, dénoncé par un brigadier des Fermes Générales et accusé d’être un faux-monnayeur, fut livré à la torture et pendu. Dès lors, Mandrin n’a plus qu’une seule idée en tête : venger la mort de son frère. Le 25 juillet de la même année, il entre dans une bande commandée par un nommé Bélissard, un contrebandier jouissant d’une certaine popularité. Quelques semaines plus tard, il en est le chef.

 

Belle- Humeur

 

La première chose que fait Mandrin est de donner à sa troupe une organisation à caractère militaire. Flanqué d’un « lieutenant », Broc, et d’un « major », François Saint-Pierre, secondé d’un Enseigne, d’un secrétaire particulier et d’un chirurgien, lui-même « capitaine-général », il soumet ses hommes à une discipline rigoureuse.

 

Il les recrute de préférence parmi d’anciens soldats, déserteurs ou réformés. D’une manière générale, il écorte les voleurs, les criminels et autres malfaiteurs. Il paie ses hommes régulièrement, comme à l’armée : 10 Louis d’or à l’engagement, 6 livres par jour en temps de « guerre » et 30 sous en temps de « paix », plus un intéressement aux bénéfices. Il veille également à leur armement.

 

Chaque contrebandier est doté d’un mousquet, de deux pistolets de ceinture, de deux pistolets d’arçon, de deux pistolets de poche et d’un couteau de chasse ! La troupe dispose en outre, d’une artillerie légère, placée au centre de la colonne et composée de petits canons et d’arquebuses montés à dos de chevaux. Ceux-ci sont choisis avec le même soin. Ce sont des bêtes petites, robustes et agiles, dressées spécialement pour la contrebande et capables de parcourir des distances considérables avec une incroyable vélocité.

 

Fort de cette petite armée, Mandrin se donne maintenant l’allure martiale qui sied à son grade et à ses fonctions de capitaine-général. Il s’habille avec recherche et même ostentation.

 

Il monte un cheval gris pommelé qui deviendra aussi célèbre que son propre personnage. Son caractère toutefois reste brute.

 

Grand buveur et grand fumeur, il est en proie à des colères terribles mais, en général, c’est un homme courtois et aimable dont la gaieté communicative lui vaudra le surnom de Belle-Humeur.

 

Fort Caressé

 

Le génie de Mandrin était double. Cet homme avait tout d’abord un sens extraordinaire de l’organisation. Non content de structurer sa bande sur le modèle militaire (ses effectifs atteindront jusqu’à cinq cents hommes), il organise ses arrières avec un rare talent. Mandrin avait choisi la Suisse comme quartier général.

 

Ses principaux dépôts d’armes, de marchandises et d’argent se trouvaient à Genève, chez deux commerçants français, les frères Divernois. D’autres dépôts étaient dispersés en Savoie, province qui appartenait alors au roi de Sardaigne-Piémont (cette région ne deviendra française qu’en 1860). Les « Mandrins », comme on appelle dès lors ses hommes, font partie intégrante des populations helvétique et savoyarde. Personne à Genève ne s’étonne de voir circuler librement une troupe de cent hommes armés jusqu’aux dents avec des mulets lourdement chargés. Ce sont des « Mandrins » qui passent, voilà tout !

 

Le capitaine-général avait aussi un sens inné de ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui les  » relations extérieures « . Mandrin était en Suisse et en Savoie comme chez lui.

 

Il était introduit dans tous les milieux, même les plus fermés et les plus huppés. A Chambéry, par exemple, il soupe chez l’un des principaux magistrats de la ville où, selon le rapport du marquis de Gamay,  » il y est fort caressé ! « . Le curé de Seyssel lui loue des chevaux. Les marquis de Chaumont et de Saint-Séverin sont ses banquiers. Partout, Mandrin ne rencontre qu’amitié, sympathie et appuis.

 

Dans les moissons dorées de la ferme

 

Sa première campagne débute le 2 janvier 1754. Elle durera trois mois et trois jours. Cinq autres lui succéderont, de durée différente.

 

Tout de suite, Mandrin témoigne d’un autre génie : celui de l’art militaire. Dans un certain sens, on peut dire aujourd’hui qu’il fut l’un des précurseurs de la guérilla et de la guerre de mouvement. Toute sa tactique reposait sur une seule donnée : la vitesse avec, pour corollaire, la surprise. En quinze jours et malgré les lourdes charges transportées, sa troupe était capable de couvrir 800 km, ce qui est une véritable performance pour l’époque.

 

Mandrin est partout à la fois et nul part Il lance des opérations de diversions, exécute des marches et des contre-marches, fait courir de faux bruits, frappe comme la foudre et disparait comme l’éclair. Il est insaisissable.

 

D’emblée, les employés des Fermes Générales lancés à sa poursuite sont débordés.

 

« Parole, ce Mandrin a des ailes, s’exclame Voltaire dans sa retraite de Ferney. Il a la vitesse de la lumière ! ». Et le célèbre philosophe ajoute avec une pointe d’ironie : C’est un torrent, une grêle qui ravage les moissons dorées de la Ferme !… « .

 

La quête du « gibier »

 

Ce portrait est donné comme le seul représentant les traits authentiques de Louis Mandrin.

Mandrin poursuit un double but : venger la mort de son frère et s’enrichir. Il réussira l’un et l’autre en moins d’un an. Très vite, sa célébrité grandit auprès du peuple comme des Gapians. Pour les premiers, il apparaît comme un contrebandier magnanime, compréhensif et doué d’une certaine bonté d’âme. Il interdit par exemple à ses hommes de détrousser les pauvres gens et n’hésite pas à restituer des biens.

 

Pour les seconds, il devient rapidement une véritable terreur. Aucun Gapian ne trouve grâce à, ses yeux. Il les pourchasse et les tue sans pitié, avec une telle cruauté que ses admirateurs en seront eux-mêmes gênés. Ainsi, en juillet 1754.

 

Mandrin retrouve le brigadier qui a dénoncé son frère. L’homme se promenait avec sa petite fille de deux ans à ses côtés. Il implora pardon, à genoux, plaçant la fillette devant lui. Mandrin demeura intraitable. Froidement, il les exécuta tous les deux.

Chaque fois que sa troupe se heurtait aux Gapians, la bataille dégénérait en tuerie. Comme devait dire l’un de ses contemporains : « Mandrin recherche les employés de la Ferme Générale comme un chasseur va à la quête du gibier !… »

 

Joli tableau d’ancien régime

 

Les exploits de Mandrin sont innombrables. Il faudrait des pages entières pour les raconter.

 

Cet homme alliait à la ruse une folle audace. Au début, Mandrin vendait directement ses marchandises sur les places des villes et des villages. Les habitants étaient avertis au son du tambour. La clientèle abondait car les prix, hors taxes, défiaient toute concurrence.

 

Pour stopper ce trafic, les Fermiers Généraux décrétèrent que tout achat de marchandises fraudées donnerait lieu à des poursuites judiciaires sévère.
Mandrin décida alors tout bonnement de vendre de force aux fermiers généraux eux-mêmes !

 

Il réalisera cet exploit d’écouler ses marchandises auprès de ceux dont la fonction consistait justement à réprimer la contrebande !

 

Ainsi, le 9 octobre 1754, mandrin entre dans Roanne à la tête de cent cinquante hommes pour vendre du tabac. son premier « client » est le receveur des gabelles. pistolets aux poings, mandrin lui « propose » un marché portant sur 24.000 livres. le receveur s’excuse. il n’a pas la somme. tout juste 10.000 livres en caisse.
Qu’importe, Mandrin prend l’argent et laisse au fonctionnaire terrorisé, la quantité de tabac correspondante. Puis Belle-Humeur se rend chez l’entreposeur des tabacs. Le bonhomme s’est enfui. C’est sa fille qui reçoit les contrebandiers.

 

Mandrin réclame 20.000 livres. La demoiselle, toute confuse, répond qu’elle n’a pas cette somme. Force lui est d’emprunter l’argent chez les divers amis de son père ; Mandrin perçoit ses écus, laisse le tabac… et un bon signé. Sa dernière visite est pour la prison municipale. Le surveillant-chef est absent. Son épouse présente les registres et en présence d’un brigadier de Gendarmerie qui lui sert d’assesseur, Mandrin interroge les prisonniers. Il en libère deux, détenus pour rébellion envers la Maréchaussée et respectueux des règlements, mentionne les deux libérations sur les registres et signe ! Puis, il quitte la ville tambours et fifres en tête !

 

« Quel joli tableau d’Ancien Régime » s’écriera plus tard son biographe, Funk-Brentano.

 

Dans cette prison pleine de sacripants confiés à la garde d’une femme, un contrebandier lui-même chargé d’une condamnation capitale (Mandrin avait été condamné à mort par contumace par les Fermiers Généraux), siège, interroge et juge avec la gravité d’un magistrat, un brigadier de gendarmerie lui servant d’assesseur !…»

 

Supplice de bandit et querelle de rois

 

C’en est trop ! En février 1755, les Fermiers Généraux, après bien des tentatives infructueuses, décident d’avoir coûte que coûte, la peau de ce contrebandier qui se paie un peu trop leur tète. Et pour ce ils n’hésiteront pas à enfreindre délibérément les lois internationales en envoyant en territoire étranger (la Savoie) et à l’insu des autorités de ce pays, une troupe armée de cinq cents hommes. Le 10 mai, Mandrin est capturé par traîtrise au château de Rochefort. Il a beau arguer qu’il se trouve sous la protection du royaume de Sardaigne-Piémont et que sa personne est inviolable, les Gapians ne veulent rien savoir et le conduisent, à moitié nu et ficelé comme un ballot, à Valence.

 

L’instruction de son procès devant la fameuse Commission de Valence dure onze jours et le 26 mai, le « Capitaine-Général » subit sur la roue, le supplice des bandits devant une foule de cinq mille personnes.

 

Comme le veut l’usage, les enfants des écoles se trouvent au premier rang. Avant de mourir étranglé par le bourreau, Mandrin leur lance « Jeunesse, prenez exemple sur moi !… »

 

Mandrin hors d’état de nuire, les ennuis des Fermiers Généraux n’en cessèrent pas pour autant. La violation de la frontière savoyarde et l’arrestation illégale du contrebandier donnèrent lieu immédiatement à un grave incident diplomatique. Le roi Charles-Emmanuel III protesta énergiquement auprès de Louis XV et exigea la libération de Mandrin. Cette mauvaise humeur dégénéra en querelle ouverte lorsque la nouvelle de son exécution parvint à la Cour de Turin et Louis XV  fort embarrassé, dut envoyer une lettre d’excuses au roi de Sardaigne-Piémont. Mais il le fit en des termes si réservés que le monarque italien en resta froissé pour longtemps.

 

Et tous deux se sentirent profondément humiliés de s’être querellés pour un contrebandier!…

 

 

Gérard Coucke

 

 

 

La Vie de la douane

N° 141

1968

 

 

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