Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

Les douaniers bordelais au siège de Paris (1870-1871)

Mis en ligne le 1 septembre 2020

Extraits des souvenirs inédits de Jean dit Lucius Paloc

 

Des extraits des Souvenirs inédits de Jean dit Lucius Paloc, haut-fonctionnaire des douanes de la fin du siècle dernier et du début du xxe, ont été publiés dans les quatre premiers numéros des Cahiers. Nos lecteurs avaient alors apprécié le talent de conteur ainsi que l’humour d’un homme que son attachement à une administration où son père avait servi avant lui n’a pas aveuglé et qui a su porter sur les événements et sur les hommes un regard sans complaisance.

 

Les pages que nous publions aujourd’hui relatent l’histoire de la douane de Bordeaux pendant la guerre de 1870.

 

Le sujet ne se prêtant guère au badinage, le ton y est plus austère que dans les extraits déjà publiés des Souvenirs de Paloc. Du moins l’auteur fait-il preuve de l’esprit critique qui est l’un des traits dominants de sa personnalité.

 

NDLR Cahiers  (Avril 1991)

 


 

Les douaniers bordelais au siège de Paris

 

Je n’ai pas l’intention de faire ici l’historique de la guerre de 1870-1871. Quelque sommaire qu’il pût être, ce travail m’imposait des recherches qui n’entrent pas dans le cadre que je me suis tracé. Je me bornerai donc à faire appel à mes souvenirs pour raconter quelques faits dont j’ai été le témoin et qui, malgré leur peu d’importance relative, intéresseront peut-être mes camarades des douanes (1).

 

Chacun sait avec quelle rapidité foudroyante s’accomplirent les premiers désastres de nos armées. La guerre n’avait été votée que dans la nuit du 15 au 16 juillet et, dès le 4 août, la division du général Abel Douay était écrasée à Wissembourg; le 6, Mac-Mahon perdait la sanglante bataille de Woerth et, le même jour, le général Frossard, battu à Forbach, était rejeté en arrière sur les troupes du maréchal Bazaine, qui fut alors investi, grâce aux députés de l’opposition dont l’aveuglement ne pouvait être plus néfaste, du commandement en chef de l’armée de la Moselle.

 

L’émeute grondait déjà à Paris et le gouvernement n’avait plus à sa disposition, pour maintenir l’ordre et prévenir une révolution, qu’une garnison insuffisante. Il prit immédiatement des mesures en vue de la renforcer et eut notamment recours aux brigades de douane (2).

 

Au lendemain de Woerth et de Forbach, les directeurs des départements que l’ennemi n’avait pas encore envahis reçurent de l’administration centrale l’ordre d’envoyer à Paris, sous le plus bref délai, tous les douaniers dont ils pourraient disposer, après les avoir organisés, selon leur effectif; en une ou plusieurs compagnies. D’après les instructions tracées par la circulaire, les hommes devaient s’abstenir d’emporter leurs armes, l’autorité militaire se chargeant de leur fournir des chassepots avec sabres-baïonnettes, aussitôt leur arrivée à. Paris, où ils seraient dirigés par trains spéciaux réquisitionnés à cet effet.

 

A Bordeaux, une activité fébrile présida immédiatement à l’exécution de ces instructions; des dépêches télégraphiques furent envoyées à tous les capitaines de la direction qui mirent -le plus grand zèle à s’y conformer, et, le 12 août, dans l’après-midi, le directeur, M. Denelle, put passer en revue, dans la cour de l’hôtel des douanes, deux belles compagnies, fortes d’environ 200 hommes empruntés aux brigades tant de la campagne que de la résidence même. Elles étaient commandées par les capitaines Vautravers et Grenier.

 

Le lendemain, à dix heures du matin, ces deux compagnies, précédées de tambours et de clairons, se dirigèrent vers la gare de la Bastide, où les attendait un train réquisitionné la veille. M. Denelle, qui avait revêtu son grand uniforme, les accompagnait, entouré des inspecteurs et sousinspecteurs également en uniforme. Une foule compacte était accourue et formait la haie sur notre passage. On y reconnaissait, à des signes certains, les femmes et les enfants de la plupart des agents mariés qui comptaient pour un grand nombre dans l’effectif des deux compagnies.

 

Femmes et enfants pleuraient à chaudes larmes, en envoyant des baisers à leurs maris ou à leurs pères. Je me rappelle, à ce propos, un incident réellement émouvant. Sur le Pont de pierre, les clairons ayant, un moment, interrompu leurs sonneries, l’un d’eux se détacha de ses camarades et, courant vers un groupe d’hommes et de femmes qui nous escortaient, enleva dans ses bras une mignonne petite fille de cinq à six ans, l’embrassa plusieurs fois avec une sorte de frénésie, la remit à sa mère et revint prendre sa place dans le rang, où, le torse raidi, il emboucha de nouveau son instrument. Si ce clairon vit encore, et que le hasard lui fasse lire ces quelques lignes, il se rappellera, lui aussi, avec attendrissement cette seconde où il mit toute son âme de père dans un baiser.

 

Arrivés dans l’enceinte de la gare de la Bastide, les deux compagnies formèrent le cercle et M. Denelle leur adressa, d’une voix émue, quelques paroles vibrantes de patriotisme qu’il termina par le cri de « Vive t’Empereur*. Mais ce cri n’eut pas d’échos; déjà l’Empire était condamné par le peuple!… (3).

 

Par suite de l’encombrement inoui des, voies, le train qui emportait nos douaniers n’arriva à Paris que le lendemain, 14 août. La chaleur ayant été excessive pendant cet interminable trajet, les hommes étaient accablés de fatigue. Aussi furentils très désagréablement surpris lorsqu’en débarquant à la gare d’Austerlitz, ils reçurent l’ordre de se rendre, à pied, au fort de Vincennes, situé à plus de huit kilomètres, pour y être armés.

 

A leur retour, ils fuient dirigés sur l’immense édifice que la société des Magasins généraux avait fait construire sur la place du Château d’eau, aujourd’hui place de la République. Depuis la déclaration de guerre, cet édifice avait été occupé successivement par plusieurs détachements de soldats arrivés de la province, sans qu’après leur départ on eût pris la précaution de faire disparaître les traces malodorantes qu’ils y avaient un peu partout semées. C’était, paraît-il, d’une saleté révoltante. Les douaniers de Bordeaux firent entendre de violents murmures, lorsqu’ils furent en présence de ce spectacle. Malheureusement, le chef de bureau que l’administration avait investi des fonctions d’intendant était là; il instruisit le directeur général de ce qui s’était passé, et M. Amé tint, par la suite, rigueur aux officiers de ce mouvement d’indiscipline, un peu excusable cependant, me semble-t-il (4).

 

 

Du reste, ces deux compagnies furent bientôt réduites à une seule par le renvoi à Bordeaux de tous les agents mariés. Quel fut le motif de cette mesure inattendue? Je ne l’ai jamais bien su, mais j’incline à penser qu’il avait été excessif de faire venir à Paris, pour leur imposer un véritable service militaire, des hommes mariés qui en réalité n’étaient pas soldats et dont la plupart approchaient de la quarantaine. On ne garda donc que les célibataires. Seul, le capitaine Vautravers, qui n’avait pas d’enfant et que sa femme avait suivi, demanda et obtint l’autorisation de rester.`

L’administration, qui se trouvait disposer ainsi de quatre à cinq mille douaniers garçons, organisa alors cinq bataillons, à la tête desquels elle plaça des inspecteurs pris dans les départements (5).

 

M. de Batsalle, inspecteur à Cherbourg, prit le commandement du premier; M. de Rancourt, inspecteur à Bordeaux, celui du second; M. Magné, inspecteur à Nice, celui du 3e; M. Trescaze, inspecteur à Cette, celui du 4e; enfin, M. de Guers, inspecteur à, Brest, celui du 5e.

 

L’administration aurait pu former avec ces cinq bataillons un régiment ou deux et en donner le commandement à des directeurs ayant, d’après l’ordonnance du S septembre 1832, rang de colonels. On comptait, à cette époque, des directeurs encore assez jeunes et vigoureux pour pouvoir remplir convenablement ces hautes fonctions.

 

L’administration y renonça. Mais, comme elle sentait bien qu’il convenait d’assurer l’unité de commandement, elle eut la malheureuse idée de désigner, comme chef supérieur des cinq bataillons, l’inspecteur divisionnaire de Paris, M. Bigot, qui n’avait d’autre titre à ce choix que d’être bien en cour. Ses collègues, devenus ses sous-ordres, ne voulurent pas reconnaître son autorité et parvinrent à s’y soustraire, ce qui leur fut facile, attendu que les cinq bataillons, dispersés dans les secteurs ou chargés de services spéciaux tels que la garde de certaines prisons, de ministères etc, n’eurent plus entre eux que des rapports intermittents.

 

Douaniers et Turcos au siège de Paris. Aquarelle de Fort. Musée des Douanes

J’ajoute que, pour remédier au défaut d’expérience des chefs de bataillon, le département de la guerre plaça auprès de chacun d’eux un capitaine adjudant-major de l’armée (6). Ces officiers s’employèrent aussitôt à compléter l’instruction militaire de nos douaniers, qui, peu de temps après, manœuvraient comme de vieilles troupes. Malheureusement, le général Trochu, qui comptait sur eux pour le maintien de l’ordre à l’intérieur, refusa de les utiliser comme combattants. Qui sait si, dans quelques uns des combats qui furent livrés autour de Paris, l’appoint de ces cinq mille hommes, tous anciens soldats et dans la force de l’âge, n’aurait pas changé le sort des armes !…

 

Les douaniers mariés rentrèrent donc à Bordeaux, vers le 25 août. L’un d’eux, le brigadier Lapierre, était détaché comme expéditionnaire dans les bureaux particuliers du directeur, lorsqu’il partit pour Paris. A son retour, il reprit son pupitre, et, naturellement, nous fit part de ses impressions que la suite des événements ne devait, hélas! que trop justifier. Voici notamment un fait qui semble démontrer que le parti avancé préparait de longue main une révolution. Le train spécial, qui, le 13 août, partit de Bordeaux emportant les deux compagnies de douaniers mobilisés, fit de nombreuses et longues haltes dans les gares intermédiaires. A Libourne, un comité s’était organisé pour recueillir des dons de toute sorte au profit de nos armées. Ce comité installa à la gare un buffet desservi par des dames de la ville, qui, à l’arrivée de chaque train, transportant des soldats, venaient leur distribuer des rafraîchissements, du tabac et des cigares. Le brigadier Lapierre eut pour sa part un paquet de tabac encore revêtu de la vignette des Contributions indirectes. Mais, quel ne fut pas son étonnement lorsqu’il trouva dans l’intérieur de ce paquet, dont la bande avait été décollée puis recollée, un morceau de papier sur lequel on avait écrit: «Douaniers, quoiqu’il arrive à Paris, ne tirez pas sur le peuple. Epargnez vos frères! »

 

C’était significatif.

 

Le retour des douaniers mariés allégea sensiblement la tâche de la brigade de Bordeaux, dont, sans cela, l’effectif réduit n’aurait pu suffire à ses obligations car elles devinrent de plus en plus lourdes quand le Gouvernement dut acheter à l’étranger, principalement en Angleterre et en Amérique, des quantités considérables d’approvisionnements de toute sorte destinés aux armées.

 

Ce fut surtout le port de Bordeaux qui, pendant plusieurs mois, reçut les canons, les fusils, les armes blanches, les objets d’équipement, les draps pour uniforme etc., dont on avait un besoin urgent. Un seul chiffre donnera une idée de l’importance de ces arrivages. Antérieurement à 1870, l’importation pour le port de Bordeaux des tissus, taxés, comme on le sait, à la valeur; ne dépassait guère, année moyenne, un million de francs. En 1870, elle s’éleva à plus de dix millions. Or, si l’on songe qu’en raison de la rapidité avec laquelle nos vérificateurs devaient procéder à leur reconnaissance pour ne pas retarder la livraison d’une marchandise si impatiemment attendue, il leur était à peu près impossible de contrôler et surtout de contester l’exactitude des déclarations, on peut sans exagération doubler la valeur globale des tissus livrés à la consommation en 1870. On voit par là quels ont pu être les bénéfices, licites ou frauduleux, réalisés par le commerce de Bordeaux.

 

Quand la République est de retour

 

Le Gouvernement de la Défense nationale constitué le 4 septembre, s’empressa d’envoyer dans les départements, pour les administrer en qualité de préfets, des politiciens connus pour leurs opinions républicaines ou tout au moins pour l’opposition qu’ils avaient faite à l’Empire. Ce fut M. Amédée Larrieu, élu député de la Gironde, qui fut investi des fonctions de préfet à Bordeaux.

 

Le choix n’était peut-être pas très heureux, en ce moment où la France était à deux doigts de sa perte. Il aurait fallu à la tête de chaque département un administrateur énergique, expérimenté, sachant payer de sa personne et faire vibrer la fibre nationale,, comme Gambetta y réussit peu de temps après. Or, M. Larrieu, qui était surtout connu comme propriétaire du célèbre cru de Haut-Brion, n’était guère l’homme de la situation. Il donna sa mesure dès son installation. A quelques amis qui étaient allés le saluer au débotté, il ne craignit pas de dire en propres termes: «Nous sommes f I» C’était encourageant…

 

Pour suppléer à son insuffisance, il délégua officieusement ses pouvoirs à son féal, M. David Raynal, qui avait fait campagne pour lui aux élections législatives de 1869 et qui, depuis, ajoué un rôle important à la Chambre des députés, puisqu’il a été plusieurs fois ministre.

 

M. Raynal, qui avait alors une trentaine d’années, était venu, vers 1864, se fixer à. Bordeaux, où il avait créé avec un associé, M. Astruc, une maison de commerce et d’armement. Ils étaient notamment agents d’une compagnie de bateaux à vapeur qui se livraient à une navigation régulière entre Bordeaux et la Hollande.

 

Joli garçon à cette époque de sa vie, mince et élégant avec une chevelure abondante et frisée, portant toute la barbe d’un blond roux, beau parleur et réellement séduisant quand il voulait plaire, M. Raynal avait déjà obtenu des succès de plus d’une sorte. J’ajoute à ce portrait sommaire, qu’il appartenait à la religion israélite. Il descendait, je crois, d’une ancienne famille juive expulsée du Portugal.

 

Tel était l’homme qui, en fait, a été le véritable préfet de la Gironde pendant une courte période de l’année. 1870.

 

Je l’avais beaucoup connu, lorsque j’étais secrétaire de M. de Liancourt, inspecteur sédentaire à Bordeaux. Comme agents d’une ligne de bateaux à vapeur, MM. Astruc et Raynal venaient journellement à la douane pour y remplir les formalités nécessitées par leurs opérations d’importation et d’exportation, et fréquemment aussi ils avaient besoin d’autorisations exceptionnelles que l’inspection sédentaire pouvait seule leur accorder. Je voyais donc l’un et l’autre assez souvent, et je me rappelle encore combien il était difficile de refuser à M. Raynal les facilités qu’il venait demander, tant il était insinuant et savait se rendre persuasif.

 

Amédée LARRIEU. A.M. Bordeaux

Dans la première quinzaine de septembre, un matin, mon directeur me fit appeler. Je trouvai dans son cabinet un courtier maritime qui avait accompagné le consul du Danemark Celui-ci avait voulu faire embarquer sur un navire en partance pour Copenhague des frettes à canon (7) destinées à la marine militaire danoise; mais il s’était heurté à une disposition prise tout récemment par le Comité de défense institué à la préfecture, disposition qui interdisait l’exportation des armes et pièces d’armes de toute sorte. Il venait prier le directeur des doua.nes de lever ou de faire lever cette prohibition en ce qui concernait les frettes destinées à son gouvernement, alléguant avec raison que ces pièces d’armes avaient été commandées à une usine française avant la déclaration de guerre et qu’on ne pouvait des lors suspecter leur destination. Et il ajoutait d’une voix frémissante: «Personne n’ignore enfin que nous sommes les amis de la France et que nous avons tous les motifs possibles d’abhorrer les Allemands ! »

 

 

 

« J’en suis convaincu, lui répondit M. Denelle. Malheureusement la douane, qui n’a même pas été consultée lorsque l’arrêté en question a été pris, n’a pas qualité pour l’interpréter et ne peut qu’en appliquer les dispositions. Mais je vais envoyer à la préfecture M. Paloc que voici, et j’espère que lorsqu’il aura expliqué à qui de droit le cas qui se présente, une exception sera consentie en votre faveur ».

 

Ah bien oui!…

 

Me voilà parti pour la préfecture. En y arrivant, je constate qu’elle ressemble beaucoup plus à une halle ou à un champ de foire qu’au sévère bâtiment administratif d’antan. Au rez-de-chaussée, sur le vaste escalier qui conduit aux différents bureaux du premier étage, dans les couloirs, les vestibules et les salles d’attente, pérorent à haute voix des groupes d’individus dont la physionomie révèle surtout des quémandeurs de place, des orateurs de clubs, de ces gens toujours prêts à pêcher en eau trouble. On entre dans les bureaux comme dans un moulin, on discute les nouvelles de la guerre, on va, on vient, on part, on revient. C’est un désordre qui n’a pas de nom!…

 

Après plusieurs recherches infructueuses, je parviens à mettre la main sur un vieux garçon de bureau qui m’a vu quelquefois et sait que j’appartiens à la direction des douanes. Je lui explique ce qui m’amène et lui demande si, à défaut du préfet, je puis voir le secrétaire général ou celui qui le supplée. Le brave homme me prie de l’accompagner et me fait entrer, sans plus de façons, dans le bureau du chef de cabinet du préfet, M. de Gilardin, un jeune homme d’une trentaine d’années, très correct et doué d’une physionomie sympathique.

 

Il écoute mes explications et me répond qu’il n’a pas qualité pour autoriser l’exception demandée pax le consul du Danemark, mais qu’en l’absence de M. Larrieu —, le préfet était, paraît-il, souvent invisible — M. Raynal pourra sans doute prendre une décision dans ce sens. «Seulement, ajoute-t-il, M. Raynal est sorti, mais il ne tardera pas à rentrer. Si vous voulez bien l’attendre ici même, je vais prier le planton de vous avertir dès qu’il apparaîtra. »

 

On ne pouvait être plus aimable. Je remercie donc et m’assois dans un coin, enchanté d’apprendre, en raison de mes anciennes relations avec M. Raynal, que j’aurai affaire à lui

 

J’assiste alors, pendant plus d’une demi-heure, à divers incidents bien suggestifs. Tantôt c’est un membre de la municipalité de Bordeaux qui, la cigarette à la bouche et avec une désinvolture étonnante, vient raconter au chef de cabinet qu’il arrive des Quinconces, où il a passé en revue — tel un membre de l’ancienne Convention, moins le panache — une compagnie de mobiles partant pour le théâtre de la guerre. «Je leur ai adressé un laïus bien senti, termine-t-il, et, ma foi, s’ils ne sont pas contents!… ».

 

 

Puis, c’est un journaliste qui fait irruption dans le cabinet, pour se plaindre en termes comminatoires de ne pas recevoir de nouvelles fraîches de la guerre et l’impute à la négligence des bureaux de la préfecture.

 

Quelques minutes après, arrive un capitaine de la garde nationale mobilisée. Il est furieux: on a nommé chef de bataillon un bourgeois, un monsieur n’ayant jamais servi sous un autre drapeau que celui du pape, et lui, qui a été sergent vaguemestre dans un régiment de ligne, on le laisse moisir avec ses trois galons!

 

Mais le bouquet, c’est l’entrée inopinée d’un grand gaillard d’une cinquantaine d’années, à la barbe de fleuve, au nez rutilant; il tient à la main une large enveloppe cachetée, crie d’une voix avinée: « Vive la République» et s’avance, d’un pas quelque peu vacillant, vers le chef de cabinet, à qui il remet son placet.

 

Tiens, tiens, mais je le reconnais, celui-là. C’est un ancien matelot des douanes de la direction de Brest, où d fut révoqué, il y a une vingtaine d’années, pour inconduite et ivrognerie invétérée. Revenu à Bordeaux, sa ville d’origine, il acheta une sellette et quelques brosses et, installé sur la place de la Bourse, il exerce depuis lors le métier de décrotteur et de commissionnaire. Au lendemain du 4 septembre, il a adressé au directeur de Bordeaux une demande de pension. M. Denelle s’étant donné la peine de lui répondre que la loi s’y opposait, notre homme est arrivé aussitôt à l’hôtel des douanes, s’est fait indiquer le cabinet du directeur et, pris de vin, a voulu faire du tapage. Mais les deux plantons l’ont pris chacun par un bras et lui ont fait descendre l’escalier plus vite qu’il ne l’avait monté.

 

Ce fut le lendemain de cette scène intéressante que le bonhomme se présenta à la préfecture. Quoique M. de Gilardin ne pût se méprendre sur le compte du triste personnage, il l’accueillit très poliment et, après avoir lu sa pétition, lui dit avec bienveillance — Dame, on ne sait pas ce qui peut arriver en temps de révolution —: « C’est bien, mon ami, c’est bien; je soumettrai votre demande à M. le préfet et ferai appel à toute sa sollicitude en votre faveur. »

— Vive la République! s’écria de nouveau l’ivrogne en s’en allant.

Un peu écoeuré par ce spectacle, je ne pus m’empêcher de faire part de mon impression à M. de Gilardin.

— Ce que vous devez en. voir, monsieur le chef de cabinet! lui dis-je. Il ne répondit qu’en haussant les épaules et en levant les yeux au plafond. Ce n’était qu’un geste, mais combien expressif!

 

Je lui fis connaître alors ce qu’était l’homme au placet et comment il avait été reçu à la direction des douanes. Aussi n’entendîmes-nous plus parler de lui: sa demande dut être jetée purement et simplement au panier.

 

 

Enfin, le garçon de bureau vint m’avertir que M. Raynal était rentré et que je pouvais lui parler. Le pseudo-préfet causait en effet avec deux personnes dans l’immense vestibule du premier étage. Il était sans doute prévenu de ma visite, car il se tut en m’apercevant, comme s’il attendait que je lui adressasse la parole. J’y vis une autorisation tacite de l’aborder. Je m’avançai donc vers lui, mais quelle fut, en cet instant, ma déconvenue! Ah! ce n’était pas le Raynal de l’inspection sédentaire, l’homme aimable, gracieux, d’une simplicité charmante, que j’avais connu quand il avait besoin de mes bons offices. Maintenant, les mains derrière le dos, le front barré d’une ride sévère, l’oeil superbe et dominateur, il ne voyait devant lui, c’était facile à deviner, qu’un petit commis des douanes qu’il tenait à écraser de sa supériorité. Quantum muta, tus ab illo!…

 

Je lui expliquai cependant de mon mieux l’objet de ma démarche. Mais je n’étais pas au bout de mon boniment qu’il m’interrompit en me disant sèchement:

— Non, monsieur, il n’est pas possible d’autoriser une exception à l’arrêté préfectoral qui a interdit la sortie des armes de guerre.

— Mais, monsieur Raynal, essayai-je de faire ressortir, ces frettes ont été commandées avant la déclaration de guerre, et le Danemark…

— Ces considérations importent peu. La douane n’a qu’une chose à faire: se conformer aux instructions qu’elle a reçues.

Sur cette réplique, d’un geste cassant, il me fit comprendre que l’entretien avait assez duré.

Je m’abstins de commentaires.

 

 

Gambetta à Bordeaux

 

Dans les récits de guerre (1870-1871) que l’Illustration a publiés en octobre 1911, le général de division Bruneau raconte que, dans la nuit du 4 décembre 1870, se trouvant en grand-garde avec une compagnie de zouaves, il apprit par hasard que son régiment, cantonné à Saint-Lye, avait précipitamment évacué ce village pour se diriger sur Orléans, sans songer à en prévenir cette malheureuse compagnie. Le lieutenant Bruneau, qui en avait pris le commandement depuis que son capitaine avait été tué à la sanglante affaire de Chilleurs-aux-Bois, restait ainsi seul en face de toute la ligne des avant-postes allemands. Heureusement, les ennemis, harassés de fatigue eux aussi, ne s’aperçurent de rien. Favorisés par le tapis de neige qui amortissait le bruit de leurs pas et opérant dans le plus grand silence, nos zouaves purent dérober leur marche aux Allemands qui, au point du jour seulement, s’aperçurent qu’ils avaient perdu une belle occasion d’enlever une compagnie tout entière.

 

Nombreux ont été les oublis de l’espèce commis pendant cette funeste guerre. Le plus connu de tous et le plus désastreux aussi par ses résultats fut celui dont Jules Favre se rendit coupable en ne songeant pas à informer l’armée de l’Est qu’elle n’était pas comprise dans l’armistice conclu avec la Prusse. Cet homme néfaste, qui, en 1868, avait entravé de toute son influence l’oeuvre de réorganisation militaire préparée par le maréchal Niel (8) et qui, par une aberration absolument incompréhensible, refusa, lors de la signature des préliminaires de paix, de consentir au désarmement de la garde nationale de Paris, ce qui eût empêché l’explosion de la Commune, eh bien! cet homme n’aurait pas dû, semble-t-il, mourir tranquillement dans son lit!…

 

Une négligence, qui aurait pu avoir des conséquences déplorables, sans être bien entendu aussi funestes, se produisit lorsque la Délégation du gouvernement de la Défense nationale, se voyant en péril à Tours, se décida à aller siéger à Bordeaux.

 

Le départ de Gambetta et de son entourage immédiat se fit avec tant de précipitation qu’on oublia d’en informer les deux délégués investis de tous les pouvoirs du ministre des Finances, MM. Ray, président de chambre à la Cour des comptes, et de Roussy, directeur général de la Comptabilité publique, qui ne purent ainsi rejoindre la Délégation que vingt quatre heures après. Il s’en fallut de peu que les Allemands ne s’emparassent de leurs personnes, ainsi que de la comptabilité du ministère des Finances et des fonds dont ils avaient la responsabilité. C’eut été, il faut bien l’avouer, lamentablement grotesque!

 

 

Mais il ne s’agissait pas seulement pour les membres de la Délégation de se rendre à Bordeaux, il leur fallait s’y procurer des installations convenables pour eux et leurs services. Cela, ils ne l’oublièrent pas.

 

La préfecture, où Gambetta s’installa, ne pouvant recevoir tout le monde, certains avaient jeté d’avance leur dévolu sur l’Hôtel des douanes qu’ils avaient probablement vu, en traversant différentes fois Bordeaux et qui leur avait sans doute produit bon effet. Cet édifice, construit en 1749, par les Fermes générales, sur les plans de l’architecte Gabriel, est en effet monumental. Mais l’intérieur, qui, au cours du siècle dernier, a été l’objet de nombreux remaniements, ne répond plus à la splendeur de ses deux façades du quai et de la place de la, Bourse (9). La délégation de Tours ne s’en était évidemment pas rendu compte, car, le lendemain de son arrivée, à huit heures du matin, un capitaine d’état-major, conduit par le concierge, vint sonner à la porte de l’appartement particulier du directeur et fut aussitôt introduit auprès de lui.

 

— Monsieur le directeur, lui dit-il, on nous a informés, à la délégation du ministère de la Guerre, que l’Hôtel des douanes possédait des écuries suffisantes pour loger nos chevaux. Je viens m’en assurer, avant de les réquisitionner.
— Oh! des écuries, répondit M. Denelle en souriant, c’est beaucoup dire. Nous en avons une, et encore n’est-elle pas très spacieuse.
— Voudriez-vous avoir l’obligeance de me la montrer ?
— Très volontiers.
Ces messieurs descendirent, et le capitaine d’état-major constata bien vite que, même en débarassant l’écurie de tout ce qui l’encombrait momentanément, il n’y pourrait loger au plus que quatre chevaux.
— C’est tout à fait insuffisant, affirma-t-il. Il nous faut en effet de la place pour une vingtaine de chevaux. Mais qu’aperçois je là-bas? Voyons ça.

 

Et il montrait le magasin situé de l’autre côté de la cour (10).

 

Ce magasin, dont la voûte, très élevée, est supportée par d’énormes piliers en pierre, était principalement affectée au pilage et au cassage des sucres raffinés déclarés pour l’exportation. En ce moment, précisément, il se trouvait très encombré.
— Ces marchandises, que font-elles là? s’écria l’officier en entrant. Il faudrait faire disparaître tout ça.
— Mais, capitaine, ces marchandises n’appartiennent pas à l’État. Ce sont des sucres entreposés par des raffineurs, qui ne sauraient être autorisés à les mettre ailleurs.
— Ah! des sucres! Et bien, il y a la rivière en face (textuel).
— Réflexion faite, ajouta-t-il, ce magasin ne peut ?unis convenir. Il n’est pas suffisamment clos, et nos chevaux pourraient s’en trouver mal.

 

Je regrette…

 

Et il se retira.

 

Une heure après, nouveau coup de sonnette à la porte du directeur. Cette fois, c’est un fonctionnaire du ministère de la Justice envoyé par le Garde des Sceaux. Il demande à M. Denelle la permission de visiter son appartement, que M. Crémieux se propose d’occuper, s’il peut lui convenir. M. Denelle le promène partout et lui fait voir son cabinet de travail, le grand salon, le petit salon, la salle à manger, les chambres à coucher etc.

 

Quelques unes de ces pièces, qui datent de la Ferme générale, ont grand air; les parquets et les sculptures du cabinet et du grand salon notamment sont de toute beauté, et l’envoyé du ministre de la Justice en paraît assez satisfait. Mais il élève une objection.

 

— Reste le mobilier, dit-il. Je ne sais pas si M. Crémieux s’en contentera. Il n’est pas mal pour un bourgeois (sic), mais pour un Garde des Sceaux!…
— Ah! pardon, explique M. Denelle, qui s’aperçoit de la méprise, ce mobilier m’appartient. Ce sera, n’en doutez pas, avec plaisir que je céderai l’appartement à M. le ministre de la Justice, mais si j’en loue un autre, je serai obligé de le meubler et vous devez comprendre…
— Parfaitement, parfaitement. Dans ces conditions, il n’y a rien de fait. Désolé de vous avoir dérangé.

 

 

Le même jour, à 4 heures du soir, arriva M. Roy, l’un des délégués du ministre des Finances, qui, ayant à peine pris le temps de déposer ses bagages dans un hôtel, s’était fait porter à la direction des douanes, où il désirait serrer la main à M. Denelle et prendre langue avec lui.

 

M. Roy et M. Denelle s’étaient en effet liés à Paris, il y avait quelques années, lorsque le premier était directeur du Contrôle des régies financières et le second chef de bureau sous ses ordres avant d’être nommé directeur à Bourg (11).

 

Après les compliments d’usage, M. Denelle pria M. Roy de réquisitionner une partie de l’hôtel des douanes pour les services du ministère des Finances. Il lui fit part des entrevues qu’il avait eues avec les envoyés des ministères de la Guerre et de la Justice, et ne lui dissimula pas qu’il craignait un retour offensif. « S’ils ne reviennent pas à la charge, ajouta-t-il, d’autres pourraient être moins difficiles, ce qui nous gênerait beaucoup, vous devez le comprendre. Tirez-moi d’embarras :
Votre réquisition coupera court à tout. Il est d’ailleurs naturel que ce soit le ministère des Finances qui s’installe dans cet immeuble, puisqu’il lui a été attribué lors de la suppression des Fermes générales. Prenez toutes les pièces dont vous avez besoin; nous nous serrerons pour vous faire place. »

 

 

La proposition ne pouvant être qu’accueillie, M. Denelle me fit appeler et, séance tenante, j’écrivis, sous la dictée de M. Roy, une réquisition en règle. Nous pouvions respirer.

 

Dès le lendemain, MM. Roy et de Roussy occupèrent le cabinet du directeur, qui installa son bureau dans une pièce donnant sur la cour; des employés supérieurs du ministère des Finances s’établirent dans deux chambres voisines du cabinet des deux délégués; une dernière pièce fut attribuée au Conseil des prises; enfin, deux gardes mobiles se tinrent en permanence dans l’antichambre avec nos deux plantons.

 

Le seul rédacteur du bureau de direction ayant été maintenu à son poste vit alors sa besogne s’accroître d’une façon tout à fait insolite. Journellement les deux délégués du ministère des Finances recevaient des rapports par lesquels les directeurs des douanes dont les communications avec Bordeaux n’avaient pas encore été interrompues par l’ennemi, leur soumettaient des questions de service et leur demandaient des instructions. MM. Roy et de Roussy s’empressaient de transmettre ces rapports à M. Denelle, avec prière de faire préparer les réponses. Et c’étaient, tous les jours, dix, quinze ou vingt lettres à rédiger et à faire signer par l’un ou l’autre des délégués. Cette besogne fut réellement écrasante pour l’employé qui en était chargé en sus de son travail courant.

 

Entre temps, nous eûmes pour notre propre compte à nous occuper d’affaires extrêmement délicates. Il me paraît intéressant de citer tout au long l’une des plus importantes.

 

Un sieur Vallobra avait passé un marché avec le ministère de la Guerre pour la fourniture de cent mille havresacs, au prix de quatorze francs l’un. Ces havresacs ayant été importés par le port de Bordeaux, le Sieur Vallobra émit la singulière prétention d’être exonéré du droit d’entrée, quoique son marché, qu’il dût nous représenter, stipulât formellement que ce droit se confondrait avec le prix de 14 francs que le département de la Guerre aurait à payer. Le droit d’entrée étant d’un franc par havresac, c’était donc une somme de cent mille francs dont il s’agissait de lui faire cadeau. La douane s’y refusa nettement et les cent mille havresacs furent mis en entrepôt réel. Quelques jours après, le directeur reçut une lettre officielle signée par M. Clément Laurier, avocat et ancien député nommé par Gambetta secrétaire général du ministère de l’Intérieur. Elle autorisait la livraison en exemption de droits des cent mille havresacs importés par le Sieur Vallobra. Après s’être concerté avec MM. Roy et de Roussy, M. Denelle répondit à M. Clément Laurier que l’immunité des droits en matière de douane ne pouvait être prononcée que par une loi ou par un décret du gouvernement et qu’il regrettait dès lors de ne pouvoir accueillir la demande du Sieur Vallobra. Il ne manquait pas d’ailleurs de faire ressortir que ce fournisseur s’était engagé par son marché à payer de ses deniers les droits qui lui seraient réclamés.

 

Mais celui-ci ne se tint pas pour battu. Il s’adressa, cette fois, au ministère de la Guerre. Ce fut le général Mazure, directeur à ce département, qui écrivit à M. Denelle dans le même sens que M. Clément Laurier. Nous lui fîmes, bien entendu, une réponse identique.

 

Nous nous croyions débarrassés du Sieur Vallobra, mais ce gaillard-là était tenace et savait se retourner. Comment s’y prit-il? Je l’ignore, mais le fait est que, peu de jours après, M. Denelle reçut une note ainsi conçue: « J’invite le directeur des douanes à livrer en franchise de droits d’entrée les cent mille havresacs que M. Vallobra a fait venir de l’étranger pour le compte du gouvernement.
Léon, Gambetta ».

 

C’était formel, et jamais proconsul romain envoyant un ordre à l’un de ses lieutenants n’employa de termes plus impératif Il fallait se soumettre… ou se démettre. On se soumit!…

 

L’affaire ne fut d’ailleurs pas enterrée. Elle revint, après la conclusion de la paix, devant la Commission des marchés siégeant à Versailles. M. Denelle fut appelé à déposer. Il fournit à la Commission toutes les explications désirables, après lui avoir remis une copie certifiée conforme de la correspondance échangée au sujet de ces trop fameux havresacs. Mais, dans l’intervalle, Vallobra, un malin assurément, avait fait faillite et pris la fuite. Il était dès lors difficile à l’État de lui faire rendre gorge.

 

Il est vrai qu’en bonne règle, Gambetta aurait dû être rendu responsable du préjudice causé au Trésor. Je ne sais si les conclusions de la Commission des Marchés furent établies dans ce sens. Mais, en admettant qu’elles l’aient été, il est hors de doute que l’ancien dictateur n’a jamais remboursé les cent mille francs à l’État.

 

M. Steenackers, ancien député nommé, au 4 septembre, directeur général des postes, fut moins heureux ou, si l’on veut, moins intrigant. Il avait reçu, par la voie de Londres, plusieurs caisses de cigares de la Havane, cigares exquis, comme le mandait Gambetta dans une dépêche devenue célèbre. Apprenant que le droit d’entrée était de 36 francs par kilo et trouvant cela un peu cher, il demanda que ces cigares lui fussent remis en franchise. M. Denelle lui répondit en lui citant la loi et les prophètes. Le nouveau directeur général des postes eut le bon goût de ne pas insister.

 

La tâche du directeur des douanes de Bordeaux était, on le voit, souvent difficile. Il fallut à M. Denelle toute son expérience des hommes et des choses pour franchir sans trop de heurts certains tournants. J’ai déjà fait connaître que le service de la visite procédait avec toute la rapidité possible à la reconnaissance des quantités exceptionnelles de marchandises qui lui étaient présentées et qu’il en résulta bien des pertes pour le Trésor. Mais certains importateurs trouvaient encore ces vérifications trop lentes. Ils auraient voulu que toutes les formalités de douane fussent purement et simplement supprimées, car ils auraient pu ainsi éluder, non pas seulement une partie mais la presque totalité des droits exigibles. Ils se plaignirent donc, en haut lieu, des prétendus retards que subissait, du fait des vérificateurs, la livraison de leurs marchandises.

 

A la suite de ces plaintes, M. Denelle fut, par deux fois, cité à comparaître devant le dictateur. La seconde fois, voyant que Gambetta ne se rendait pas aux raisons qu’il lui donnait et un peu énervé, il lui offrit d’inviter ses agents à ne procéder désormais à aucun acte de visite. Il jouta seulement que, comme ce serait là un acte très grave, il espérait que, pour couvrir sa responsabilité, la délégation du Gouvernement de la Défense nationale voudrait bien le sanctionner par écrit.

 

Diable! Le dictateur avait, il est vrai, signé la note relative aux havresacs du Sieur Villobra, mais en avait-il seulement compris la portée? Ou plutôt sa signature n’avait-elle pas été surprise? C’est vraisemblable. Dans tous les cas, il refusa de donner l’ordre écrit que M. Denelle lui demandait et, devenu plus conciliant, il se borna à le prier de recommander à ses employés d’apporter dans leurs vérifications toute la promptitude et tout le doigté désirables.

 

Nous n’entendîmes plus parler de réclamations de l’espèce, soit qu’il ne s’en soit plus produit, soit que Gambetta n’ait plus voulu les écouter, terriblement occupé qu’il était en ce moment, car, à quelque parti qu’on appartienne, on ne peut se refuser à rendre hommage à ses efforts surhumains pour galvaniser la nation, et au travail formidable auquel nul autre que lui peut-être n’aurait pu résister.

 

Ses collègues, MM. Crémieux et Glais-Bisoin, étaient, eux, beaucoup moins occupés. Le premier employait ses loisirs à préparer ce funeste décret qui a accordé la nationalité française à tous les Juifs de l’Algérie et nous a valu l’insurrection de 1871 (12). Quant à M. Glais-Bisoin, on serait fort embarrassé, je crois, pour définir la part qu’il prit aux actes de la délégation. Elle semble s’être bornée à assister officiellement au départ pour le théâtre de la guerre des différentes troupes, corps francs, gardes nationales mobilisées, gardes mobiles, qui traversaient Bordeaux.

 

Cet ancien député de Paris était, parait-il, un très brave homme qui, au Corps législatif; où il s’était rendu célèbre par ses interruptions, n’avait que des amis. Mais quelle tête, quelle tournure, quelle laideur! André Gill l’avait caricaturé, dans la Lune, sous l’aspect d’un diable qui, poussé par un ressort, sortait brusquement d’une boîte. Eh bien, le seul souvenir de cette caricature me le fit reconnaître un jour que, le chef surmonté d’un vieux haut de forme, vêtu d’une redingote étriquée et tenant à la main un vaste parapluie, il passait en revue, sur les Quinconces, un bataillon de gardes mobiles. Ah ! le temps n’était plus où, pendant la Révolution, les représentants du peuple, ceints de leur écharpe tricolore et le chapeau à plumes au bout de leur sabre, haranguaient les troupes, leur communiquaient leur enthousiasme et les menaient à la victoire.

 

Bientôt les événements se précipitèrent, et Paris, affamé, dût capituler le 28 janvier.

 

L’Assemblée nationale, convoquée à Bordeaux, s’y réunit le 13 février. Il m’a été donné d’assister à l’une de ses séances et d’entendre, ce jour-là, les patriotiques exhortations du général Chanzy qui conjurait la Chambre de repousser les conditions draconiennes de la Prusse. Mais était-ce possible?… La France dût vider la coupe jusqu’à la lie. Que Dieu la préserve à jamais de semblable catastrophe! (13).

 

 

 

Jean dit Lucius Paloc

 

 


(1) Pour ceux des lecteurs des Cahiers qui n’auraient pas eu l’occasion de lire les extraits des Souvenirs de Jean Paloc publiés antérieurement, rappelons que le mémorialiste a vécu de 1837 à 1922. Fils d’un officier des douanes, il débuta dans l’administration à Page de 18 ans comme matelot B. était cependant bachelier, ce qui lui permit d’obtenir assez rapidement un emploi dans le service des bureaux. Quand éclata la guerre de 1870, il était commis de direction à Bordeaux. Sa carrière se poursuivit à la direction générale, puis dans le Nord et de nouveau dans les services centraux où il occupa un emploi de chef de bureau. De 1891 à 1904, Il fut successivement directeur à Chambery et La Rochelle.
(2) Sur les circonstances dans lesquelles des douaniers furent appelés à renforcer la garnison de Paris, voir; J. Clinquart, L’administration des douanes en France de la Révolution de 1848 à la Commune, pages 372 et suivantes.
(3) Est-ce certain? L’hostilité à l’Empire dont fait état l’auteur est loin d’être générale à ce moment. On peut se reporter à cet égard à l’ouvrage d’Alain Corbin, Le Village des cannibales, Aubier, 1990. L’événement relaté et analysé dans ce livre a en lieu au cœur de l’été 1870, à faible distance de la Gironde. Il témoigne qu’en milieu rural l’attachement à la personne de l’Empereur restait profond.
(4) Cet épisode a été relaté par un témoin oculaire, le capitaine des douanes J.J. Roux, dans le périodique La douane et les ,forêts, pages 2330 et suivantes.
(5) Un peu moins de 4000 hommes, en réalité.
(6) Contrairement à ce que parait penser le mémorialiste, U ne s’agissait pas d’une mesure de circonstance. La présence d’un adjudant-major auprès de chaque bataillon des douanes était réglementaire.
(7) Note de l’auteur — Anneaux d’acier dont on munit certaines bouches à feu pour accroitre la résistance.
(8) Note de l’auteur — On n’a qu’à se reporter au Journal officiel de l’époque pour constater, par le compte rendu des débats de la Chambre des députés, l’opposition violente des républicains aux projets du maréchal Nie, qui, éclairé par le coup de foudre de Sadowa, voulait doter la France d’une forte armée de deuxième ligne: la garde mobile.
— Vous voulez donc faire de la France une vaste caserne? s’écriait de son banc l’un des députés. Quant à Jules Favre, il prononça un jour, à la tribune, ces paroles étonnantes, dignes de Tartarin de Tarascon: «Est-ce que si la France était jamais envahie, nous n’irions pas tous arrêter l’ennemi en lui opposant nos poitrines?» Et le maréchal Niel succomba à la tâche. Et la garde mobile fut démonétisée avant même d’avoir été organisée. Je me souviens qu’à Bordeaux, en 1859, les gardes militaire, faillirent s’insurger; la population prit fait et cause pour eux, et une émeute fut sur le point d’éclater; comme on était à la veille des élections législatives, le gouvernement tacha la main. De sorte que, lorsque la guerre éclata, alors seulement on commença à exercer ces jeunes soldats, qui n’étaient encore ni habillés ni armés, ni encadrés, et ne purent être amenés sur le théatre des opérations que deux ou trois mois plus tard. Trop tard malheureusement, car il est probable que la guerre aurait pris une antre tournure si, le premier jour des hostilités, on avait pu mettre en ligne quatre cent mille gardes mobiles suffisamment exercés.
(9) Des travaux de réhabilitation de l’Hôtel des douanes de Bordeaux ont été menés par la Direction générale des douanes à partir de 1982 surtout
(10) Ce magasin était, au temps de la Ferme générale, le « magazin » de dédouanement. Restauré et aménagé, il accueille le Musée des douanes depuis 1983.
(11) Bourg-en-Bresse était le siège d’une direction des douanes depuis 1853. Ce siège avait été antérieurement établi à Belley (jusqu’en 1899), puis à Nantua.
(12) Le décret Crémieux qui donna la citoyenneté française aux 35 090 Juifs d’Algérie n’a pas eu les effets que lui attribue J. Paloc qui est certainement influencé par l’antisémitisme ambiant. Le soulèvement indigène de 1871 qui trouva un chef prestigieux dans le bachaga Mokrani a été la dernière grande insurrection avant celle de 1954. 11 fut la conséquence de la perte de prestige de la France vaincue, et, plus encore, de la substitution du régime civil an régime militaire dans l’administration de l’Algérie, mesure qui répondait aux revendications des colons européens.
(13) Alors que nous venons de vivre le cinquantenaire du désastre de 1940, le vœu de J. Paloc prend du relief !

 

 


 

Cahiers d’histoire des douanes 

 

N° 11

 

Avril 1991

 

 

 

 

 

 

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