Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

Les cartes postales ou, en marge de la petite histoire, l’anecdote

Mis en ligne le 1 mars 2020

Cet article a été publié en septembre 1996 dans les Cahiers d’histoire des douanes et droits indirects  dans la rubrique « Le coin des chineurs et des collectionneurs »


 

Ce n’est pas parce qu’on est douanier qu’on est nécessairement acteur des grands ou même des petits événements de l’Histoire ; mais dans une zone d’observation privilégiée comme la frontière, on en est souvent les témoins de la première heure.

 

Les incidents de frontière à la veille de la première guerre mondiale ont été fréquents. Certains ont pu, en leur temps constituer des événements : provocations ou bavures, le moindre d’entre eux pouvait déclencher la guerre.

 

Ils ne l’ont pas déclenchée ; ce ne sont plus dès lors que des anecdotes oubliées comme oubliée aussi l’émotion alors ressentie dans le pays et même à l’étranger.

 

Mais l’anecdote patiemment reconstituée permet de mieux comprendre l’émotion du moment et l’émotion de mieux percevoir l’enchaînement des événements.

 

Par la démarche qu’elle nécessite l’anecdote racontée par la carte postale est comme une petite clé pour entrer dans l’histoire par une petite porte; elle donne en tout état de cause toute sa saveur au plaisir du collectionneur.

 


Sous l’oeil du douanier….

 

Un aéroplane allemend atterit à Arracourt

 

Un évènement exceptionnel

 

Voici, au hasard de la découverte, une première carte postale ; elle montre un groupe de personnes auprès d’un avion : on reconnaît un Capitaine des Douanes, un Brigadier et deux Préposés. C’est naturellement la présence des douaniers qui incite le collectionneur douanier à retenir la carte.

 

Illustration 1: groupe devant l’aéroplane

 

L’aviation au début du siècle avait encore un caractère exceptionnel; elle constituait surtout une activité sportive téméraire. L’armée ne la considérait pas comme une arme mais éventuellement et à titre expérimental comme un moyen d’observation.

 

Au cas particulier l’avion ne parait ni disloqué ni déséquilibré : ce n’est donc pas un accident.

 

Dater l’évènement

Illustration 2: groupe devant l’aéroplane avec timbre

 

 

Une deuxième carte postale : les douaniers sont toujours là mais des officiers de gendarmerie sont également sur place. La carte postale porte une date : 24 avril 1913 et une indication : 150 J avec la signature : ADRIEN. La correspondance au verso nous indique que le soldat ADRIEN qui attend sa libération dans 150 jours (!) a assisté, il y a 3 jours à l’atterrissage forcé d’un aéroplane allemand après avoir été témoin, quelque temps auparavant, de l’atterrissage mouvementé d’un Zeppelin à Nancy. Il se passe tant de choses extraordinaires à proximité de la frontière….

 

 

Déserteurs ou espions?

 

Illustration 3: officier de gendarmerie et aviateurs allemands

Sur une troisième carte postale on aperçoit le Capitaine de gendarmerie interrogeant les officiers allemands; il n’y a pas de soldats en armes à proximité ; l’affaire se traite courtoisement.

 

Une écriture d’aspect germanique nous indique que l’un des aviateurs se nomme VON MIRBACH; le verso de la carte nous apprend que son compagnon s’appelle VON DEWAHL. La carte a été conservée à titre de souvenir: elle anticipe pour nous les événements en mentionnant que VON DEWAHL a été -sera- abattu au cours de la guerre.

 

La presse s’empare de l’affaire

 

La carte postale tenait à cette époque le rôle d’un reportage d’actualités: l’avion atterrit le 21 avril, la première carte postale est diffusée le 22 ! Le journal L’Est Républicain nousdonne toutes les informations nécessaires tout bonnement en panne sèche l’avion allemand parti de Metz dut faire un atterrissage forcé en rase campagne à proximité de Luneville. La frontière avait été franchie par cette voie peu ordinaire : devait-on percevoir les droits de douane ? La circulaire du 7 août1912 n’en exemptait que les aéronefs civils qui devaient toutefois en consigner le montant remboursable lors du décollage vers l’étranger. Le journal ajoute cependant : «la question des droits de douane fut vite tranchée puisque inexistante. L’atterrissage ayant eu lieu dans la zone extérieure, il n’y avait pas lieuà percevoir les droits». Soulagement ou déception pour le brigadier ?

 

Illustration 4: groupe devant l’aéroplane – 1 civil, 2 aviateurs & 2 douaniers

On apprend également qu’il s’agit d’un appareil de type Euler tout à fait ordinaire : un «tacot» dira M. Vogoye, Officier d’aviation expert dépêché sur place.

 

 

Un négociateur habile

 

M. Lacombe, Sous-préfet de Lunéville fut officiellement chargé de gérer l’incident pendant tout le temps que les chancelleries négocieraient le règlement de l’affaire: le 22 avril M. Cambon, Ambassadeur de France à Berlin portait au Gouvernement allemand en la personne de M. Von Jagow une communication officielle de la République française. Sur place M. Lacombe s’attachait à calmer les esprits.

En effet, en marge de la négociation diplomatique, il fallut également apaiser l’émoi des frères Demoyen propriétaires du terrain d’aviation improvisé en réglant les dégâts causés aux récoltes «plutôt par le stationnement d’un public nombreux que du fait des aviateurs et de leur appareil… L’accord se fit enfin sur une somme de 75 frs que les aviateurs allemands versèrent aux frères Demoyen.»

 

 

 

La guerre évitée

Pendant que les négociations se poursuivaient à Berlin, le Ministre de la Guerre se rendait à Epinal pour visiter quelques casernes et s’entretenir avec l’Etat-Major. La population de Luneville plus curieuse qu’excitée venait voir de près un aéroplane allemand et discutait courtoisement avec les aviateurs.

Illustration 5: des civils devant l’aéroplane

«A 05h20 (le 23 avril) le Préfet Lacombe fit prévenir les Officiers allemands qu’il avait une communication à leur faire. Un cercle se forma aussitôt. M. Lacombe s’avançant, salua et d’une voix bien timbrée et en scandant les mots… leur communiqua les ordres qu’il venait de recevoir : le Gouvernement de la République vous autorise à repartir par la voie aérienne. Vous êtes libres. Votre aéroplane est absolument intact».

 

«Le Capitaine Dewahl faisant le salut militaire et rectifiant la position répondit en français : Monsieur le Préfet, nous vous remercions des égards dont nous avons été l’objet de la part des autorités et du public».

 

 

Dans la presse nationale et internationale

Les relations franco-allemandes passaient par une phase d’apaisement, presque d’entente:

 

Du Radical : ceux qui ont voulu, sous de futiles prétextes précipiter une brouille entre les deux peuples ont provoqué de la part des gouvernements et des organes autorisés des deux pays des actes et des déclarations nettement pacifiques».

 

De l’Humanité : «le pays gardera son sang-froid et ne verra dans l’atterrissage d’Arracourt qu’un fait indépendant de la volonté des hommes».

 

Du Courrier de la poste (Allemagne) : «le règlement rapide et loyal de la nouvelle affaire… est très satisfaisant et mérite nos remerciements..».

illustration 6: aviateurs et l’aéroplane

De la Gazette de Francfort : « le gouvernement français a invité poliment et à bon droit le gouvernement à prendre des mesures afin d’éviter autant que possible le retour de pareils incidents…».

 

Un Préfet heureux

 

Les douaniers et leurs officiers assurèrent le service d’ordre avec les gendarmes assistés d’un peloton du 18ème chasseurs à cheval. L’aéroplane prit son vol à 05h30 dans la direction de Château-Salins pour rejoindre son hangar à Metz.

 

Dans quelques entrefilets en pages intérieures l’Est Républicain rendait également compte des victoires monténégrines contre les turcs et des efforts des grecs pour défendre Salonique. Tout allait bien dans les Balkans.

 

«Le triomphateur du jour – écrit encore le journal lorrain – fut Monsieur le Préfet Lacombe qui avec beaucoup de décision prit les mesures que nécessitait la situation ».

Illustration 7: préparation pour le décollage

«La journée fut vraiment bonne pour lui puisque dès le matin fut connue sa nomination comme Préfet des Basses-Alpes et qu’elle vit se terminer à son gré un incident de frontière qui pouvait avoir des conséquences graves».

 

En guise de conclusion

 

Voici raconté en images un non-événement, une anecdote puisqu’elle n’eut pas de suites fâcheuses, chassée de l’actualité par d’autres actualités ; elle n’a plus d’autre intérêt que celui du collectionneur ; lequel notera quant à lui que les cartes ne sont pas toutes du même photographe ni du même éditeur: donc la série n’est vraisemblablement pas complète et bien plus, il a pu y avoir plusieurs séries différentes.

 

Une collection n’est jamais terminée.

 

 

Roger Corbaux

avec la collaboration de Henri Dhumeau

 

Documentation : l’Est Républicain n°s 9331, 9332, 9333 des 22, 23 et 24 avril 1913.

 


 

 

 

Cahiers d’histoire des douanes et droits indirects

 

N° 17 – Septembre 1996

 

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