Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes
Le « Gapian » en fait trop : le contrebandier devient ami du peuple, puis héros !
Nous exprimons nos vifs remerciements à Nord-Matin et à son collaborateur Gérard Coucke pour leur aimable autorisation de reproduire (Nord-Matin – janvier 1968).
(NDLR VD 1968)
Au début était la Frontière. Au premier jour l’homme créa la Douane. Au second naquit la Contrebande…
A moins que ce ne fut l’inverse. La question reste toujours posée de savoir lequel, à l’origine, a engendré l’autre. Mais tous deux sont étroitement. indissolublement liés à cette notion fondamentale de frontière dont ils sont, en quelque sorte les émanations naturelles.
C’est un trait propre à toute société ayant atteint un certain degré de civilisation que de protéger par un système de lois son commerce, son agriculture et son industrie de la concurrence étrangère. Aucun pays à travers les âges n’a pu se passer de la Douane. Sa présence devint d’autant plus vite indispensables a u x gouvernements qu’à sa vocation initiale, cette Administration ajouta rapidement celle, non négligeable, de collecteur de taxes fiscales. Sentinelle en première ligne sur le front de la guerre économique, le douanier est aussi un soldat de l’impôt.
Cicéron indigné
Aucun pays non plus — autre trait caractéristique — n’a pu échapper à la contrebande. Jamais réglementation n’a été aussi violée, aussi tournée que le système douanier. Infraction d’un type original et vivant dont les aspects matériels et juridiques n’ont guère changé au cours des siècles, la contre- bande est vraiment de tous les pays et de tous les temps. Six cents ans avant notre ère, des tissus et des vins étaient intro- duits clandestinement en Egypte par d’habiles fraudeurs car- thaginois. Rome, dès sa nais- sance, présageant qu’elle fon- derait également sa puissance sur son commerce, institua une administration douanière très complète et complexe. Ses fonctionnaires avaient surtout à lutter contre l’importation en contrebande d’esclaves auxquels des marchands astucieux faisaient revêtir la toge blanche du citoyen romain pour ne pas payer les droits d’entrée ! Ces douaniers devaient accomplir leur tâche avec conscience et zèle si l’on en juge par ce commentaire indigné relevé dans le « Lege agraria contra bellum » de Cicéron : « N’est-il pas injuste, s’écrie le grand avocat, n’est-il pas intolérable que les douaniers fouillent non seulement les princes étrangers mais encore les généraux romains ! ». La curiosité toute professionnelle et quelque peu intempestive de ces fonction- naires souleva également de la part de Plutarque des propos acerbes.
Ainsi, dès cette époque, le public se soumettait de mauvalse grâce aux indispensables formalités douanières !
Si les textes sont muets en ce qui concerne la contrebande en Gaule (mais on peut imaginer sans peine que les Astérix et autres Obélix, toujours prompts à se rebeller contre l’ordre établi, ne devaient pas rater une occasion de frauder le fisc romain !), la fraude était particulièrement floris- sante dans la France du Moyen Age. Elle trouvait sa justification dans le morcellement du pays en une quantité infinie de principautés féodales dont chacune prélevait des taxes sur les marchandises pénétrant ou transitant sur son territoire. A cette contrebande inter-provinces s’ajouta dans la France de l’ancien régime qui vit naître la notion de frontière nationale, l’importation clandestine de produits.
Le premier type de contrebande prévalut toutefois durant toute cette époque. Cette fràu- de intérieure portait surtout sur le sel. Il n’est pas exagéré de dire aujourd’hui que ce con- diment, soumis alors au fa- meux impôt de la « gabelle ». donnait lieu à un trafic aussi important, aussi effréné que celui qui allait naître plus tard avec le tabac. Les variations enregistrées sur le prix du sel d’une province à l’autre et parfois à quelques lieues de distance étaient vraiment extraordinaires. Ainsi, le tarif en vigueur en Anjou était de 58 livres le quintal contre… 2 livres seulement à Nantes ! Comment s’étonner dès lors qu’une contrebande active régnât en France en ce temps-là. C’était trop tentant !..
Les « Faux-saulniers », nom que portaient ces contrebandiers du sel, sont incontestablement les ancêtres des modernes « Fonceurs » de tabac qui s’illustraient voici vingt-cinq ans encore sur la frontière franco-belge. Par leur sens de l’organisation, l’importance du trafic auquel ils se livraient, les énormes bénéfices qu’ils en retiraient et les mesures de défense et de répression qu’ils suscitèrent de la part des gou- vernements, ces hommes sont à l’origine de la tradition contrebandière en France. Assez paradoxalement leur essor coïn- cide avec l’apparition des Fermes générales, sortes de sociétés à régime capitaliste destinées à percevoir les contributions indirectes et les droits de douane sur l’ensemble du territoire. Dans le même temps que Colbert réorganisait en 1680 le système de perception de ces impôts, la contrebande perdait son caractère artisa- nal pour devenir une véritable entreprise commerciale. Les fraudeurs qui opéraient individuellement et occasionnellement se regroupèrent dans des associations capables de monter des opérations de grande envergure.
Alors va commencer la lutte de la douane contre la contrebande, combat incessant, perpétuellement renouvelé sous les formes les plus diverses à travers les siècles.
Le temps du «Gapian»
C’est à cette même époque qu’apparaît également un nou. veau personnage. Il devait hélas causer un préjudice moral considérable à la douane et motiver cette attitude négative que le public, parfois encore de nos jours, professe à l’égard du douanier. Pour lutter contre les faux-saulniers, dont le nombre comme l’audace allaient croissants, les Fermiers Généraux eurent à leur disposition une véritable armée de fonctionnaires spécialisés. Le peuple leur donna rapidement un nom : les Gapians. Au milieu du XVIII.. siècle, vingt-quatre mille d’entre eux, placés sous le commandement d’anciens officiers du roi et manoeuvrant comme des unités militaires. battaient 1a campagne à 1a poursuite des fraudeurs. Colbert avait cru bien faire en leur donnant, dans son ordonnance de 1687 des pouvoirs pratiquement illimités. Les Gapians étaient autorisés, à effectuer des perquisitions et des saisies dans les maisons, sans mandat et à l’improviste de jour comme de nuit ; à opérer selon leur bon vouloir fouilles et arrestations de personnes et à dresser sans vérification et sur de simples présomptions des procès-verbaux qui avaient foi de justice devant les tribunaux. En outre, le tiers des amendes et confiscations dont ils étaient les auteurs leur revenait.
Or, dans le recrutement de ces hommes. l’Administration royale n’attachait guère d’importance quant à leur moralité et leurs origines sociales. Pour la plupart des Gapians, l’uni- forme n’était qu’un prétexte à piller « légalement » et à s’enrichir rapidement. Les abus les plus abominables furent donc commis, frappant indistinctement le contrebandier et l’honnête homme. Les conséquences de ces « dragonnades » d’un genre nouveau ne se firent pas attendre. Le peuple voua aux Gapians, qui représentaient officiellement l’ordre et le droit, une haine farouche et ‘le contrebandier devint son ami. On lui donnait volontiers asile lorsqu’il était poursuivi, on cachait ses marchandises, on aiguillait les Gapians sur des fausses pistes pour égarer leurs recherches et les ridiculliser. Les choses allèrent plus loin encore. Certains nobles acceptèrent que leur château serve de dépôt et les curés eux-mêmes n’hésitèrent pas à prêter main forte aux contrebandiers. « Ils cachent leurs marchandises jusque dans les églises ! » s’indigne le Contrôleur général des Finances dans un rapport en date du 17 juillet 1739.
Armes hautes et fifres en tête
Les excès commis par les Gapians modifièrent donc profondément le comportement de l’opinion publique vis-à-vis de la douane et de la contrebande.
La lutte du bon droit contre l’illégalité se transforma fà- cheusement dans l’esprit de beaucoup en un combat des opprimés contre la force aveugle. Le parfum d’aventure romanesque qui s’exhalait de la vie comme des exploits des contrebandiers fit le reste. D’ami du peuple, il devint son héros, une sorte de flibustier de terre ferine auréolé de gloire. Certes, après cet incident de parcours, l’Administration des Douanes retrouva cette attitude digne et honorable qui est la sienne aujourd’hui, mais dans l’esprit du public, le mal était fait. Jusqu’aux derniers sursauts de la grande contrebande, vers les années 1950, le contrebandier continua à bénéficier de cette complicité, sinon de fait, du moins tacite. Dans notre région, au temps des « Fonceurs » de tabac, les doua- niers français eurent à lutter aussi bien contre les fraudeurs que contre l’inertie et le manque de coopération de la population, indifférente à leurs efforts et plutôt encline à aider l’adversaire.
C’est donc dans un climat particulièrement propice que la grande contrebande se développa en France dès le XVIIe. siècle. Les fraudeurs s’organisèrent selon un schéma fort simple : les chefs, les valets et les journaliers. Les premiers étaient des hommes assez riches pour acheter à l’étranger des armes et des chevaux. Les seconds leur étaient entièrement dévoués et les troisièmes enfin constituaient la main- d’oeuvre, recrutée généralement sur place pour des missions temporaires et bien précises. Afin d’aligner face aux Gapians des forces suffisantes.
Les chefs d’une région se réunissaient lorsqu’une opération était décidée. Ils élisaient aussitôt un chef suprême, « le Capitaine ». Ce dernier était chargé de l’organisation et de la conduite de l’entreprise dans sa totalité. Chaque bande cependant restait sous le commandement de son propre chef. Le capitaine était le seul à connaître l’itinéraire et le but final de l’opération afin d’éviter les indiscrétions et de circonvenir d’éventuels espions. Il envoyait tout d’abord en éclaireur quelques hommes déguisés en honnêtes voyageurs et qui devaient prévenir les habitants des villages traversés, du prochin passage de la bande. Dans le même temps, d’autres fraudeurs parcouraient le pays en tout sens pour surveiller les mouvements des Gapians et dépister les embuscades.
Ces précautions préliminaires étant prises, toute la troupe se mettait en route. Elle se composait le plus souvent de vingt- cinq à trente hommes, armés jusqu’aux dents. Les ballots de marchandises (sel, tissus, bijoux, articles d’horlogerie, etc.) étaient transportés à dos de mulets. Pour le franchissement des rivières importantes, les contrebandiers utilisaient des barques percées. Les trous étaient bouchés avec du liège lors des passages. Puis les embarcations étaient coulées sur le fond afin de ne pas attirer l’attention. Pour tromper les Gapians, les fraudeurs n’hési- talent pas à revêtir des uniformes de soldats de l’armée régulière, voire même d’employés de la Ferme Générale ! Ils se déplaçaient de préférence la nuit. Éclaireurs et espions ouvraient en permanence la route. Mais il arrivait parfois que, dans les villages amis, toute la troupe défilait en plein jour. armes hautes et fifres en téte
Pour vendre les marchandises, les contrebandiers livraient aux commerçants selon des commandes passées antérieurement ou encore procédaient à la vente directe en tenant un vé- ritable marché sur les places des villes et des villages
Une chambre trop «ardente»
Pour remédier à un tel état de choses — les Gapians deve- nant de plus en plus impopu- laires et, par voie de conséquence, inefficaces — les Fermiers Généraux réclamèrent au pouvoir royal une répression plus sévère et des châtiments exemplaires. La justice devint alors expéditive en matière d’infractions douanières : 200 livres d’amende pour l’importation illicite d’étoffe et six années de galère en cas de ré- cidive. Si le transport s’était effe :tué avec des chevaux, le condamné avait le choix entre 300 livres d’amende ou neuf années de galère. Et si l’amen- de ne pouvait pas être payée le fouet, le fer chaud sur l’épaule et le banc du galérien.
Pour la contrebande armée les lois se firent enenre plus dures : le supplice de la roue ou les galères à perpétuité. En fait, ces neines excitèrent da- vantage la pitié et la sympa- thie du peuple à l’égard des contrebandiers. Les magistrats des tribunaux réguliers s’ar- rangèrent pour les adoucir quand ils ne les appliquaient pas. Les Fermiers Généraux furent alors autorisés ( toujours sur leur demande) à créer une juridiction spéciale : la Commission de Valence. sorte de « Chambre ardente » qui tenait plus de l’Inquisition que de la justice par ses méthodes. La procédure était secrète. Pas de débats contradictoires, pas d’avocats, décisions exécutoires dans les vingt-quatre heures : la roue, la pendaison ou les galères. Pas d’appel ni de pourvoi.
Cette terrible juridiction avait autorité sur de nombreu- ses provinces dont la Picardie. Chaque année. elle envoyait aux galères trois cents hommes. Cette Chambre trop ardente souleva très vite dp vives protestations. Voltaire lui-même s’en émut. Dans « Candide », il éninnère les fléaux de l’humanité : « La vérole, la peste, la gravelle, les écrouelles l’Inquisition et la Chambre de Valence ! ». Cette dernière n’en continua pas moins de fonctionner pendant de nombreuses années. Elle devait envoyer à la mort le plus célèbre d’entre tous les contrebandiers : Louis Mandrin.
Gérard Coucke
La Vie de la douane
N° 141
1968