Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes
Le chien douanier devenu fraudeur
Jean-François Beaufrère, (*) chef divisionnaire à Charleville-Mézières s’est attaché à retracer le passé de la frontière ardennaise tellement chargée d’histoire et de traditions douanières.
La surveillance de la frontière est une affaire d’hommes (**)… Aussi les faits et les récits qu’il nous livre aujourd’hui se rattachent-ils à l’histoire de ces hommes que le ministre des finances R.Poincaré, évoquant en 1894 « les fatigues qu’endurent nuit et jour les agents du service actif des Douanes » qualifiait de « soldats constamment en campagne ».
Actes de bravoure honorés au niveau national, humble architecture de campagne, faits et gestes de la vie des casernes et parfois simple tradition orale. tels sont les matériaux avec lesquels s’écrit l’histoire des douaniers, c’est-à-dire aussi, et pour une part honorable, l’histoire de l’Admnistration française.
Récit
Le Chien douanier devenu fraudeur
Une tradition orale de la douane ardennaise
(Famille Lecler)
Nous sommes dans les premières années de notre siècle. Le préposé Lecler était en poste dans la brigade de Gernelle. Cette petite localité de quelques maisons groupées autour d’une église surplombe au Nord un petit vallon où coule un ruisseau « la Brigue ». Des bois s’étendent jusqu’à la frontière Belge, toute proche.
Cette brigade se situait sur la route qui, venant de Charleville par Saint-Laurent, incitait quelques personnes à tenter la fraude vers la Belgique.
Pour s’aider dans leur travail de surveillance, les douaniers pouvaient acquérir un chien. Cet animal était généralement dressé de façon à alerter discrètement son maître s’il sentait une présence étrangère.
Et l’on sait que les chiens ont des perceptions beaucoup plus développées que les humains et qu’ils sont donc capables de détecter une présence bien avant leur maître.
Certains disent encore aujourd’hui que le chien était surtout dressé à avertir le maître du « visa » de son capitaine, mais c’est une autre histoire…
Le préposé Lecler acquit donc un de ces chiens, croisement de bouvier des Flandres et de berger. Peut-être alla-t-il jusqu’au marché aux chiens qui se trouvait à Hirson, à la Sainte-Catherine, et où tous les fondeurs des Ardennes allaient acheter les leurs pour actionner le soufflet de leur forge.
Acquérir un grand chien, le nourrir, tout cela comptait. Et vint un jour où le préposé se mit dans la tête de passer le concours pour accéder au grade supérieur.
Nulle facilité sur temps de service à cette époque, nulle conférence professionnelle. Il fallut acheter des livres, économiser en vue du déménagement futur qui accompagnerait la promotion.
Dans ces conditions tant pis, il fallut se résoudre à vendre le chien. C’est un particulier de Vrignes aux Bois qui l’acquit. En le voyant partir en laisse avec quelqu’un d’autre le préposé Lecler ressentit un pincement au coeur. Tants pis ! L’embuscade sans chien, ce serait plus dur. mais il faut savoir ce que l’on veut.
Du temps passa.
Un soir Lecler entend à sa porte un grattement familier. On se lève, on s’interroge, on ouvre. Le chien est là, le chien est revenu. Il regarde son ancien maître, les yeux brillants en remuant doucement la queue. Son poil est crotté, il est fatigué. Il pénètre dans le halo de lumière, et Lecler pousse un cri de surprise. Le chien est « blatté ». Il porte sur son dos et sur ses flancs des petits sacs soigneusement arrimés avec des lanières de cuir. Ces sacs sont remplis de tabac.
Le chien est devenu un chien de contrebandier !
Des sentiments contradictoire animent l’esprit de LECLER. Il est fier que le chien soit revenu chez lui, ait reconnu sa maison. Mais c’est un chien de contrebandier. Son devoir est de combattre la fraude. Et si ça se savait, que dirait le capitaine ? On ne peut pas laisser traîner un chien qui fait de la fraude, je vais chercher le lieutenant de brigade (1)
Le chef fut mis au courant en quelques mots. Le tabac alla rejoindre le stock de tabac saisi. Puis un douanier partit en tenant le chien en laisse et quelques instants plus tard un coup de feu claqua dans la nuit (2).
Les gens étaient durs en ce temps là.
Jean-François Beaufrère
(1) Le chef de poste.
(2) La circulaire du 15 mai 1820 prévoyait que, dans les Directions situées sur les frontières du Nord et de l’Est, on accorde aux préposés, à titre de dédommagement des frais qu’ils font pour l’achat de poudre, de plomb, et aussi d’encouragement, une somme de trois francs par chien chargé de fraude, pris et abattu. Une décision au 1er Juin 1827 précisait que « les préposés sont tenus de représenter pour obtenir la prime, la charge et la patte gauche des chiens abattus à l’entrée ».
Illustration: un brigadier des douanes et son chien.
(*) Ancien chef divisionnaire (NDLR 2020)
(*) Sic … (NDLR 2020)
Cahiers d’histoire des douanes
et droits indirects
N° 14
Juillet 1993