Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes
L’affaire de Schreckling – la mort du douanier Mouty
« Salut mère féconde en fruits comme en grands hommes,
O Moselle,toi qu’une illustre noblesse, toi qu’une jeunesse exercée aux armes,
Toi qu’une langue égale à celle du Latium parent de tant d’éclat.
La nature a donné à tes enfants des mœurs douces et un esprit enjoué sous un front sévère,
Salut fleuve béni des campagnes, béni des laboureurs. »(*)
Ausone – Poète du IVe siècle après J.C.
Sous un ciel souvent bas, un petit village semble somnoler dans un paysage qu’attristent encore les silhouettes grêles des mirabelliers : Chateaurouge, à deux pas de la frontière. Une église comme tant d’autres qu’entoure un minuscule cimetière.
Nous voici devant un monument de dimensions modestes. Il porte une inscription funéraire à laquelle on a sans doute cru en la gravant : «A nous le souvenir, à lui l’immortalité ». L’indifférence et la lèpre du temps semblent se moquer de l’épitaphe. La pierre s’effrite, le socle s’est un peu affaissé, le monument s’incline. Combien de temps tiendra-t-il encore ? (1)
Il porte un nom : Pierre Mouty. Un emblème : un cor de chasse surmonté d’une grenade. Parfois un douanier s’y arrête et puis passe.
Pierre Mouty était douanier à la brigade de Schreckling, en Moselle. Il est mort les armes à la main, le 23 juillet 1870, première victime française de la guerre, en faisant simplement son devoir de douanier.
La guerre entre la France et la Prusse était officielle depuis trois jours. On s’observait de part et d’autre de la frontière; on lançait par bravade quelques escarmouches rapides, manière de reconnaître le terrain. Surprise des uhlans : il n’y a pas de troupes françaises à la frontière. Seuls quelques douaniers veillent comme s’il n’y avait pas de guerre. Le 22 juillet, une patrouille prussienne partie de Sarrelouis a piqué sur le village de Villing, à deux pas de Schreckling, a surpris les douaniers désarmés et les a emmenés avec la caisse du receveur pendant qu’une partie des cavaliers s’enfonçaient impunément jusqu’au village de Tromborn à plusieurs kilomètres à l’intérieur du territoire français. Le même jour, le poste de Scheidenhardt est enlevé de la même façon. L’alerte est donnée sur la première et la deuxième ligne. Désormais quand on prend le service, on met sur l’épaule le fusil à piston qui n’a pas servi depuis longtemps et l’on est prié de ne plus oublier d’accrocher le sabre au ceinturon.
Dans Metz qui est habituée depuis toujours aux foules militaires, un jeune homme a du mal à se frayer un passage tant l’animation est grande. C’est à la gare d’abord, où il arrive, que règne la plus grande confusion. Des trains débarquent des régiments d’active au grand complet, et des réservistes en petits groupes qui se rendent à leur dépôt puis repartent plus ou moins équipés. Ce sont des milliers de wagons qu’on manœuvre, chargés de chevaux, de fourrages, de matériel et de munitions. Les uniformes sont beaux et la population certaine de l’invincibilité de la citadelle. Il y a cinquante-cinq ans qu’on a dû abandonner, avec Sarrelouis, quelques arpents de Lorraine qu’il faut absolument reprendre.
Notre homme trouve cependant son chemin et arrive à la direction des douanes, au 7 de la rue des Bénédictins. Il s’appelle Lejust; il a vingt ans et il doit aujourd’hui 22 juillet prêter serment au Palais de justice comme préposé des douanes. Fils de douanier mais n’ayant pas jusqu’alors l’âge requis, il était en demi-solde à la brigade de Saint-Pancre.
La direction des douanes de Metz est organisée militairement selon les principes de l’ordonnance du 31 mai 1831. Elle forme la première légion des douanes de l’Est et se compose de cinq bataillons, commandés par autant d’inspecteurs divisionnaires et de dix-sept compagnies ayant chacune à leur tête un capitaine. On habille comme on peut le douanier Lejust et on l’invite à rejoindre sa brigade, bien en deçà des premières lignes de défense françaises, à Schreckling, capitainerie de Boulay. Lejust s’est donc rendu l’après-midi même par la diligence jusqu’à Boulay, distante d’une trentaine de kilomètres de Metz; au relais de poste il a laissé sa malle puis à pied a parcouru les huit kilomètres qui le séparaient de sa brigade où il s’est présenté dans les délais réglementaires au brigadier Getz, son chef. Le lendemain matin, son premier soin fut de se chercher une pension et de récupérer sa malle. Vers deux heures de l’après-midi, il était de retour à Schreckling sans la malle, on ne sait pourquoi, pour apprendre qu’une patrouille de uhlans de Sarrelouis avait attaqué le poste où deux douaniers, Michel et Mouty fils étaient en observation. Sommés de livrer leurs armes, les douaniers avaient fait feu et atteint mortellement l’officier prussien qui commandait le détachement. Le poste était en émoi car on s’attendait à des représailles.
A 22 heures, Lejust prenait sa première garde avec Mouty, le père du jeune douanier qui avait subi le matin même l’attaque de l’ennemi.
«Vers dix heures du soir – racontera-t-il lui même plus tard – après avoir laissé nos six camarades au poste qui avait un passage à double issue, Mouty et moi nous allons, chacun armé du fusil à piston, prendre position auprès du corps de garde, Mouty à gauche, moi à droite.
«Nous étions là en observation depuis vingt minutes, quand un détachement d’infanterie prussienne débouche par un chemin de traverse, à côté de l’auberge. Lorsque nous apercevons l’ennemi, chacun de nous tire un coup de fusil, mais au même moment Mouty et moi sommes atteints. Mouty qui refuse de se rendre est achevé à coups de crosse; moi j’ai le corps traversé par trois balles et je reçois en outre quantité de coups de sabre et de baïonnette; puis je perds connaissance.
«Au bout d’un certain temps, Monsieur Schrecklinger, adjoint, réquisitionné par les Prussiens, arrive avec une voiture pour transporter le capitaine prussien blessé par l’un de nous. Mouty est mort. Lorsqu’on arrive près de moi, j’entends dire Monsieur Schrecklinger s’adressant en français à une domestique qui portait une lanterne «Virginie, en voilà encore un qui est mort». Ce fut pour moi un trait de lumière. Ayant vu le sort qui avait été réservé à Mouty, je me laisse hisser sur la voiture sans faire signe de vie. Mes jambes ballantes font supposer effectivement que je suis mort. On le croit et on me décharge. Quand je ne me crois plus observé, je gagne péniblement le moulin où j’avais voulu prendre pension…».
Le corps de Mouty fut transporté chez lui et inhumé à Chateaurouge, paroisse dont Schreckling était une annexe. A peine rétabli, Lejust se rendit à Metz le18 août, jour de la bataille tristement célèbre de Gravelotte. Metz commençait dès lors de subir son interminable siège. Lejust fut dirigé sur Longwy où, ayant repris du service, il fut fait prisonnier en janvier 1871. Il resta pendant trois mois en captivité à Cologne. Sa malle toujours restée en consigne à Boulay l’attendait; il alla la reprendre à son retour de captivité et la retrouva intacte.
La chronique n’a pas retenu le sort des six douaniers qui, de l’intérieur du corps de garde, assistèrent impuissants à la mort de leur camarade. Sans doute furent-ils emmenés en captivité; on ne sait pas, comme on sait peu d’ailleurs le rôle que jouèrent les douaniers dans cette guerre.
Militaires, ils étaient essentiellement désignés pour constituer des troupes de forteresse; ils y firent héroïquement leur devoir aussi bien à Metz, qu’à Belfort, Neuf-Brisach, Strasbourg, Bitche, Thionville, Longwy, Montmédy. On ne connaît cependant de leur action que quelques anecdotes : notamment les engagements de Strasbourg où, sous les ordres du directeur Marcotte, la 2e légion combattit vaillamment aux avant-postes et fit les premiers prisonniers ennemis de la guerre.
Certains contingents affectés dans leurs unités habituelles, comme à Schreckling bien en avant des premières lignes, avaient pour mission de surveiller la frontière, d’observer et de signaler les mouvements suspects et le cas échéant, car ils ne constituaient qu’une force dérisoire, de se faire tuer sur place.
Les minutes du procès de Bazaine nous donnent quelques lumières sur le rôle non négligeable qu’ils eurent parfois en Lorraine, comme éclaireurs et comme messagers en raison de la connaissance minutieuse qu’ils avaient du terrain. De nombreux douaniers furent en effet cités à l’audience en tant que témoins. Entre Metz assiégée et l’armée, les douaniers assurèrent d’importantes missions de liaison, certains qu’ils étaient d’échapper à la vigilance des sentinelles prussiennes. Telles sont les missions effectuées du 25 au 28 août entre Carignan, Thionville et Metz par les préposés Lagneaux et André du bataillon de Montmédy (audience du 28 octobre 1873), celle des préposés Veber et Pattee qui, le 23 août, réussirent à porter au Maréchal Mac-Mahon une dépêche roulée en forme de cigarette (audience du 29 octobre); Mathias Hiegel préposé à Montmédy et Dominique Simon, surnuméraire à Longwy, se glissent le long de la frontière du Luxembourg pour assurer une liaison (audience du 30 octobre) Le directeur à Metz, replié à Thionville, organise le passage des rations destinées à l’armée. L’inspecteur principal à Thionville règle la marche des trains entre Thionville, Hettange et Trèves, distribuant les ordres et maniant le télégraphe. Il s’agit une autre fois de faire sortir 1000 hommes de Thionville pour rétablir la voie ferrée à Hettange afin de permettre aux convois d’entrer à Thionville; il s’y emploie activement. «…L’inspecteur principal, arrivé à quatre heures du matin sous les murs de Thionville, remonta immédiatement lui-même sur sa locomotive et vint prévenir que les trains qui étaient à Bettembourg (Luxembourg) pouvaient marcher. Ceux-ci s’ébranlèrent et une demi-heure après ils étaient sous les murs de Thionville…» (audience du 22 novembre).
Ce ne sont peut-être que de petites actions dans le grand tohu-bohu de cette funeste campagne, mais autant d’actions honorables et souvent méconnues. Aucun témoignage n’est venu ternir la mémoire des douaniers de l’«Année terrible». Ils ont fait modestement leur devoir. La capitulation en envoya un très grand nombre en captivité.
Un très long hiver s’étendit alors sur la Lorraine.
Mais voilà que le 23 juillet 1906, trente-six ans jour pour jour après les événements de Schreckling, Chateaurouge fleurit à nouveau aux couleurs françaises; on inaugurait le monument qui commémorait la mort héroïque du préposé Mouty, érigé par le «Souvenir Français»,une association patriotique qui avait autant pour but d’entretenir les tombes des soldats que le souvenir de la patrie perdue.
Lejust retraité de fraîche date est venu, accompagné du capitaine des douanes Matelin qui représente l’administration; les sociétés patriotiques d’anciens combattants sont là; les membres de «La Lorraine sportive», des personnalités et des notables de Metz, Thionville, Bouzonville, se pressent autour du catafalque décoré de couronnes, de drapeaux et de rubans tricolores. Les autorités civiles et militaires allemandes sont présentes également, qui rendent hommage au courage militaire et au patriotisme. Des discours sont prononcés alternativement en français et en allemand. Lejust serre la main d’un vétéran du 70e régiment d’infanterie prussienne qui avait pris part à l’affaire de Schreckling. « Ce ne fut pas-relate le journal en langue française Le Lorrain – le moment le moins émotionnant (sic) de cette journée si féconde en souvenirs.» On prit en ce jour des engagements solennels de ne jamais oublier.
Roger Corbaux
(*)Salve magnae parens frugumque virumque Moseila
Te clavi proceres te bello exercita pubes
Aemula te latiae decorat facundia linguae
Quid etiam mores et laetum fronte serena
Ingenium nature tuis concessit alumnis
Salve amnis laudate agris iaudate colonis.
La Vie de la Douane
Avril 1983 – N° 193