Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes
La représentation du personnel dans les Conseils de Masse
Les premiers conseils de Masse, qui s’appelaient alors des « conseils d’équipement », ont été créés en 1815 (1). À partir de cette date il existe un conseil d’équipement dans chaque direction. Les membres, nommés par les directeurs qui les président, sont : « les inspecteurs et sous-inspecteurs divisionnaires, l’inspecteur particulier (2) et les deux contrôleurs des brigades (3) les plus anciens en grade ». Le conseil doit être convoqué par son président au moins une fois par an. Il est chargé d’examiner « le compte d’équipement » établi par « l’un des employés de bureau… que le directeur désignera pour suivre la comptabilité de la Masse et le détail de l’équipement. » (4)
Pour la première fois un organisme, officiellement institué dans ce but, est chargé de vérifier, dans chaque direction, le bon fonctionnement de la Masse (5). On notera qu’il n’y a pas de représentant des préposés ni des sous-officiers, dans ces conseils. Par ailleurs il s’agit principalement d’uniformiser la présentation des états de gestion et d’assurer une vérification efficace de cette gestion (6).
Dans son ouvrage intitulé : « Les Douanes Françaises » Pallain considère que dans ce « conseil d’administration… les préposés étaient représentés par leurs chefs immédiats » qui n’étaient pourtant pas soumis aux retenues, ni pour l’uniforme ni pour l’armement. De plus ils ne s’étaient pas couverts de gloire en assurant la gestion de la masse depuis sa création, ce qui avait conduit l’administration à prendre cette gestion à sa charge par le règlement de 1813 puis par celui de 1815. Pallain ne fait d’ailleurs que reprendre les termes employés dans sa circulaire du 24 mai 1813 par le directeur général Ferrier qui ajoutait : «… et ce sera ainsi pour eux une raison de ne plus mettre en doute le soin que l’on prendra de leurs intérêts ! » Quand on sait que certains « chefs immédiats » avaient commis de nombreuses indélicatesses qui avaient contraint l’administration à prendre les choses en main, ce qui était précisément la raison d’être de ce nouveau règlement, on peut être surpris des arguments du directeur général !
Dans leurs ouvrages respectifs, Duverger en 1858, Delandre en 1865 et en 1903, et Pallain, aussi bien en 1897 qu’en 1913, évoquent toujours la composition des conseils d’équipement par référence au règlement de 1815. Des modifications avaient pourtant été apportées à leur composition probablement par des décisions internes dont on ne retrouve pas trace dans les textes officiels. C’est ainsi que chaque inspection est représentée bientôt par un capitaine et qu’à partir de 1875, conséquence indirecte de l’organisation militaire des bataillons douaniers, « les sous-inspecteurs sédentaires, pourvus du grade de chef de bataillon » font partie de droit des Conseils d’équipement. Mais toujours pas de représentants des « catégories inférieures » (7).
En 1894 Pallain, directeur général depuis 10 ans, « se demande s’il ne conviendrait pas de compléter la composition des conseils des masses (8) en y adjoignant un représentant des participants ». C’est-à-dire les agents qui cotisent à la masse, que ce soit à la masse individuelle, pour le service de santé ou au titre du casernement. L’un des collaborateurs du directeur général lui adresse à ce sujet une note dont voici un extrait : « Les capitaines sont, en réalité, des participants. Ils ne subissent pas, il est vrai, la retenue pour l’habillement et l’équipement; mais ils sont assujettis aux retenues de santé et de casernement, les seuls services qui donnent réellement lieu à discussion, puisque l’habillement et l’équipement sont assurés au moyen d’adjudications et que les commissions de réception d’effets comprennent deux sous-officiers et deux préposés. On n’aperçoit donc pas bien quelles garanties supplémentaires procurerait l’adjonction de préposés aux conseils des Masses. D’ailleurs quels seraient ces préposés ? Les plus anciens ? Mais il se pourrait que les plus anciens des sous-officiers ou préposés soient des invalides, des ivrognes ou des indignes 1 On ne saurait davantage les faire désigner par leurs chefs, car on ne manquerait pas de dire que ceux-ci ont choisi leurs créatures. Fatalement on serait amené à adopter le système de l’élection. Ce serait alors introduire l’anarchie dans les brigades, y semer les germes des divisions, de rivalité et d’indiscipline. »
Avec un siècle de recul on peut soit s’indigner soit sourire à la lecture de ce texte. Les douaniers de base étaient-ils donc vraiment dépravés? Et pourquoi donc les élections, que les douaniers, comme tous les Français, avaient recommencé à pratiquer librement depuis 20 ans auraient-elles pu faire courir de tels dangers à l’administration? Que faut-il voir dans ce texte : le reflet d’une tendance réactionnaire et rétrograde d’un chef de bureau ou d’un chef de division, ou le témoignage de l’état d’esprit de la haute fonction publique ?
Il est évident que les souvenirs des mouvements insurrectionnels et révolutionnaires, encore frais dans les mémoires, incitent à se méfier de tout ce qui peut s’assimiler à une intrusion du petit peuple, par définition contestataire et frondeur, dans les organes de décision. Faire élire des représentants de petits fonctionnaires appelés à siéger dans des instances administratives où ils pourraient discuter les décisions de leurs chefs et éventuellement en contester le bien fondé, pour certains c’était une innovation diabolique ! C’était introduire le loup dans la bergerie !
Les intentions de Pallain n’en sont que plus remarquables même si elles n’ont pas eu de suite. Sans doute voulait-il répondre aux revendications des douaniers, que leurs associations et leurs amicales se chargeaient de faire connaître régulièrement à la direction générale. Les douaniers se plaignaient du manque de transparence dans la gestion de la Masse, l’administration prenant des décisions sans se préoccuper de leurs desiderata, ce qui est de moins en moins accepté, les agents ayant pris conscience depuis quelques années que l’administration gère sans contrôle un patrimoine et surtout des sommes d’argent importantes, qui leur appartiennent.
Il faudra encore plusieurs années pour que ces doléances soient satisfaites. Les représentants des préposés n’entreront en effet dans les conseils de Masse que 14 ans plus tard (9). Dans chaque direction, un sous-brigadier et deux préposés, désignés par tirage au sort, complètent, à partir de 1908, le conseil de masse. Il en est de même au conseil supérieur où siège également un patron pour représenter les marins. Les officiers, l’inspecteur et le directeur siégeant au conseil supérieur sont également désignés par tirage au sort.
La désignation par tirage au sort n’avait pas été envisagée en 1894, sans doute parce que la simple éventualité de faire participer des agents du bas de la hiérarchie paraissait inconcevable.
Les dispositions adoptées en 1908 laissent apparaître une aversion évidente pour l’élection (10). À cette époque il n’y avait pas encore de syndicats dans la fonction publique (11). Mais les associations et les amicales, tout à fait représentatives des préposés et des sous-officiers notamment, auraient pu constituer et présenter des listes de candidats. Les luttes intestines et l’indiscipline n’auraient sûrement pas semé l’anarchie dans les brigades. Il est intéressant de lire ce qu’écrivait le directeur général Delanney pour justifier le choix du tirage au sort (12) : « On n’aperçoit pas en effet quand et comment les agents auraient été en mesure d’apprécier les aptitudes des collègues qu’ils auraient élus. Leur choix n’aurait donc pas offert plus de garantie, et l’administration estime qu’ils en auraient présenté bien moins que ceux qui auraient été faits directement par les chefs. ». Son argumentation complète utilement la note de 1894 au D.G. Pallain. Mais elle laisse subsister également la même impression quant aux raisons qui ont fait écarter la désignation par l’élection. « Ce système aurait pu entraîner d’autres inconvénients sur lesquels il est inutile d’insister » écrit encore le directeur général. Et si l’on ne cite pas ces inconvénients c’est probablement parce que tout le monde les connaît ou peut les imaginer. On ne reprend pas officiellement les arguments de la note de 1894. Il est cependant peu probable que les habitudes et la moralité des agents se soient fondamentalement modifiées, tant en bien qu’en mal, en si peu de temps.
Notons également la subtilité du raisonnement qui conduit à justifier le choix du tirage au sort : « En définitive, qu’elles aient eu lieu au choix, à l’ancienneté ou à l’élection, les désignations des conseillers de la Masse se seraient faites plus ou moins au hasard. Comme on aperçoit aucun système qui permit d’exclure un tel facteur, il a paru que le mieux était encore de le prendre comme seul arbitre » (12). Visiblement l’idée que les élections constituent un mode de désignation démocratique normal n’est pas encore tout à fait entrée dans les mœurs. Il faut toutefois signaler qu’en 1914 le directeur général Branet propose que les délégués du personnel aux conseils de Masse soient élus et non plus désignés par tirage au sort afin « d’intéresser d’avantage le personnel à la surveillance de la gestion » de la Masse (13).
L’arrêté de 1908 sera modifié à plusieurs reprises (14). L’élection des représentants du personnel est instituée en 1925 (15). Une procédure électorale est mise en place et la durée du mandat de ces représentants, qui n’avait pas été précisée en 1908, est fixée à trois ans.
Le système ne sera guère modifié jusqu’à nos jours. Mais les syndicats vont prendre une part de plus en plus importante dans ces élections, comme dans celles de tous les organismes paritaires qui verront le jour après 1946. Ni l’anarchie, ni l’indiscipline, ni les querelles intestines, pas plus que l’incompétence, l’immoralité et le manque de sobriété des élus, ne sont venus, pour autant, troubler le bon fonctionnement de l’administration.
En 1934 une commission, la quatrième depuis 1913 ! est constituée, sous la présidence de l’inspecteur des finances M. Poisson, avec pour mission une fois encore, d’étudier les moyens de réformer la Masse. Cette commission présente une particularité : en font partie, bien sûr, de hauts fonctionnaires représentant les principales directions du ministère : Douanes, Domaines, Budget, Contrôle des dépenses, Comptabilité publique, mais également et pour la première fois trois représentants du personnel, soit un par syndicat : Service actif, Sous-officiers, Officiers (16.) Les conseils de Masse ont été souvent des tribunes permettant aux organismes syndicaux de faire officialiser des positions souvent plus démagogiques que constructives. Cependant ces organismes ont été globalement utiles et bénéfiques pour le fonctionnement de la Masse. La réforme de 1997 a fort sagement maintenu la présence de représentants élus du personnel dans le conseil d’administration de l’EPAN (17) ainsi que dans les commissions régionales.
Michel Sarraute
(1) Règlement du 25 février 1815, article 22.
(2) L’inspecteur particulier est l’adjoint du directeur; l’inspecteur divisionnaire serait aujourd’hui un inspecteur principal.
(3) Par suite de changements intervenus dans les appellations et dans les attributions, ce furent plus tard les capitaines qui prirent la place des contrôleurs.
(4) Règlement du 25 février 1815, article 22, 1″ alinéa. L’article 79 du règlement reprend les mêmes instructions.
(5) A l’époque la masse ne gère que l’habillement, l’équipement et l’armement. Le service de santé ne sera intégré dans la masse qu’en 1832 et le casernement en 1838.
(6) Ce règlement « a particulièrement pour objet de fixer les incertitudes, d’assurer l’uniformité parfaite des écritures et de la gestion et ne rien laisser à l’arbitraire » précisait le directeur général dans une circulaire du 24 mai 1813.
(7) On trouve très fréquemment cette expression dans
(8) La terminologie varie et évolue conseil de Masse de nombreux textes du xixe siècle pour désigner les pré- ou conseil des Masses. Les deux expressions cohabitent posés, les matelots et les sous-officiers. jusqu’au XXe siècle.
(9) Arrêté du 1er février 1908; articles 28 à 37.
(10) Extrait de la circulaire n° 3770 du 25 février 1908; titre IV : « Malgré le sage esprit avec lequel les initiateurs de la Masse en avaient organisé le fonctionnement, malgré tous les perfectionnements qu’avec le temps et l’expérience des différents chefs de l’Administration avait apportés à cette institution et, enfin, si grande qu’ait été la prudence de la gestion, celle-ci n’a pas échappé aux critiques. De ces critiques l’Administration n’a voulu en retenir qu’une seule, non pas qu’elle la reconnaisse fondée, mais en vue de prendre des dispositions qui, dans l’avenir, enlèveraient tout prétexte de la renouveler. On a reproché à l’Administration de disposer dans la gestion de la Masse d’un pouvoir trop absolu et de ne pas accorder dans les conseils des Masses une représentation assez large à ceux-là mêmes qui apportaient leurs fonds à cette institution. Bien qu’à l’avenir la participation pécuniaire des douaniers aux services de la Masse doive pour le plus grand nombre se réduire au seul apport de 100 francs qu’ils feront au moment de leur incorporation dans les cadres, l’Administration a demandé que certains d’entre eux fussent appelés dans les Conseils qui auraient à connaître des intérêts de la Masse… La présence dans ces Conseils de nombreux représentants du service actif leur sera une garantie que toutes les opérations de la Masse s’accomplissent avec une régularité parfaite et qu’il n’intervient aucune décision qui n’ait en vue l’intérêt général… La désignation des délégués aux Conseils de Masse n’était pas sans soulever quelques difficultés. Laissées aux soins des Directeurs, ou à ceux de l’Administration, les désignations auraient du porter sur des agents à appeler soit au choix soit à l’ancienneté. Mais le choix devant jouer sur un très grand nombre d’agents, quelle garantie y aurait-il eu que les choix auraient été partout et toujours les meilleurs? D’un autre côté l’ancienneté aurait pu amener au conseil des agents qui, malgré leur âge et la durée de leurs services, auraient eu beaucoup moins de compétences que bien des agents plus jeunes… »
(11) La loi Waldeck — Rousseau autorisant la création de syndicats professionnels, date du 21 mars 1884 et c’est un décret du ministre de l’intérieur, Camille Chautemps qui reconnaît le droit syndical aux fonctionnaires le 25 septembre 1924. Jusqu’à cette date les fonctionnaires, qui n’avaient pas le droit de se syndiquer, avaient créé des associations et des amicales qui, dés les dernières années du XXe siècle notamment, prirent de plus en plus d’importance et permirent au personnel de faire connaître ses revendications par des voies quasi officielles : journaux, revues, congrès etc. Elles jouèrent un rôle non négligeable grâce à la personnalité de certains de leurs animateurs.
(12) Toujours dans la circulaire n° 3770 du 25 février 1908.
(13) Dans un rapport au ministre destiné à mettre en œuvre les propositions de la commission Denis de Lagarde qui en 1913 avait été chargée d’étudier les réformes souhaitables pour améliorer le fonctionnement de la Masse.
(14) En 1924, 1925, 1926,1927 et 1960, notamment.
(15) Arrête du 24 février 1925 – art. 29 : « Les sous-officiers, préposés et matelots sont classés, au point de vue de leur représentation aux Conseils de la Masse dans les trois catégories suivantes : 1/Gardes-magasins, brigadiers patrons. 2/Sous-brigadiers et sous-patrons. 3/Préposés et matelots. Les agents des deux premières catégories élisent parmi eux un délégué titulaire et deux délégués suppléants… Les agents de la troisième catégorie désignent trois délégués titulaires et six délégués suppléants… art. 30 : L’élection est faite tous les trois ans. »
(16) Un député des Bouches du Rhône était intervenu pour que le syndicat du service actif, celui des préposés et matelots, qui comptait 15000 adhérents, bénéficie d’une représentation proportionnelle à son importance. Le ministre ne lui donna pas satisfaction.
(17) Établissement Public Administratif National.
Cahiers d’Histoire des douanes
et droits indirects
N° 22
1er semestre 2000