Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

La personnalité juridique de la masse des douanes

Mis en ligne le 1 mai 2023

La masse des brigades des douanes, selon l’appellation la plus couramment utilisée depuis le début du XIXe siècle, n’a pas d’acte de naissance. Cet organisme qui a permis aux douaniers de s’équiper, de s’habiller, de se soigner et de se loger dans des conditions les plus favorables possibles, est le fruit de l’initiative des agents eux- mêmes. D’inspiration mutualiste, la masse était organisée de manière à ce que les agents puissent se constituer une épargne dans laquelle ils puisaient pour payer leurs uniformes et leurs équipements, y compris leurs armes, les sommes restant leur servant à améliorer leurs conditions de vie. Les chefs, bien souvent seuls à posséder une instruction suffisante pour cela, devinrent rapidement les gestionnaires de fait et servirent notamment d’intermédiaires pour la fourniture des armes et des uniformes, de même qu’ils furent amenés à assurer la comptabilité des retenues individuelles.

 

Cette gestion ne fut pas exempte de critiques. Si l’on en croit d’éminents hauts fonctionnaires des douanes tels que Pallain ou Duverger, la situation devint vite préoccupante : «… l’ensemble du système était tellement défectueux, et, à défaut de contrôle, les dilapidations, les abus de toutes sortes se multiplièrent à tel point que l’administration dut intervenir pour y mettre un terme et régulariser la gestion des fonds des masses (1); »… « il fallait que l’ensemble fût bien défectueux puisque le directeur général » dit « qu’il convenait de faire cesser les honteuses dilapidations qui s’étaient introduites dans la comptabilité des masses (2). »

 

Nous sommes à la fin du 1er empire. La situation générale du pays et celle de la douane, ne sont pas brillantes ! L’administration décide cependant de prendre en charge la gestion de la masse et, à cet effet, publie un règlement le 18 mai 1813. La masse existe et fonctionne alors depuis plus de 20 ans c’est- à-dire pratiquement depuis la création de la Régie des douanes en 1791.

 

 

Pour « faire cesser ces honteuses dilapidations contre lesquelles les préposés étaient trop souvent sans recours et l’administration sans moyen répressif », le ministre décide de charger de la manutention des fonds, « un chef qui, par son grade, par le seul sentiment de ce qu’il doit à lui-même, fut à l’abri de toute critique ». C’est ainsi que le règlement de 1813 « accorde aux directeurs le droit de passer les marchés et de régler seuls l’emploi des fonds de masse… garantie positive de l’ordre qui régnera désormais dans cette branche de régie intérieure. » (3)

 

On notera que ce règlement n’a pour objet que de remettre de l’ordre et faire cesser les graves anomalies qui ont perverti et vicié le fonctionnement de la masse, portant ainsi préjudice aux agents en raison du discrédit qui s’était abattu sur sa gestion mais qu’il était cependant essentiel de protéger. On se contente toutefois d’un simple règlement, mettant en place des directives à suivre désormais pour «… fixer les incertitudes, assurer l’uniformité parfaite des écritures et de la gestion, et ne rien laisser à l’arbitraire. » Par ailleurs il s’agissait de mettre fin au manque d’uniformité dans la tenue et l’armement des douaniers. Malgré l’importance du sujet, nul ne parait avoir songé qu’il aurait été souhaitable d’avoir recours à la loi ou tout au moins à un décret ou à un arrêté. Pour autant la masse fonctionnera à la satisfaction de tous sous le régime de ce règlement jusqu’en 1908, ses domaines d’activités s’étendant progressivement, au cours du me siècle, au service de santé en 1832 (4), puis au casernement en 1838 (5).

 

Au milieu du XIXe siècle la masse, qui est déjà attributaire d’un certain nombre de casernes, bâtiments de l’ancienne Ferme générale ou immeubles domaniaux, détient également d’importantes sommes déposées dans les caisses du Trésor public : c’est le fonds commun ou boni, constitué par les excédents de gestion annuels d’une part, par les dépôts repris sur les livrets individuels (6) d’autre part. Mais cet argent dort et ne rapporte rien aux douaniers (7).

 

La masse va maintenant devenir propriétaire de terrains puis de casernes construites sur ces terrains, le tout financé sur les fonds de masse. Nul ne se pose cependant de question quant à la situation juridique de ces biens immobiliers (8) dont le propriétaire est une entité sui-generis, qu’aucun acte législatif n’a jamais officialisé. La Cour des comptes a demandé que la comptabilité de la masse lui soit soumise pour vérification mais le budget de la masse n’apparaît pas dans celui de la douane et n’est donc pas examiné et approuvé par les assemblées parlementaires. La situation reste inchangée jusqu’à la fin du siècle. Les constructions de casernes se multiplient : Saint Nazaire, Dunkerque, Calais etc. La masse devient une puissance immobilière et financière. En 1907 la valeur des 57 immeubles qu’elle possède en propre est estimée à plus de 4,5 millions; depuis 40 ans le boni général, ou masse globale, n’a jamais été inférieur à 1,2 million et la masse individuelle à 1,8 million (9).

 

Les douaniers commencent à se demander si l’administration ne pioche pas de temps en temps dans cette caisse puisqu’ils n’ont aucun moyen de contrôler l’utilisation de ces fonds qui pourtant leur appartiennent. Ils estiment bientôt en outre anormal que le Trésor puisse utiliser ces fonds sans leur verser le moindre intérêt. La masse était en théorie constituée de l’ensemble des agents des brigades, hormis les officiers. En fait c’était un service géré par l’administration qui ne rendait aucun compte à ceux que l’on pouvait considérer comme ses mandants.

 

Les revendications se font de plus en plus pressantes vers la fin du siècle. Les questions, les critiques et les observations tant du personnel que de la Cour des comptes et du parlement se répètent. Depuis 1875 les Chambres exercent un contrôle de plus en plus rigoureux du budget de l’État. C’est ainsi qu’à l’occasion du projet de construction d’une très vaste caserne à Marseille sur le terrain dit de la Belle de Mai, que la masse avait acquis en 1861, on se pose pour la première fois la question de savoir si la masse a une personnalité juridique et la capacité de contracter.

 

En 1899, lors de la discussion du budget de la douane, et sur rapport de l’un de ses membres : Ernest Boulanger, par ailleurs premier président de la Cour des comptes, le Sénat s’interroge sur la régularité de l’opération qui permettrait à. l’administration de s’approprier le terrain en question. Il est fait référence à un avis de l’inspection générale des finances qui « a fréquemment déclaré qu’une telle emprise aurait l’apparence d’une spoliation » (10). Estimant que l’engagement pris par le ministre d’attribuer à titre de compensation aux douaniers « un supplément de crédit de secours » n’est pas de nature à régler équitablement le problème, le Sénat refuse de voter les crédits demandés par le directeur général des douanes (11). C’est une façon détournée de s’opposer à la construction de la caserne et, par voie de conséquence, un moyen d’obliger l’administration à régler le problème de fond, celui de la personnalité juridique de la masse. Ce ne fut qu’un coup de semonce. Il faudra près d’un siècle pour qu’une une solution définitive soit trouvée (12).

 

Ce n’est donc qu’à la fin du XIXe siècle que commence à se poser sérieusement la question de la personnalité juridique de la masse. Dans son traité intitulé : « Les Douanes Françaises », Pallain écrit à ce sujet : « En vertu des règles de la domanialité, les immeubles qui ont été acquis ou construits à l’aide des fonds de masse sont propriété de l’État. » (13)

 

On trouve la même remarque dans le « Traité pratique des douanes » de Delandre et Doussin en 1903 (14). Mais quelques années plus tard la note suivante, très différente, figure dans la nouvelle édition du traité de Pallain : » L’inscription des biens de la masse au sommier des propriétés de l’État constitue…. une simple formalité d’ordre; elle n’indique pas un transfert de droits.

 

L’État ne peut pas disposer de ces biens comme des biens acquis avec les deniers du Trésor; il ne saurait en prendre possession sans indemniser la masse de ce qu’elle a déboursé pour les acquérir. Cette théorie s’est fait jour, pour la première fois, au cours de la discussion du budget de 1899, à l’occasion de la reprise par l’État, des terrains de la Belle de Mai à Marseille, acquis par la masse, pour la construction d’une caserne « (15).

Entre temps, en 1901, dans une brochure intitulée : « De la condition juridique des biens de la masse », Toubert (16) avait procédé à une étude approfondie de la question en se fondant sur l’arrêté de 1815, seul texte réglementaire existant à l’époque. L’auteur estime que si l’arrêté de 1815 ne contient « aucune disposition concernant l’attribution définitive des biens de la masse acquis avec les ressources de la collectivité », cela n’est pas surprenant car il est intervenu « pour soumettre à un contrôle sérieux les recettes et les dépenses se rattachant exclusivement à l’habillement et à l’équipement. » Toubert rappelle que si la masse possédait déjà un avoir disponible, le bon ou boni de masse, son importance était fort restreinte. Il ne commence à s’accroître qu’après l’incorporation à la masse d’habillement des caisses du service de santé en 1832 et du casernement en 1838. À partir de cette époque on commence à utiliser le boni pour acheter des biens immobiliers. La masse est une association autorisée « comportant du point de vue du droit un régime spécial, exclusif » dont les intérêts sont placés entre les mains de l’administration des douanes. Mais la masse n’a pas de personnalité civile. On peut donc craindre qu’elle soit spoliée de tous ses biens sans qu’il soit possible à quiconque de s’y opposer. Attribuer la personnalité civile à la masse cela aurait-il des conséquences intéressantes ?

 

La masse devrait alors faire face à toutes les dépenses entraînées par l’entretien des casernes et celles qui seraient inoccupées deviendraient un capital improductif Alors que dans la situation actuelle les douaniers sont assurés de la possession collective des immeubles car le code civil (art. 245) protège efficacement ces biens. On peut d’ailleurs établir une comparaison avec les « communaux » qui sont des propriétés collectives gérées par les communes mais qu’elles ne peuvent aliéner sans accorder une indemnité aux ayant droit. À aucun titre les biens de la masse ne pourraient être incorporés au domaine de l’État. Ce ne sont pas des biens sans propriétaire connu, et si l’on considère qu’ils ont été confiés à l’État, celui-ci ne peut les aliéner, ou se les attribuer, sans en rembourser la valeur. D’ailleurs la décision prise au sujet du terrain de la Belle de Mai pour la construction de la caserne de Marseille, règle définitivement le problème. Le parlement, s’appuyant sur un avis de l’inspection des finances, a reconnu l’existence d’une masse des douaniers, et que cette masse a des droits. En conséquence l’État lui a remboursé le prix du terrain de la Belle de Mai et des travaux de terrassements financés sur les fonds de masse. Et Toubert conclue : « Pour la première fois le parlement donnait sa sanction à un compromis par lequel le gouvernement traitait directement avec la masse et reconnaissait aux agents un droit de propriété collective… La masse devenait ainsi une individualité collective et ses biens… étaient rattachés… à ceux qui en ont la jouissance par les liens d’une propriété d’un type spécial… Elle est dépourvue de personnalité civile… inapte à posséder en propre un patrimoine, à acquérir, à aliéner, à ester en justice… mais elle conserve la libre jouissance des immeubles dont elle ne peut être dépouillée sans indemnité.

 

Quant à la tutelle de l’administration elle n’en tire que des avantages du point de vue de sa gestion ce qui lui évite en outre d’entrer en conflit avec le service public. » Si l’on s’en tient à la démonstration de Toubert, les difficultés d’ordre juridique sont évacuées. L’affaire de la caserne de Marseille a permis aux parlementaires, qui ne s’en étaient guère souciés jusque-là, de s’intéresser à la masse et peut-être même de découvrir l’existence de cet organisme « clandestin. » En fait il n’en sera rien et la question sera à nouveau évoquée bien des fois durant le XXe siècle.

 

En 1907, première initiative de l’espèce depuis un siècle, le directeur général Delanney propose au ministre une importante réforme de la Masse. Elle n’est d’ailleurs pas motivée principalement par le souci d’en améliorer le fonctionnement et la gestion.

 

Il s’agit surtout de trouver les crédits nécessaires pour augmenter les traitements des douaniers… sans les augmenter! Car il faut éviter que d’autres catégories de fonctionnaires ne demandent des augmentations similaires. Pour cela, dans un copieux rapport établi en prévision de la discussion du budget de 1908 à la chambre des députés, M. Delanney suggère qu’il suffirait de supprimer tous les prélèvements au profit de la Masse, l’État prenant la gestion de celle-ci entièrement à sa charge. Ne subissant plus ces retenues, les douaniers verraient donc leurs revenus augmenter d’autant sans que cela ait d’influence sur les retraites ce qui était également important.

 

Pour l’armement la question est réglée depuis la création des bataillons douaniers en 1875, le ministère de la Guerre assurant depuis cette époque la fourniture des armes aux douaniers (17). Les crédits indispensables pour la fourniture des uniformes ont été récemment accordés à la douane par le ministre des Finances et il est prévu de les inscrire au budget de l’année 1908. En revanche pour continuer à faire fonctionner le service de santé une subvention budgétaire sera indispensable, mais la somme n’est pas trop importante.

 

Reste le plus gros morceau : le casernement. Car si l’on transforme la Masse en service administratif, il faudra donner une affectation à son patrimoine mobilier et immobilier. Le D.G. estime que si les services que rend la Masse n’ont jamais été sérieusement contestés, « …on est moins d’accord, et cet accord serait d’ailleurs très difficile, lorsqu’il s’agit de déterminer au point de vue légal le véritable caractère de cette institution. Pour essayer de le préciser il faudrait pouvoir s’appuyer sur quelque texte législatif. Or il n’en existe aucun qui s’adapte à cet organisme… La Masse ne vit qu’en vertu de simples règlements administratifs… La Masse est dépourvue de toute personnalité civile et obligée… de se mettre sous le couvert de l’État. »

 

M. Delanney considère que « La Masse apparaît comme un organisme tout spécial, d’un caractère mal défini et au sujet duquel toute discussion ne présenterait qu’un intérêt purement théorique. Quelle que soit d’ailleurs l’opinion à laquelle on s’arrêterait, elle se trouverait toujours dominée par l’état de fait que consacre une existence de près d’un siècle… Pour sortir de cette situation une loi semblerait aujourd’hui nécessaire. Il faudrait que la Masse obtînt d’elle une personnalité civile. »

 

Le D.G. ne perd toutefois pas de vue que, pour autant, l’on ne trouvera pas facilement de solution au problème posé par le patrimoine de la Masse et il ajoute, se référant par ailleurs aux conclusions du sénateur Boulanger en 1899 (10) « La suppression de la Masse soulève une grave question : celle de la liquidation des biens qui constitue son actif. »

 

À défaut de loi on pourrait éventuellement opter pour d’autres solutions et M. Delanney en propose deux : soit abandonner aux agents la gestion de la Masse qui serait transformée en association conformément aux lois en vigueur c’est-à-dire plus précisément une mutuelle, «… mais il serait à craindre qu’une mutualité de ce genre… ne suscitât à l’Administration de graves difficultés car ses intérêts… pourraient être opposés à ceux du service et il y aurait là une source de conflits… préjudiciables à l’État, » soit que l’on supprime purement et simplement la Masse, les services qu’elle rend étant désormais assurés par l’Administration au moyen de crédits budgétaires.

 

C’est la deuxième solution qu’il préconise avec à l’appui une longue argumentation chiffrée tendant à démontrer que l’État ne tirerait que des avantages de cette opération. Au plan des principes le D.G. considère que si l’État continue a assurer le service de santé et le casernement dans les conditions actuelles, il peut s’attribuer le patrimoine de la Masse puisqu’il aura dédommagé les douaniers et qu’en outre «… cette combinaison ne profitera pas seulement aux douaniers actuellement en service mais encore à tous leurs camarades de demain. »

 

Au cours de la discussion du budget de la douane le 14 novembre 1907, il n’est pas question de la Masse et par conséquent ni l’attribution de la personnalité civile ni la liquidation éventuelle de son patrimoine ne sont évoqués. Le ministre avait probablement estimé qu’il s’agissait là d’un sujet trop délicat et qu’il valait mieux s’abstenir de faire resurgir une controverse dans laquelle la douane risquait de se trouver placée à nouveau en position difficile.

 

On ne parlera plus de la situation juridique de la Masse pendant quelques années et il est probable que si sa gestion n’avait pas posé de problème du point de vue financier, elle aurait pu continuer à exister et à fonctionner en toute quiétude et sans que personne, mis à part sans doute la Cour des comptes ! ne s’intéresse à elle.

 

Malheureusement après la réforme de 1908 la situation devient préoccupante. La Masse est régulièrement en déficit. Pour tenter de trouver une solution le ministre des finances crée en 1913 une commission « chargée d’étudier les moyens de remédier aux conditions fâcheuses dans lesquelles fonctionne la Masse ». Dans son rapport final, son président, l’inspecteur général des finances Denis de Lagarde, rappelle qu’en 1846 le ministre des Finances avait décidé que les biens immobiliers « achetés sur fonds de masse » devaient être « portés sur le tableau général des propriétés de l’État… les caisses de casernement (étant en effet) inhabiles à posséder en leur nom propre » et qu’en 1879 la direction de la Comptabilité publique avait demandé que la situation de la Masse soit régularisée par décret ce qui n’a jamais été fait. « La Masse, même considérée comme un être collectif, n’a jamais été dotée de la personnalité civile. Dès lors elle est incapable d’avoir un patrimoine et de devenir le sujet de droits et d’obligations relatifs à ces biens.

 

Ceux-ci se trouvant, par suite, sans maître, deviennent la propriété de l’État, d’après le principe consacré par les articles 539 et 713 du Code civil qui s’applique aux immeubles et aux universalités de meubles. » Certes l’affaire de la Belle de Mai a fait évoluer la question puisqu’elle «… reconnaissait aux agents un droit de propriété collective qui ne pouvait leur être enlevé sans une juste compensation. Ce compromis d’ailleurs, n’a entraîné aucun changement dans la situation juridique de la Masse qui restait dépourvue de la personnalité civile. » Toutefois dés l’entrée en vigueur de l’arrêté du i février 1908, on peut considérer que la Masse est devenue « une sorte d’entité administrative… un être collectif distinct de l’État… et les biens acquis des deniers de la Masse… lui sont rattachés par le lien d’une propriété, sinon légale, du moins intrinsèque. »

 

La commission considère par ailleurs que « les agents actuellement en fonction n’ont aucun droit à se dire les seuls propriétaires » de l’avoir de la Masse. Il en était de même de leurs prédécesseurs et il en sera ainsi de leurs successeurs. « Cet avoir en effet n’appartient pas à telle ou telle génération d’agents mais à tous ceux qui serviront l’administration aussi longtemps que celle-ci existera. » On ne voit pas bien comment on pourrait sortir de cet imbroglio; c’est en somme une concession à perpétuité ! La seule issue pour l’État consisterait à « …acquérir la libre disposition des biens de la Masse en assurant… aux agents des avantages financiers au moins égaux à ceux dont ils bénéficient actuellement. » Et dans sa conclusion, entre autres propositions qui toutes ne s’appliquent pas à la personnalité de la Masse, M. Denis de Lagarde estime que si l’on souhaite continuer à faire fonctionner le système dans les conditions actuelles, le conseil d’État devra être appelé à se prononcer. Mais il marque sans ambiguïté sa préférence pour la suppression de la Masse.

 

Les conclusions et les propositions de la commission Denis de Lagarde ne furent guère suivies d’effet. Toutefois la suppression de la Masse et son intégration à l’administration sous la forme d’un service fut étudiée et envisagée très sérieusement. Elle donna lieu à une controverse qui se traduisit par à un échange de lettres entre la direction générale des Domaines et celle du contrôle des administrations financières qui n’avaient pas toutes les deux le même point de vue quant à la liquidation des biens de la Masse. Curieusement il semble que la douane soit restée en dehors de cette joute. Il est vrai qu’il s’agissait essentiellement de régler les aspects financiers et juridiques que devait entraîner la liquidation de la Masse, dont la gestion devait de toute façon continuer à être assurée par la douane sans grand changement. Finalement en 1915 le ministre des finances M. Ribot, classa l’affaire. À cette époque on avait probablement d’autres chats à fouetter  !

 

Cependant en 1916 une nouvelle commission est créée elle tient une ou deux réunions mais ne formule aucune proposition.

 

La guerre terminée les problèmes restés en suspend réapparaissent. À la suite d’observations présentées par la Cour des comptes, une troisième commission est créée en 1924. Elle présente une particularité celle de ne s’être jamais réunie… faute d’avoir été convoquée par le ministre qui avait fait savoir plusieurs mois après sa constitution, qu’elle ne se réunirait « pas avant nouvel ordre », ordre qui ne vint jamais comme le fit remarquer quelques années plus tard un directeur général des douanes faisant le bilan des différentes études consacrées à la Masse depuis le début du siècle.

 

En 1934, une quatrième commission, toujours présidée par un inspecteur des finances, M. Poisson, est chargée de reprendre l’étude de la réforme de la Masse à la suite d’un rapport présenté au sénat par M. Mauger et dans lequel « l’honorable sénateur » propose à son tour la suppression de la Masse. Le directeur général des douanes, M. Chaudun, fait savoir immédiatement qu’il est opposé à cette solution qui, à son avis soulève de nombreuses difficultés : « II ne paraît pas téméraire d’avancer que si jusqu’à présent aucune décision définitive n’a été prise… c’est sans doute en raison des difficultés de toute nature que soulève cette question. »

 

La commission donnera satisfaction au directeur général et ne préconisera, comme le suggérait d’ailleurs M. Chaudun, qu’un contrôle renforcé de la gestion. Toutefois il est intéressant de noter que l’on évoque pour la première fois la possibilité de transformer la Masse en établissement public. L’idée est toutefois écartée. Elle fera lentement son chemin pour être concrétisée 63 ans plus tard (12).

 

À plusieurs reprises l’administration se trouvera confrontée, au cours du xxe siècle, à des difficultés occasionnées par le statut mal défini de la masse. Après la seconde guerre mondiale par exemple il fut difficile d’obtenir du ministère de la reconstruction des aides pour la reconstruction des casernes détruites ou endommagées pendant la guerre ce ministère considérant que la Masse n’ayant pas d’existence légale ne pouvait être attributaire d’indemnités ou d’aides d’aucune sorte. Pour construire une caserne à Gex, en 1964, un terrain avait été attribué à la Masse dans des conditions très avantageuses mais la transaction fut frappée par les Domaines de droits de transmissions importants toujours en raison de la « non existence juridique de la Masse ».

 

En 1991 dans un référé, la Cour des comptes juge à nouveau que la Masse ne possédant toujours pas de personnalité juridique est dans une situation tout à fait anormale.

 

Une étude est alors entreprise à la direction générale des douanes qui aboutira au décret 97-11-81 du 24 décembre 1997 transformant la Masse en établissement public administratif national. L’EPAN prend en charge la gestion de la masse et reçoit en dotation 4556 logements, dont 3103 appartenant à l’État, qu’il pourra vendre, de même qu’il pourra en acquérir de nouveaux.

 

Une page d’histoire est tournée. Cette importante reforme, en gestation depuis des dizaines d’années, a donné à la masse un statut moderne et adapté aux nécessités actuelles.

 

Michel Sarraute

 


 

(1) Pallain (directeur général de 1885 à 1898) « Les Douanes Françaises », tome 3, page 454 dans l’édition 1897 et page 195 dans l’édition de 1913.
(2) Duverger (directeur des douanes) « Les Douanes Françaises » 1858 page 234.
(3) Circulaire du 24 mai 1813, à laquelle était joint le règlement de 1813 qui fut très vite remplacé par un nouveau texte : le règlement du 25 février 1815, dont les dispositions essentielles sont pratiquement identiques.
(4) « Le service de santé » avait lui aussi été créé par les agents sous la forme d’un abonnement leur permettant de se faire soigner, eux et leurs familles, et d’obtenir des médicaments.
(5) À l’origine une initiative mutualiste des douaniers.
(6) Il s’agit des livrets sur lesquels étaient notées les retenues opérées mensuellement sur les traitements des douaniers, pour la constitution de leur avoir servant au paiement des uniformes, des armes et de l’équipement. Ces sommes étaient, en attente de leur utilisation, conservées dans les caisses du Trésor, ce qui constituait une garantie et une sécurité.
(7) En 1907,1e directeur général, présentant au ministre la réforme de la masse, fait remarquer que ce dépôt, qui a été très souvent supérieur à 1 million de francs pour le seul fonds commun, a évité au Trésor de lancer des emprunts permettant ainsi à l’État de réaliser des économies en ne versant pas d’intérêts aux souscripteurs.
(8) La masse est aussi propriétaire de biens mobiliers car les chambrées de célibataires sont meublées par la masse.
(9) À titre de comparaison on notera que le traitement moyen annuel d’un préposé est de : 900 F en 1879, 1 100 F en 1893, 1 200 F en 1908. Si l’on se base sur le traitement moyen d’un préposé en 1999, l’avoir de la masse, le boni, durant la deuxième partie du xixe siècle, pourrait être évalué à environ 120 millions de francs 1999 et la valeur de son parc immobilier à 450 millions. Les sommes inscrites sur les livrets individuels des douaniers restaient leur propriété et ne sont donc pas incluses dans l’avoir de la masse. Ces sommes seront d’ailleurs remboursées aux agents après la mise en vigueur de la réforme de 1908.
(10) Extrait du rapport Boulanger : « S’il est vrai… que les immeubles payés par la Masse, c’est-à-dire par les cotisations volontaires des douaniers, sont normalement des propriétés inscrites au nom de l’État, il s’agit de savoir si l’État est néanmoins autorisé par les règles de l’équité et de la probité administrative, à les considérer comme lui appartenant, s’il peut en disposer comme de biens acquis avec les deniers du Trésor. Cette question est des plus délicates. L’inspection des Finances a fréquemment déclaré qu’une telle emprise aurait l’apparence d’une spoliation et il serait en effet difficile de la faire interpréter autrement par les agents qui ont volontairement fourni leur fonds pour se constituer des casernements et qui, en toute justice, se considèrent comme propriétaires, sous le couvert nominal de l’État, des immeubles payés par eux… »
(11) J.O. du 20 mai 1899 – pages 200/201. Document Paul Serrat.
(12) Par la création d’un établissement public national en décembre 1997.
(13) Page 393 dans l’édition de 1897.
(14) « Tous les meubles ou immeubles possédés par les administrations financières et autres appartiennent à l’État, représenté par l’administration des Domaines; elles ne sont qu’usufruitières, même quant aux douanes à l’égard des acquisitions faites pour le casernement des préposés, avec les fonds généraux de Masse (circulaire du 18 septembre 1838 n° 179 • décision du 20 mai 1846) ». Delandre et Doussin, « Traité pratique des Douanes Françaises »; 1903 page 264 du tome 1, section II, Établissement- Matériel; n° 124.
(15) Page 217, n° 2546, dans l’édition de 1913; n° 12.
(16) M. Toubert, Licencié en droit, était rédacteur à la direction générale.
(17) 11 reste cependant un cas litigieux à régler entre les deux ministères au sujet du petit équipement (cartouchières, ceinturon, baudrier et havresac notamment) que le ministère de la Guerre se refuse à prendre en charge alors qu’il le fournit gratuitement à tous les hommes appelés sous les drapeaux; mais cela est marginal et une solution sera d’ailleurs trouvée l’année suivante après il est vrai des années de discussions.

 


 

 

Cahiers d’Histoire des douanes

et droits indirects

 

N° 22

 

1er semestre 2000

 

 


 

MENU