Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes
La lutte contre la fraude après le 1er Juillet 1968
La lutte contre la fraude après le 1er juillet 1968, curieux thème de conférence, n’est-il pas vrai, puisqu’à partir de cette date les marchandises circuleront librement entre les Etats membres de la C.E.E., lorsqu’elles en seront originaires ou y auront été mises en libre pratique.
Notre Directeur Général a tenu à ce que je vous entretienne de ce sujet, en raison de l’importance que la lutte contre la fraude revêt pour nos services, pour le rendement de l’Administration et la justification du rôle qui lui est dévolu pour assurer le bon fonctionnement du Marché Commun.
Vous savez également tout l’intérêt que je porte à cette question, que je désire évoquer non seulement en fonction de l’avenir, mais pour faire certaines mises au point qui me paraissent indispensables.
La lutte contre la fraude, est-elle encore d’actualité ou présentera-t-elle quelque intérêt après le 1er juillet 1968 ? Des esprits distingués en doutent. Pour eux, la fraude est un mythe, ou bien, s’ils n’en contestent pas l’existence, ils estiment que l’on en exagère l’importance ; aussi souhaiteraient-ils que l’on tempère le zèle de nos agents, que l’on mette en sommeil notre arsenal douanier et l’action contentieuse, c’est-à-dire que l’on renonce – sauf circonstances vraiment trop graves – à rechercher, à réprimer et à poursuivre les infractions et que l’on oriente différemment les tâches des services.
Voilà, penserez-vous, remise en discussion, une fois de plus, la mission de notre Administration et soulevée la querelle de la Douane au service de l’économie et de la Douane administration fiscale, ou plus crûment de la Douane-Sourire et de la Douane-Gendarme.
Cette opposition des tâches de notre Administration n’existe pas en réalité ; elles sont, au contraire, parfaitement conciliables si, toutefois, l’on veut bien se donner la peine d’examiner le problème autrement que superficiellement.
L’Administration, ne l’oublions pas, relève du Ministère de l’Economie et des Finances ; c’est une régie financière qui a pour mission première de percevoir des impôts droits de douane, prélèvements, taxes intérieures, taxes sur le chiffre d’affaires, etc….) – 24 milliards de F en 1967 – ou d’en garantir la perception par des mesures appropriées ou des régimes suspensifs ou encore de constater qu’il peut être donné régulièrement décharge de ces impôts. Elle a également pour tâche de faire respecter de nombreux règlements nationaux ou communautaires qui régissent nos échanges extérieurs. L’Administration est dès lors tenue de s’opposer par tous les moyens à la violation de ces lois et règlements, dans l’intérêt du Trésor et de notre économie comme dans l’intérêt de l’économie communautaire, non seulement en relevant les infractions flagrantes, mais en recherchant par des contrôles adéquats toutes les irrégularités et en les réprimant.
L’exercice de cette action doit évidemment nous conduire à adapter nos structures et nos méthodes à l’évolution de l’industrie, du commerce, de la situation économique et financière, de la nature des échanges et spécialement du caractère particulier des échanges intracommunautaires et, bien entendu, à l’évolution de la fraude qui, elle, s’adapte beaucoup plus vite que les administrations aux phénomènes économiques, sociaux ou politiques nouveaux.
Dans ces efforts d’adaptation ou de réforme de nos structures et de nos méthodes, nous devons avoir comme objectif d’imposer aux assujettis le minimum de formalités et de frais, en les éclairant sur leurs obligations et en les aidant à s’y conformer. Et c’est ici qu’apparaît l’aspect sympathique – l’opération sourire – de notre Administration qui, cependant, ne doit pas faire perdre de vue notre mission première. Dans l’intérêt bien compris de notre pays et de celui de la Communauté Européenne, nous devons faire respecter, si possible avec le sourire et la persuasion, sinon avec rigueur, les lois et réglementations nationales et communautaires.
La fraude n’est pas, hélas, un mythe. Que ceux qui en douteraient veuillent bien, avec un minimum d’objectivité, jeter un coup d’oeil sur les résultats obtenus chaque année par notre service dans la lutte contre la fraude.
Bagatelle, sans doute, si le S.N.E.D., après des mois d’investigations, découvre à l’exportation un vaste trafic de produits agricoles primés qui, uniquement pour notre pays, représente une perte de plusieurs millions de francs.
Bagatelle peut-être cette autre affaire portant sur des centaines de tonnes de beurre, exporté avec restitution à destination apparente d’un pays tiers, détourné de sa destination dans l’Etat Membre voisin pour être soit vendu dons un autre Etat Membre, soit réimporté en France en vue d’une prétendue réexportation, mais, en réalité, reversé en grande partie sur notre marché ; coût pour le Trésor : 2 millions de F ou minimum.
Bagatelle aussi Les saisies par les services de Bayonne de milliers de litres d’alcool de contrebande ou les saisies dans diverses directions de plus de 2,200 Kg d’anéthol pour la seule année 1967 !
Négligeables peut-être les deux débarquements importants de tabacs opérés frauduleusement sur nos côtes ou les saisies importantes de stupéfiants opérées par les services d’Orly, du Havre, du SNED et d’ailleurs qui, en 1967, ont porté sur 243 Kg de drogue composés en majeure partie d’héroïne et de morphine !
Bagatelle, si le S.N.E.D. met la main sur des ateliers clandestins de fabrication de pastis ou de décoloration de fuel, dont le fonctionnement a frustré le Trésor de millions de francs de taxes !
Bagatelle, si les services de Mulhouse mettent fin, grâce à des contrôles judicieux, à des abus manifestes du régime de l’admission temporaire et recouvrent ainsi, en sus d’amendes substantielles, des centaines de milliers de francs au titre des droits et taxes !
Dénués d’intérêt peut-être les contrôles opérés dans la direction de Nantes, qui ont permis au service de découvrir des utilisations irrégulières massives, par des transporteurs, de carburants détaxés.
Inutiles, les contrôles provoqués par les services de Chambéry qui ont abouti à la constatation d’importations frauduleuses de tonnages considérables de maïs sous le couvert de fausse déclaration d’origine communautaire.
Bagatelle, les importations frauduleuses de textiles de pays tiers avec production de faux certificats, alors que ces opérations ont gravement perturbé un secteur particulièrement sensible et déjà touché par la crise économique.
Bagatelle, la double et brillante opération récente de l’Echelon-S.N.E.D. de Marseille qui a réussi, à quelques jours d’intervalle, d’une port, à découvrir un nouvel atelier clandestin de fabrication de pastis, à saisir plus de 1 500 litres d’alcool et à arrêter les auteurs de ces fraudes, trafiquants notoires et récidivistes et, d’autre part, à déceler l’importation frauduleuse, au cours des deux dernières années, de plus de 15 tonnes d’anéthol.
Je pourrais multiplier les exemples de fraudes aussi graves sans parvenir peut-être pour autant à convaincre de la nécessité de lutter contre la fraude certaines personnes pour qui ces opérations restent marginales et portant négligeables.
Que représente, en effet, à leurs yeux le produit de l’action contentieuse : Peu de chose, Ils comparent volontiers le produit des amendes et confiscations – environ 34 millions de francs en 1967 – aux 24 milliards de recettes douanières. A quoi bon alors mettre en oeuvre tout notre arsenal douanier et dépenser des millions pour nos radios, vedettes, véhicules pour aboutir à un rendement si faible ?
Ce raisonnement est vraiment simpliste et néglige systématiquement un certain nombre d’éléments importants. La valeur de l’action contentieuse de la Douane ne saurait uniquement s’apprécier par le simple rapprochement entre le rendement contentieux apparent et nos recettes totales. Tout d’abord aux 34 millions d’amendes et confiscations (en 1967), il faut ajouter 18,2 millions de droits et taxes récupérés et 2,9 millions de marchandises abandonnées, ce qui porte déjà le rendement contentieux apparent à 54,5 millions de francs.
Il faut tenir compte aussi des affaires les plus graves déférées aux tribunaux pour lesquelles les droits, taxes restitutions et amendes en jeu s’élèvent à plusieurs centaines de millions,
De même il faut tenir compte des sommes souvent considérables, qui, grâce à l’action de la Douane, sont récupérées par d’autres administrations : nous en avons parfois une idée approximative lorsque les personnes poursuivies ou leurs défenseurs viennent solliciter des transactions et invoquent à leur décharge les sommes importantes – parfois plusieurs centaines de milliers de francs, voire des millions de francs versées à d’autres administrations.
Ceux qui analysent superficiellement l’action contentieuse du service, oublient également que la valeur «commerciale», au marché clandestin ou parallèle, de nombreuses marchandises saisies (alcools, tabacs, anéthol et surtout stupéfiants) s’élève à des sommes énormes alors qu’elle est quasiment nulle pour la Douane, obligée soit de détruire ces produits, soit de les céder à des organismes désignés à des prix ridiculement bas,
Quant à la valeur préventive du contrôle douanier bien entendu, il n’en est pas question. Certes, il est difficile de la chiffrer ; mais il n’est pas absurde d’avancer que, sans la vigilance du service, les recettes douanières n’auraient pas été, en 1967, de 24 milliards.
Enfin, dernier élément d’appréciation qu’il convient de retenir sur les 24 milliards de recettes douanières, plus de la moitié provient des perceptions sur les produits pétroliers, secteur où, grâce précisément à un contrôle strict des établissements pétroliers, il n’existe guère de fraudes sérieuses.
Si l’on veut bien tenir compte de ces différents élément; il est évident que le rapport entre produit des amendes et confiscations et montant total des recettes douanières revêt un tout autre caractère et on sera forcé de convenir que l’action contentieuse de la Douane est beaucoup plus importante et payante que ne le laisserait supposer un examen superficiel des statistiques et que cette action justifie pleinement les moyens mis en oeuvre pour combattre la fraude et, d’une manière générale, l’activité de nos services.
Cette action contentieuse se justifiera encore après le 1er juillet 1968: elle devra même être renforcée, car la fraude ne disparaitra pas parce que, à cette date, seront supprimés entre les SIX les droits de douane et les restrictions quantitatives et mis en vigueur des règlements communautaires (valeur, origine, transit, etc ).
S’il en était autrement, pourquoi la Commission de la C.E.E. et tous les Etats Membres se seraient-ils inquiétés de ce phénomène en organisant d’ores et déjà une collaboration entre services douaniers pour rechercher et réprimer les irrégularités et en concluant une convention spéciale d’assistance administrative pour lutter contre la fraude (signée à Rome le 7 septembre 1967 et en cours de ratification).
Compte tenu de l’expérience de ces dernières années, nous redoutons au sein de la C.E.E. une augmentation des fraudes et de fraudes très graves de la nature de celles citées, qui faussent le jeu des institutions communautaires, favorisent les détournements de trafic, facilitent le commerce parallèle et déloyal, lèsent les intérêts des Etats Membres et ceux de la Communauté.
C’est pourquoi il faut d’abord lutter contre cet état d’esprit consistant à dénigrer l’action répressive de la Douane, mission certes ingrate mais nécessaire.
Pour assurer le succès du Marché Commun et éviter à notre pays d’être la victime de la libéralisation des échanges entre les Six, nous devons, au contraire, redoubler de vigilance.
Mais, en fait que se passera-t-il à la date du 1er juillet 1968 ?
Sur le plan psychologique, incontestablement un grand évènement.
Dans la réalité : pas de bouleversement profond ni de révolution économique, mais simplement des mesures nouvelles en vue d’aboutir à terme à l’union douanière et au marché commun véritable souhaités par les signataires du Traité de Rome.
Pour beaucoup de personnes, mal ou incomplètement informées ou bien sensibles à l’extrême aux problèmes que leur posera l’ouverture des frontières communautaires, l’échéance du 1er juillet 1968 représente, selon le cas, un espoir ou un danger.
Pour les premiers (qui se recrutent surtout parmi les commerçants, intermédiaires ou consommateurs), le 1er juillet 1968 marquera la disparition des barrières douanières et des entraves de toutes sortes aux échanges entre les Etats Membres avec la possibilité d’acheter les produits aux meilleures conditions. Plus de droits de douane ni de contingents, donc plus de contrôles douaniers ni de douane.
Pour les seconds (industriels ou producteurs et aussi économistes), conscients des disparités souvent considérables existant entre Etats Membres dans les conditions de production, d’importation ou de commercialisation des marchandises, (différences dans les charges sociales ou fiscales, les normes de qualité, les normes techniques, libéralisme plus ou moins accentué dans les contrôles ou dans l’octroi d’avantages, aides ou facilités), le Marché Commun inquiète plus qu’il ne rassure.
Qu’il me suffise de rappeler ici les mises en garde diffusées par le patronat ou les dirigeants agricoles. Pour eux, comme l’écrivait récemment un économiste dans le journal mile Monder à propos du malaise breton : «Le Marché Commun qui devait résoudre tous les problèmes devient le cauchemar». (1)
En réalité, comme vous le savez et comme M. Dufourg vous l’a précisé dans son exposé de cm dernier et dans une récente note d’information diffusée par l’Administration (2) si, le 1er juillet 1968 verra se réaliser pour l’essentiel l’union tarifaire et, en partie, l’organisation des marchés avec la suppression corrélative presque générale des restrictions quantitatives, il n’y aura, à cette date, ni union douanière, ni encore moins union économique, monétaire ou politique, ni par conséquent de politique commune dons des domaines essentiels, politique commerciale, monnaie, transports, énergie, fiscalité, police sanitaire, procédures judiciaires ou pénales, etc…. Bref, la souveraineté nationale de chaque Etat demeurera intacte dans des matières fondamentales, ce qui souligne combien divergents resteront les intérêts des Etats Membres notamment sur le plan du commerce et de la concurrence aussi bien dans les relations intracommunautaires que dans celles avec les pays tiers.
Il est bien évident que notre Administration doit tenir compte de ces divers facteurs dans la définition des tâches qu’elle assignera à ses services, notamment pour le contrôle du commerce intracommunautaire.
Sous la pression d’une partie de l’opinion publique et aussi pour des raisons qui lui sont propres, notre Administration sera obligée d’alléger certains contrôles aux frontières intracommunautaires, notamment à l’égard des voyageurs, mais aussi pour le trafic commercial.
Mais prenons garde aussi qu’une autre partie de l’opinion – celle des milieux industriels et agricoles – n’accuse l’Administration, si de trop grandes facilités étaient consenties, de fausser le jeu du Marché Commun, de favoriser, par un manque de vigilance ou un allègement inconsidéré des contrôles, la récession économique, voire la crise dans certains secteurs sensibles.
Certes, il sera nécessaire, comme on n’a cessé de vous le répéter, de modifier les procédures douanières et nos méthodes de vérification pour les adapter aux nouvelles conditions du marché et notamment à la nature spéciale des échanges intracommunautaires.
Pour de nombreuses opérations, les formalités douanières seront à l’avenir accomplies à l’intérieur, sur les lieux de production, de consommation ou de commercialisation. Mais notre présence aux frontières intracommunautaires demeurera néanmoins indispensable ; elle le sera pour assurer la prise en charge des marchandises et, le cas échéant, leur dédouanement. Elle le sera aussi pour assurer l’application de réglementations communautaires (par exemple, des directives actuellement à l’étude pour les tolérances de carburant prévues pour les véhicules utilitaires ou pour le recouvrement des taxes sur les véhicules). Elle le sera enfin pour sauvegarder l’économie frontalière, c’est-à-dire celle des industries et des commerces installés à proximité de la frontière, dont l’existence serait compromise s’il était permis aux frontaliers d’aller se ravitailler librement dans l’Etat Membre voisin.
A titre général, le contrôle du trafic communautaire des marchandises ne saurait être négligé à partir du 1er juillet 1968. Il faudra, en effet, s’assurer d’abord de la libre-pratique des marchandises et vérifier qu’elles peuvent bénéficier des avantages réservés aux produits communautaires.
Ce contrôle s’imposera également pour le recouvrement des impôts dont la perception doit être assurée ou garantie par la Douane et pour l’application des diverses mesures à caractère national ou des servitudes diverses maintenues en vigueur.
L’échéance du 1er juillet 1968 ne signifiera donc pas que les marchandises pourront désormais circuler dans la Communauté dans les mêmes conditions que celles qui s’appliquent aux marchandises circulant à l’intérieur de la France.
Il faut être bien conscient de cette situation, quels que soient les allégements apportés aux procédures douanières à l’importation ou à l’exportation.
Quant au contrôle des voyageurs dans les relations intra-communautaires, il sera certainement assoupli plus encore que celui des marchandises ; mais ce contrôle ne saurait pas non plus être négligé ou abandonné n’oublions pas que beaucoup de fraudes graves (stupéfiants, anéthol, montres, transistors, etc….) sont précisément le fait de voyageurs spéculant sur les difficultés du contrôle aux frontières. L’allègement des contrôles aux frontières devra être, en toute hypothèse, compensé par un aménagement de la surveillance, une plus grande mobilité des unités d’intervention et la recherche systématique du renseignement.
En définitive, il y aura, au 1er juillet 1968, en principe, libre circulation des personnes et des marchandises, mais avec obligation de respecter certaines prescriptions, de se soumettre encore à des sujétions et d’acquitter des droits, taxes ou redevances. Dès lors, les risques de fraudes, et de fraudes très importantes subsisteront, Il est même à craindre qu’à la faveur des facilités nouvelles qui seront décidées pour les échanges Intracommunautaires, des fraudes ne se multiplient. N’oublions pas qu’en 1967, plus de 50% des infractions relevées se rapportaient au trafic communautaire.
Sans doute, dira-t-on, le transit communautaire permettrai-il de lutter contre les pratiques frauduleuses ou d’en limiter le nombre et la portée grâce à la prise en charge des marchandises et à leur contrôle au départ comme à l’arrivée et grâce au concours des services douaniers des Etats Membres. Certes, il résultera de grands avantages de l’institution de ce nouveau régime, sur le plan économique comme sur le plan du contrôle. Mais je suis aussi persuadé que l’institution de ce nouveau régime ou le remplacement des documents actuellement utilisés (certificats de libre pratique) par un autre (titre de transit), même visé par les autorités douanières, ne fera pas disparaître la fraude. Demain comme aujourd’hui on falsifiera les titres de mouvement, on modifiera la consistance des chargements, on substituera une marchandise à une autre, on essaiera d’obtenir indûment les visas des services douaniers, ceux-ci étant d’ailleurs dons l’impossibilité de procéder à tous les contrôles préalables à ces visas. Qu’il nous suffise à cet égard de songer au précédent des opérations effectuées sous le régime TIR où les lacunes ou absences de contrôles douaniers sont largement exploitées par les trafiquants.
L’intérêt à la fraude subsistera aussi après le 1er juillet 1968 à l’importation et à l’exportation. En particulier, les dégrèvements fiscaux accordés à l’exportation et l’octroi des restitutions ou d’aides resteront une incitation permanente à la fraude, que les exportations aient lieu directement à partir de notre pays ou par la voie d’un Etat Membre ; dans ce dernier cas, nous connaissons trop d’exemples pour savoir qu’il est possible de détourner les envois de leur destination déclarée ou de suspendre la vigilance des services douaniers.
Enfin, en régime intérieur, la lutte contre la fraude restera l’une des tâches essentielles du service, notamment la recherche des articles importés en contrebande, des détournements de destination de produits pétroliers ou autres détaxés, etc….
L’échéance du 1er juillet 1968, loin de se traduire par l’abolition de toute contrainte dans le commerce intracommunautaire et l’avènement d’une sorte de «paradis fiscal» comparable aux paradis fiscaux si plaisamment décrits par Alain Vernay (3), ajoutera aux nombreuses législations et réglementations nationales maintenues en vigueur des règlements nouveaux de caractère communautaires, l’application des unes et des autres devant être assurée ou garantie par la Douane à qui l’on ferait grief de mal les appliquer ou de manquer de vigilance.
Il est heureux qu’au cours de ces derniers mois, au sein des instances communautaires et dans de nombreux milieux industriels, agricoles ou économiques, on commence enfin par prendre conscience du rôle primordial dévolu à la Douane. J’ai lu avec satisfaction à ce sujet un récent article publié, sous la signature de M. Lecerf, dans le journal «Le Figaro» (4) et intitulé : «Le contrôle douanier reste un pivot de l’Europe». Ce journaliste rappelait que, quelle que soit la politique économique du Gouvernement, le contrôle douanier est indispensable : «sans lui, il n’est guère de politique économique possible ; il en est le point d’appui, le pivot.
«Les libéraux se font un point d’honneur d’en user discrètement. Dirigistes et socialistes lui font appliquer des «mesures plus complexes, donc plus tracassières, mais aucun gouvernement n’a pu supprimer la douane.»
Et M. Lecerf soulignait que ceci est également vrai pour la C.E.E. : «La Communauté Européenne se sert beaucoup des douaniers qui comptent parmi les principaux exécutants de ses décisions. Elle ne leur demande pas de fermer les yeux, de s’effacer, mais de faire une distinction «précise entre les marchandises produites par les Six et les autres, et de leur appliquer des régimes différents.» En particulier, ajoutait le journaliste : «Toute la politique agricole du Marché Commun s’appuie sur les douaniers et leur donne d’ailleurs bien des soucis».
Ainsi, il ne saurait nullement être question, au er juillet 1968, de renoncer aux contrôles, ni à la recherche ou à la répression des infractions.
Lors de Io réunion de l’année dernière, j’ai essayé de vous donner quelques raisons qui, à mon sens, nous permettent de ne pas douter de l’avenir de notre Administration.
L’échéance du 1er juillet 1968 en est une autre, contrairement à ce que l’on pourrait penser, puisqu’elle permettra de démontrer que la Douane, comme le soulignait M. Lecerf dont l’article déjà cité du Figaro, est et demeure l’un des rouages essentiels du Marché Commun, notamment dans la lutte contre la fraude.
Si le ler juillet 1968 consacrera entre les Six le désarmement douanier, la Fraude, elle, ne désarmera pas à cette date.
Demain comme aujourd’hui, la Douane devra être présente aux frontières comme à l’intérieur pour procéder aux contrôles et pour lutter contre la fraude.
M. Lecerf, dans son article déjà cité, rappelait un propos de M. Jean François Poncet au moment où il était !’un des négociateurs du Traité de Rome : Il faut être naïf pour s’imaginer qu’en faisant «circuler davantage les produits on va supprimer les douaniers». Et M. Lecerf de conclure :
«L’expérience lui a donné raison : le trafic est de plus en plus intense. Le nombre de douaniers reste de 17.000. On n’a encore rien inventé qui permette de mener une politique économique sans se servir d’eux, et le Marché Commun fait usage de leur contrôle.»
J’ajouterai qu’il me paraît vain de vouloir cacher sous une appellation ou une étiquette autre que douanière les interventions de notre service, qu’il s’agisse du contrôle des échanges entre Etats Membres ou de ceux avec les pays tiers; ces contrôles et interventions, la surveillance que le service exercera aux frontières internes ou externes, quelles que soient les simplifications apportées aux procédures, s’exerceront, dans l’un ou l’outre cas, dans le cadre du code des douanes et des règlements communautaires, ces derniers trouvant leur support juridique dons le code des douanes.
Sans doute faudra-t-il, plus que par le passé, aider nos agents à s’adopter aux procédures nouvelles et à renoncer à la conception traditionnelle qu’ils se font de leurs taches pour tenir compte de la mise en vigueur progressive du Marché Commun.
Mais dans le climat psychologique particulier à cette échéance, il nous faudra savoir concilier un certain libéralisme avec une vigilance accrue, en concevant nos tâches avec une mentalité nouvelle : il nous faudra à la fois éviter les tracasseries administratives inutiles et pourchasser les fraudes ; il faudra réserver la sévérité aux trafiquants et la compréhension et l’indulgence aux personnes de bonne foi.
Si les méthodes de vérification des marchandises doivent être adaptées ou contexte nouveau, leur réforme devrait, à mon sens, tenir compte des éléments suivants :
– Nécessité, plus encore que par le passé, d’assurer la prise en charge matérielle des marchandises par l’écor et des contrôles appropriés du volume, de l’espèce, de l’origine, du caractère communautaire ou non des marchandises, de leur caractère prohibé ou non, la valeur des produits pouvant au vu de ces éléments matériels être appréciée ultérieurement ;
– Nécessité d’être informé aussi bien que possible sur les trafics frauduleux par la recherche du renseignement, son exploitation rationnelle et la centralisation de ces informations ou des constatations à l’Administration afin de lui permettre d’adapter aux situations nouvelles la surveillance, l’organisation des services, ses méthodes de rétorsion ou de répression et, si nécessaire, la législation et la réglementation ;
– Renforcement des contrôles a posteriori pour suppléer l’insuffisance manifeste des visites dans les centres de dédouanement, ce renforcement des contrôles a posteriori devant avoir comme conséquence logique un renforcement notable des effectifs du SNED ; l’expérience prouve que ce service à compétence nationale est seul à même, avec, en tant que de besoin, le concours des services étrangers, de déceler les fraudes importantes ; aussi la collaboration entre services régionaux et SNED devra-t-elle se développer dans le climat de confiance qui caractérise aujourd’hui les relations de ces deux services.
Mais il faudra bien se garder, en favorisant cette évolution des esprits, de saper le fondement même de leurs possibilités d’intervention et de décourager nos agents dans l’accomplissement de l’une de leurs tâches essentielles, souvent bien ingrate mais indispensable, savoir : la lutte contre la fraude, celle-ci devant être menée dorénavant non plus uniquement dans le seul intérêt national, mais aussi dans l’intérêt du Marché Commun.
C’est notamment par son action appropriée et efficace, dans ce domaine si particulier et délicat – action aujourd’hui très appréciée par les autorités nationales – que la Douane sauvegardera son prestige et son avenir et justifiera son maintien au rang des grandes administrations.
Par M. A. Gissinger, Sous-Directeur Chef de la Division de la Répression de la Fraude et Contentieux