Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

La gabelle et les faux-saulniers

Mis en ligne le 1 mars 2022

 

 » La gabelle et les faux-saulniers » est un article extrait du numéro 23 de la revue de l’Association Touristique Sportive et Culturelle des Administrations Financières,  « Arts, Sports et Voyages », paru au printemps 1966. Il fut reproduit dans la revue professionnelle « La Vie de la douane » en fin d’année 1966 (n° 129) dans la rubrique « Chronique du temps passé ».

 

L’équipe de rédaction

 


 

Prologue

 

…Et Jean continuait péniblement à lire à la lueur de la chandelle qui éclairait la cuisine où se faisait la veillée.

 

 « Alors un affreux dénombrement commençait : celui des droits qui frappaient Jacques Bonhomme. Ils pullulaient, ils soufflaient à la fois du roi, de l’évêque et du Seigneur. Celui qui ne pouvait payer donnait son corps et son temps — taillable et corvéable à merci, précisait-on. Et les redevances en nature, les banalités : moulin, four, pressoir, et même taureau et bélier (1), le droit de guet qui subsista en argent, même après la démolition des donjons. Droits de gite, de prise et pourvoirie qui, sur le passage royal et même seigneurial, dévalisait les chaumières, enlevait les paillasses et les couvertures, chassait l’habitant de chez lui et s’il ne déguerpissait pas assez vite, arrachait les portes et les fenêtres! » 

 

Mais l’impôt exécré, celui dont le souvenir grondait encore au fond des hameaux, c’était la gabelle odieuse, les greniers à sel, les familles tarifées à une quantité de sel qu’elles devaient acheter au roi, perception inique, dont l’arbitraire ameuta et ensanglanta la France.

 

(E. Zola. « La Terre »).

 

***

 

La Bible nous raconte que Tobie, devenu aveugle, envoya son fils à Ragés, ville médique réclamer dix talents qu’il avait prêtés quelques dix ans auparavant à un habitant de cette ville. Point n’est besoin de nous appesantir sur les péripéties du voyage du jeune Tobie, sa rencontre avec l’ange Raphaël. Ici capture d’un poisson dans les eaux du Tigre, dont le fiel, appliqué sur les yeux de son père lui- rendit la vue. Le débiteur du père de Tobie s’appelait Gabel. 

 

C’est, d’après Littré, de ce nom que le mot « gabelle » a été tiré. D’autres philologues le font dériver d’un mot arabe signifiant impôt. D’autres, enfin, estiment qu’il provient d’un ancien mot argotique anglais ayant la même signification.

 

Le lecteur peut choisir entre ces différentes origines.

 

***

 

La gabelle était un impôt spécial se rapportant surtout au sel ; — car il y eut ou cours des siècles passés la gabelle du drap et des vins. — Mais la seule, la vraie; l’unique, qui dura jusqu’en 1789 s’appliquait au sel. Nous n’entendons pas ici nous étendre sur cette denrée précieuse, ni décrire ses propriétés physiques et chimiques. Qu’il suffit donc de savoir qu’il en existe de deux sortes. Le sel extrait de la mer (sel marin) et celui qui se trouve dans la terre (sel gemme).

 

On en rencontre également, non dans ses profondeurs, mais à sa surface. C’est ainsi qu’il existe dons le sud algérien, près de Laghouat, une véritable colline de sel que l’on exploite comme une carrière: Aux Etats-Unis, dans l’Utah se situe le fameux « lac salé » rendu célèbre par Pierre Benoît. La salure de ses eaux est telle, qu’une pièce de boucherie y est saumurée en moins d’un jour !

 

L’Allemagne, la Pologne, l’Autriche, possèdent d’importants gisements de sel gemme. Il s’agit de véritables exploitations minières, aérées, spacieuses, confortables, pourrait-on dire. Les galeries sont creusées dans le sel même, dont les cristaux reflètent la lumière et présentent un aspect digne des contes des Mille et une Nuits. Lorsqu’un souverain ou un grand seigneur les visitait à la lueur de multiples flambeaux, cela devenait féérique. Les mineurs avaient leur réfectoire, leur salle de réunion et même leur chapelle. La réplique exacte de l’une d’elles se trouve ou fameux Deutsche-Museum de Munich.

 

La Principauté de Salzbourg possédait également de nombreuses mines de sel, d’où son nom. Province ecclésiastique, dont le souverain — prince archevêque — était tantôt vassal médiat ou immédiat, soit du Pape, soit du Saint-Empire, selon les fluctuations de la politique. Le sel extrait des mines constituait la quasi-totalité de Io mense épiscopale. De là, la vie tranquille des sujets des Princes Archevêques. De là, la vie fastueuse de ceux-ci, de là les perpétuelles discussions entre leurs suzerains.

 

La France possédait et possède encore, non point des mines, mais des salines d’où le sel est extrait. Il sert généralement à des usages thérapeutiques.

 

***

 

Mais revenons à la Gabelle.

 

 Certes, toute autorité, quelle qu’elle soit, ne pouvait faire autrement que de prélever un droit sur la vente et la consommation du sel. En Grèce, à Rome, on ne s’en priva pas, en France, les mérovingiens et les carolingiens firent de même.

 

Ce fut au XIII° siècle que Louis IX établit les bases de cet impôt spécial sur le sel, appelé Gabelle dès sa fondation, et qui dura, subsista au cours des siècles jusqu’à la Révolution. Il s’agissait, d’abord, et cela continua jusqu’à son abolition, d’une interprétation du droit dit d’ « aubaine », en usage dans le droit romain et adopté par le droit féodal. Cela voulait dire que le sel appartenait au roi, uniquement à lui, et qu’il entendait le vendre à ses sujets au prix fixé par lui et les obliger à lui en acheter une certaine quantité, également fixée par lui. 

 

Philippe Le Bel codifia la Gabelle au moyen d’Ordonnances draconiennes. Non content de prendre l’argent aux riches, il le prit également au peuple ! Cet impôt arbitraire, immoral même, ne manqua pas de créer au cours des siècles de nombreuses protestations émanant des provinces déclarant :

 

« La Gabelle du sel moult déplaisante au peuple, tant par icelle que par la présence excessive de sergents et commissaires envoyés par le Royaume ; la situation du dit peuple se trouvant de ce fait moult aggravée ».

 

Le roi légiste ne tient aucun compte de ces nombreuses réclamations. Mais un de ses fils, Philippe V dit « Le Long », dit « Porte Close » (2), dont les années de règne comptent honorablement dans l’Histoire de France (Henri Martin), rendit le 20 février 1318, alors qu’il se trouvait à Lyon où se tenait le fameux conclave qui devait élire le Cardinal Duèze de Cahors (Jean XXII) l’ordonnance que nous transcrivons fidèlement.

 

« Ainçois par la déplaisante qu’elle porte à notre peuple, voudrions-nous que par bon conseil, bonnes et convenables voies, fût-ce trouvées par lesquelles les dites Gabelles et impositions qui en découlent fussent abolies à. toujours ».

 

Cette ordonnance fut interprétée avec plus ou moins de fantaisie, mais cependant elle se traduisit par un certain mieux-être dans le peuple, aussi bien celui de la ville, que celui des campagnes.

 

Survint la Guerre des Anglais. Dès son accession au trône, Charles V s’empressa de rétablir la Gabelle en la définissant comme un monopole réservé au Trésor Royal. Le souverain avait seul le droit de disposer du sel et de le revendre à des prix qu’il fixait lui-même. De là l’établissement de greniers à sel dans tout le royaume avec, comme conséquence, une véritable armée de fonctionnaires, allant du contrôleur général dépendant directement du roi et de son Conseil, aux simples gabelliers, appelés « Gabelous », par le peuple.

 

Car il s’agissait bien d’un impôt spécial, n’ayant aucun rapport ni avec la taille, ni avec les aides, ayant sa propre justice et ses magistrats, ne relevant ni de l’ordinaire, ni du péremptoire, ni même du présidial. Les jugements étaient sans appel. Les peines allaient de l’amende à la pendaison.

 

Les Procureurs des greniers à sel (c’est ainsi que l’on désignait ceux que le roi avaient nommé pour administrer, gérer, taxer et encaisser tout ce qui se rapportait à la gabelle) avaient liberté pleine et entière pour réglementer et imposer la vente de cette denrée primordiale. Eux-mêmes étaient soumis à certains rendements qui variaient selon les exigences du trésor royal. De là un arbitraire odieux qui donna lieu à de sanglantes émeutes.

 

François ler, à demi ruiné, fit appel à la Gabelle pour combler le déficit causé par les guerres et les dépenses fastueuses de la Cour. Des manifestations sanglantes eurent lieu à La Rochelle et furent durement réprimées.

 

Sous Henri II, la ville de Bordeaux se révolte. Les officiers de la Gabelle sont massacrés. On assassine leur procureur. Son corps découpé en morceaux est salé et exposé, par dérision, sur un étal. Il fallut envoyer à Bordeaux, pour venir à bout de celte insurrection, une véritable armée commandée par le duc de Montmorency.

 

La répression fut féroce et sans générosité. L’hôtel de Ville fut rasé, et ceux qui furent arrêtés et considérés comme ayant participé à cette sanglante rébellion, roués, brûlés ou pendus. Et cela continua jusqu’à la fin de l’ancien régime.

 

***

 

Ainsi qu’on a pu le lire ci-devant, le prix du sel variait d’une province à l’autre, suivant le bon plaisir du procureur (charge noble, impliquant souvent le titre de « Conseiller du roi »).

 

 

 

Mais comment se reconnaître dans une nation dont le mécanisme administratif était compliqué à l’extrême. Pays d’état, pays d’élection, parlements dévoués ou hostiles à l’autorité royale. De plus, il y avait des pays dits de « Grande Gabelle » dans lesquels le roi fixait le prix et la consommation « raisonnable » (3), imposés à chaque individu. Les pays de « Petite Gabelle » où la consommation du sel n’était que peu imposée, et le prix sensiblement plus bas. Les pays dits « rédimés » (4), provinces dont les Parlements avaient demandé et obtenu de l’autorité royale, moyennant un prix fixé et des redevances en espèces ou marchandises, l’exemption pure et simple de la Gabelle.

 

Les pays dits de « Salines », s’appliquant aux provinces bordant la mer où la vente du sel était libre et son prix très bas. Enfin, les pays dits de « Quart Bouillon » comprenant les régions bordant la Manche où le sel s’obtenait par le lavage des sables du rivage, en opposition à celui recueilli dans les marais salants. La taxe perçue sur ce sel était diminuée d’un quart — d’où son nom.

 

On comprend que devant un tel arbitraire; de telles iniquités (Louis XIII et Louis XIV autorisèrent les procureurs à faire « toutes recherches et visites chaque fois qu’ils le jugeraient nécessaire »), devant le caractère aussi vexatoire de ces procédés, le peuple ne finisse pas par se révolter. Ici on taxait le sel par « feu », là chaque habitant était imposé pour une quantité de sel à prendre, et au prix fort, au grenier le plus proche. Quantités souvent disproportionnées aux besoins domestiques, chaque personne était imposée, depuis les enfants au berceau jusqu’aux vieillards !

 

Les nobles et le clergé étaient exempts de cet impôt. D’où leur appellation de « franc salé » ou « franc saunier » qu’il faut bien se garder de confondre avec celle de « faux saunier ».

 

***

 

Une telle mosaïque de textes se rapportant à une telle mosaïque d’états, provinces et pays, l’incroyable différence du prix de cette denrée allant du simple au décuple et même davantage, ne pouvait que tenter les fraudeurs. De là la naissance d’une contrebande active, nombreuse, multiple, incessante, croissante, malgré les peines terribles qui en découlaient : le « faux saunage » et les «  faux sauniers ».

 

Pour se faire une idée du rapport de cette contrebande, il suffit de savoir qu’une livre de sel (450 gr.) payée vingt centimes nouveaux en Auvergne ou dons le Limousin, valait 3 fr 75 en Bourbonnais, séparé de ces provinces par une frontière purement idéale (5).

 

On comprend aisément que la contrebande avait beau jeu !

 

Les faux sauniers étaient innombrables. On en trouvait partout, depuis le paysan jusqu’aux soldats en « congé d’hiver » , mal payés, mal nourris et trouvant dans le faux saunage de quoi améliorer leur ordinaire et se faire des revenus.

 

Les curés, les moines, les religieuses, voire les gentilshommes bien que « francs sauniers » étaient également « faux-sauniers ».

 

Cependant la répression était sévère, impitoyable. Les gentiihommes étaient déchus, leurs châteaux confisqués, démolis; prêtres et religieux emprisonnés, les monastères rasés, les religieuses condamnées à la flétrissure (marquées au fer rouge d’une fleur de lys sur l’épaule), bannies du royaume; les faux-sauniers faisant partie d’une bande surprise en flagrant délit, condamnés aux galères à perpétuité, pendus si l’arrestation avait donné lieu à un combat. Au cours de ces XVII° et XVIII’ siècles, plus de vingt mille contrebandiers étaient condamnés. Près de 60 % de l’effectif des galères était composé de faux-sauniers !

 

***

 

Les ruses, les roueries employées pour cette contrebande étaient innombrables. Nos contrebandiers actuels feraient figure d’enfants de choeur dans ces histoires de faux-saunage, variées, plaisantes, picaresques, mais souvent tragiques.

 

 

 

 

Un religieux vient de décéder dans un prieuré situé en Auvergne dépendant d’une abbaye qui se trouve à quelques lieues, mais en Bourbonnais. Il est enterré nuitamment, à « la sauvette » dans le cimetière de l’abbaye. Le lendemain, le R. P. Abbé, mitre en tête crosse en main, se rend avec ses ses moines au prieuré. Dans la chapelle une messe de Requiem est solennellement célébrée. L’absoute donnée, le cortège funèbre se met en route. Le lourd cercueil est porté par les « Sainctiers »— fermiers de l’abbaye — ployant sous la charge, car il est lourd ce cercueil! Il est plein de sel !

 

Sur la route, à la tombée du jour, caperait un long cortège de gens en haillons, agitant des cliquettes de bois, « Les meseaux ! s’écrient les villageois. On se barricade, on s’arme, prêts à tuer les lépreux qui tenteraient d’entrer. C’est tout juste si l’on ne sonne pas le tocsin! Mais la troupe maudite se contente de traverser le bourg et s’arrête devant un couvent de religieuses. Ils s’agenouillent dévotement devant l’aumônier qui leur donne sa bénédiction et on leur permet de camper devant une prairie voisine située en amont du cours d’eau qui la longe, Le lendemain, ils repartent, agitant leurs cliquettes, semant l’effroi sur leur passage, faisant fuir épouvantés les agents de la Gabelle. Leurs besaces sont remplies de victuailles de toutes sortes échangées contre le sel dont ces besaces étaient pleines lors de leur arrivée.

 

Et puis, il y avait les processions.

 

Aux frontières, toutes idéales, qui délimitaient les pays de gabelles entières et de pays rédimés, une foule de fidèles suivaient les processions, foule relativement peu nombreuse si ces processions ne sortaient pas du pays, mais beaucoup plus si elles passaient d’un pays à l’autre. A l’occasion des processions de la « Fête Dieu », de celles, des « Rogations », les curés, abbés, prieurs, s’avançaient en cortège, précédés de la croix, précédant elle-même le dais où s’abritait l’ostensoir. D’innombrables fidèles suivaient la procession en chantant ; les hommes, les bras croisés, les femmes égrenant leur chapelet. Si des gabeliers se trouvaient sur le passage, on les obligeait à se mettre à genoux. Les femmes marchaient péniblement, accablées, semblaient-elles, sous le poids de leurs fautes, priant avec ferveur, clamant à tue-tète les « ora pro nobis » des litanies. Mais sous chaque robe était accrochés des sacs contenant dix livres de sel!

 

Le faux saunage se faisait également par les gens de la « marchandise de l’eau » , C’est ainsi qu’une péniche chargée de sel, quittant Nantes pour remonter la Loire, vendait avantageusement une bonne partie de sa cargaison aux populations riveraines. Puis, une voie d’eau se’ produisait et la péniche disparaissait dans le fleuve ou le canal. Les gens de la gabelle, aussitôt prévenus, ne pouvaient que constater le sinistre. Cela ne se produisait que très rarement, mais des tonnes de sel échappaient au contrôle fiscal.

 

Malgré cela cet Impôt représentait à lui seul à la fin du règne de Louis XIV les trois quarts du revenu royal.

 

***

 

Les noms de ces faux sauniers sont restés inconnus. Un seul subsiste, cependant, encore que le faux saunage ne fut pratiqué par lui qu’épisodiquement : Louis Mandrin.

 

Sa vie et ses exploits ont donné lieu à d’innombrables ouvrages où la légende se confond avec l’histoire. Il en est de Mandrin, comme de Parsifal, dont la vie et les exploits vont de Chrestien de Troyes à Joseph Bédier, de Wolfram d’Eschenbah à Richard Wagner.

 

Les nombreux livres qu’on a écrit sur Mandrin varient suivant le tempérament des auteurs et l’interprétation des faits qui jalonnèrent son existence. Souvent les témoignages évoqués sont non seulement contradictoires, mais inconciliables. D’aucuns en font un portrait flatteur, d’autres le noircissent à plaisir. Où est la vérité ? En histoire, disait Anatole France, il faut se résigner à beaucoup ignorer !

 

(*)

 

Brigand ? certes, il le fut. Voleur ? assurément. Contrebandier ? certainement. Faux saunier ? Sporadiquement, mais magnifiquement.

 

Il naquit en 1725 à Saint-Etienne de Saint-Geoirs, petit village du Dauphiné où son père exerçait le métier de maquignon. Rien à dire sur sa jeunesse, sinon qu’il fit montre de bonne heure, d’un caractère aventureux. Son rêve était de devenir «  Soldat du Roi ».

 

Ses rapports avec l’armée ne furent guère heureux. Lors de la guerre de succession d’Autriche, le Maréchal de Belle-Isle lui demanda de lui fournir des mulets. Mandrin s’y employa de son mieux. Hélas ! ils ne lui furent pas payés par « la Ferme ». Ce fut la ruine.

 

Sur la dénonciation d’un « gabian » (c’est ainsi qu’en Dauphiné on appelait les gabeliers), un de ses frères accusé de faux monnayage fut pendu, un de ses complices condamné aux galères à perpétuité.

 

Dès lors, ce fut entre Mandrin et « La Ferme » une lutte sans merci.

 

Les mandrins (c’est ainsi qu’on les appelait), constituaient une sorte de petite armée possédant une cavalerie de tout premier ordre. Pendant la morte-saison, ils se rendaient en Savoie où un accueil sympathique leur était réservé. Les gendarmes chargés de les arrêter, dînaient et buvaient avec eux! Cependant, Mandrin achetait force marchandises — tabac, dentelles, soieries, tissus, etc… que la « Ferme » frappait de droits exorbitants. Ceci fait, les « mandrins » pénétraient en France pour vendre ce qu’ils avaient acheté en Italie.

 

Chef d’Etat-Major accompli, Mandrin avait « son 2e bureau », lequel fonctionnait admirablement.

 

Cette contrebande se faisait à la satisfaction de tous. Il arrivait, cependant, que malgré les renseignements fournis, les mandrins tombent dans une embuscade. Le combat se terminait invariablement à leur avantage. Cependant, il fallait déplorer la perte de plusieurs hommes. Ceux qui étaient légèrement blessés, s’installaient en croupe derrière un de leurs camarades, les autres étaient aussitôt achevés.

 

Ceci n’était pas à la gloire de Mandrin. Non plus que d’autres crimes froidement perpétrés, notamment celui de l’assassinat du gabian qui avait dénoncé son frère, le faux monnayeur, qu’il tua d’un coup de pistolet, ainsi que sa petite fille, alors qu’à genoux, la tenant dons ses bras, il implorait sa grâce.

 

Souvent les chevaux portant les marchandises étaient abattus, par les gabeliers. « Décidément, ils en veulent à mon écurie ! » disait Mandrin. Mais qu’importait la perte de tabac, tissus, dentelles et soieries. Les caisses de la « Ferme » (6) et de la « Gabelle » allaient le dédommager. L’attaque avait lieu avec la violence et la vitesse d’une bourrasque. Ceux qui opposaient de la résistance étaient rapidement maîtrisés, ceux qui faisaient mine de se servir de leurs armes, exécutés. Les caisses étaient aussitôt pillées et tout ce qui pouvait être enlevé comme sel, distribué gratuitement dans les pays de grande gabelle.

 

C’est ainsi que Mandrin et ses affiliés mirent en coupe réglée non seulement le Dauphiné, mais la Bourgogne, le Bourbonnais, le Velay et le Rouergue. Et cela pendant près de vingt ans. Et cela à tel point que les fermiers généraux et la gabelle durent demander au Marquis d’Argenson, la création d’un corps de cavalerie, spécialement destiné à mettre fin à ces multiples exactions, meurtres et pillages.

 

Mais tout a une fin.

 

Une de ses maîtresses, ayant indiqué au curé de Rochefort qu’il se trouvait dans une maison du village, l’ecclésiastique dénonça aussitôt sa présence aux «  Argoulets » — c’est ainsi qu’on désignait les soldats chargés de le capturer — lesquels, après l’avoir capturé, non sans peine, le conduisirent à la prison de Valence.

 

La maison en question se trouvait-elle en France ou en Savoie ? Toujours est-il que cette arrestation donna lieu à un échange de notes entre la France et la Maison de Sardaigne.

 

La fortune de Mandrin constituée en or et pierres précieuses, se trouvait dans les fontes et le troussequin de la selle d’un cheval monté par un des meilleurs lieutenants de sa troupe, lequel avait ordre de prendre la fuite, en cas de danger, ce qui fut fait.

 

La tradition, purement orale, prétend que ce lieutenant demeura introuvable. On signala sa trace quelque 30 ans plus tard, en Bourbonnais, sans pouvoir, cependant, réellement l’identifier. Mais toujours est-il qu’une famille portant son nom possédait au commencement de ce siècle près de cent domaines dans le département de l’Allier.

 

Quant à Mandrin — Général manqué — comme le qualifia le procureur du roi, il fut condamné à mort et roué vif sur une place de Valence devant plusieurs milliers de personnes venues assister à son supplice au nombre desquels et au premier rang étaient massés des enfants!

 

Encore que tout cela se soit passé il y a plus de deux siècles, le souvenir de Mandrin reste toujours vivace en Savoie, en Dauphiné et dans la région lyonnaise.

 

« A tel point, nous déclarait un de nos confrères, qu’il suffit de faire paraître un feuilleton sur Mandrin pour que le journal qui le publie voit aussitôt augmenter son tirage ».

 

 

O. C. de F.

 

Extrait de « Arts, Sports et Voyages », 

revue de l’Association Touristique Sportive et Culturelle des Administrations Financières.

n° 23 – Printemps 1966

 


Notes:
(*) Carte simplifiée des gabelles en France au XVIIIe siècle. Auteur Boldair. © Wikimedia Commons, domaine public
(1) Il existe encore en Auvergne le « Four Banal » où chaque semaine, les habitants de la localité viennent faire raire leur pain. En Bourbonnais, seul le « domaine » — ce mot pris en opposition à métairie et locaterie, a le droit de posséder des animaux reproducteurs.
(2) Lors da conclave tenu à Lyon, Philippe V pour hâter sa fin, fit fermer les portes de la ville, ainsi que celles de l’église où se tenaient les cardinaux. D’où son surnom.
(3) Ce mot était employé avec la liberté la plus complète. Cette quantité dite « raisonnable » variait d’un pays un autre et d’une année à une autre.
(4) Comprenant notamment, l’Angoumois, le Périgord, La Manche, le Limousin et l’Auvergne.
(5) C’est ainsi qu’il existe aux frontières des Pays-Bas et de la Belgique un café dont une partie se trouer en Belgique et l’autre en Hollande. Un joueur de billard peut commencer son carambolage dans l’un et le finir dans l’autre!
(6) Encore que les Fermiers Généraux aient monopolisé beaucoup de produits de consommation, la gabelle quoique on ait pu prétendre, occupa une place à part et releva toujours du trésor royal.
 

 

 


 

 

La Vie de la Douane

 

N° 129

 

1966

 

 

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