Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

La douane de Laruns

Mis en ligne le 1 mai 2024

Nous reproduisons ci-dessous un article publié dans les Cahiers d’histoire des douanes n° 4 de Janvier 1987 rédigé par Joséphine Le Foulon, ancienne documentaliste du Musée national des Douanes. Lors de la rédaction le tableau s’intitulait « La Douane de Laruns ». Depuis, suite aux recherches réalisées par l’équipe de conservation, il a été renommé « Troupeau descendant de la montagne ».

 

L’équipe de rédaction

 


 


L’Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes s’est portée acquéreur, fin octobre 1985, d’un tableau intitulé « La Douane de Laruns », aux dimensions importantes : 109 cm en largeur sur 127 cm en hauteur.

 

L’auteur, Félix Brissot de Warville (1818 – 1892) est connu pour avoir surtout représenté des troupeaux de moutons et des scènes agrestes. Le tableau acquis est daté de 1868. Il nous posait de multiples interrogations : à quelle époque de l’année cette scène pouvait-elle intervenir ? Etait-ce en juin ou en septembre, comme nous l’avait soutenu l’expert de la vente ? Se basant sur l’indication « 1868 : troupeau descendant des montagnes » reprise au Bénezit (dictionnaire des peintres, sculpteurs, dessinateurs et graveurs), ce dernier situait ainsi la scène en septembre.

 

L’intérêt de ce tableau réside également dans la date de sa réalisation qui correspond à une période capitale pour la détermination de la frontière avec l’Espagne. En effet, c’est le I 1 juillet 1868 que fut signé l’Acte final sur la délimitation de la frontière (1).

 

D’autre part, quelle était la réglementation douanière en vigueur en 1868 en ce qui concerne cette activité particulière qui est la transhumance des troupeaux effectuée dans les Pyrénées ? Une enquête menée auprès de la Direction des Douanes de Bayonne, du Musée pyrénéen de Lourdes, de la Bibliothèque municipale de Bordeaux, et quelques investigations parmi le fonds documentaire disponible à Bordeaux, ont permis de recueillir les informations suivantes.

 

La vallée d’Ossau

 

La vallée d’Ossau, dans les Pyrénées-Atlantiques, longue de 35 km, est entourée au sud par l’Espagne, à l’ouest par la vallée d’Aspe, au nord par le plateau d’Arudy et à l’est par les vallées du Lavedan en Bigorre.

 

Une longue tradition pastorale a accordé de nombreux privilèges aux bergers ossalois, dont certains traités ou « Faceries » (2) conclus au Moyen-Age entre bergers ossalois et aragonais pour le libre passage des troupeaux se rendant aux pâturages de part et d’autre de la frontière. Ces troupeaux étaient constitués principalement de moutons et de brebis. Des juments navarraises, résultat de croisements avec des étalons espagnols, bêtes réputées très résistantes, transhumaient comme les moutons et les vaches. Aujourd’hui encore on remarque une permanence de la composition de ces troupeaux ossalois.

 

La transhumance est une composante essentielle des vallées pyrénéennes, soumises aux déplacements saisonniers des troupeaux et des hommes. La vie pastorale a même contribué à modifier profondément les structures d’une société au sein de laquelle l’exploitation du troupeau est réservée à l’homme, tandis que les travaux de culture et de récolte sont confiés à la femme.

 

Il existe, comme chacun sait, deux mouvements de transhumance : l’été, les troupeaux franchissent des distances de 20 à 60 km des plaines vers les sommets ; l’hiver, ils descendent, dans les plaines chercher la nourriture qui a disparu en montagne, et parcourent jusqu’à 250 km !

La vallée d’Ossau a toujours accueilli les troupeaux venus de la plaine de Pau et des autres vallées ; en effet, le haut Ossau (Laruns-Gabas), en été, constitue une réserve de pâturages non négligeable. Les bergers peuvent faire déplacer leurs bêtes à l’intérieur des vallées françaises, ou se rendre en Espagne. Cette dernière migration est peu pratiquée par les Ossalois dont les activités sont tournées vers la France. Les routes menant en Espagne, par le col du Pourtalet (altitude 1794 m), se trouvent en effet à une trop grande altitude pour être utilisées toute l’année.

 

Le tableau

 

Félix Saturnin Brissot de Warville (1818 – 1892) était le petit fils du conventionnel Brissot (1754 – 1793) dont le Musée de Chartres conserve un portrait, et qui se rendit célèbre en rédigeant au Champ de Mars la pétition réclamant la déchéance de Louis XVI.

 

Si Félix Saturnin n’hérita pas de l’exaltation politique qui avait mené son aïeul à l’échafaud, il se passionna pour la peinture et représenta nombre de scènes agrestes entre 1840 et 1875. Vers 1867 il effectua un voyage dans les Pyrénées qui lui inspira des scènes espagnoles colorées, dont ce tableau exposé au Musée des Douanes.

 

Deux bergers ossalois semblent attendre le retour d’un de leurs compagnons, sans doute entré accomplir des formalités dans le bureau de douane qu’on devine sur la gauche, grâce à la présence du drapeau tricolore et à la mention « Bureau de Douane ».

 

Le troupeau se compose d’une vingtaine de moutons et brebis, de deux chèvres et d’un chien, enfin de trois juments navarraises. D’autres détails s’ajoutent à la scène d’attente observée par le peintre, comme une fileuse à sa fenêtre, ou la rencontre d’un ossalois et d’une jeune ossaloise portant sur sa tête une cruche d’eau. Soulignons la remarquable composition du tableau. Des lignes obliques (montagnes, toits des maisons, regards et attitude des personnages) adoucissent la géométrie du tableau en convergeant vers un point central constitué par la scène orientaliste des jeunes gens, et diffusent une lumière émanant de cette scène grâce à l’artifice du mur blanc d’une maison gorgée de soleil. Une étude plus attentive relève la permanence du chiffre 3. En effet on voit 9 têtes de moutons (3 x 3), 3 juments, 2 chèvres et 1 chien, 3 personnages qui ne sont pas des bergers, trois bergers (2 représentés + 1 à l’intérieur du bureau).

 

Les costumes des cinq ossalois représentés par Brissot sont particuliers à ces vallées et n’ont pratiquement pas évolué entre le 16ème et le 19ème siècle. Malheureusement la tradition folklorique s’est aujourd’hui perdue.

 

Il ne fait aucun doute que, pour des raisons qui tiennent à une recherche des couleurs, à une observation inexacte ou imprécise, le peintre n’a pas reproduit fidèlement les habits ordinaires des bergers.

 

En effet le jeune ossalois, au milieu du tableau, porte un béret rouge, couleur des habits de fête ou de jour de noces pour les époux ; on voit des chaussures et non pas des sabots portés par les bergers. Ces quelques imperfections relevées ne détruisent en rien l’authenticité de la scène, elles témoignent de la volonté du peintre de composer un tableau original avec des éléments « typiques » et renforcent l’unité de la composition articulée autour des trois couleurs de base et de leurs gammes diverses : bleu et vert, blanc et ocre, rouge et marron.

 

Les bergers portent le béret très large du 19ème siècle, fait de laine brune. Ils ont jeté une cape sur leur épaule, accessoire indispensable puisqu’elle permet de s’abriter contre la pluie brusque, familière de fin d’été dans ces vallées. On voit même un parapluie sur la charge que porte une des bêtes. Par dessus la chemise en toile de lin, ample et aux manches roulées, est ajusté un gilet de cuir boutonné sur le côté gauche, qui protège du vent. Le pantalon de toile brune est maintenu par une ceinture de laine rouge.

 

Deux costumes féminins sont illustrés dans ce tableau : le premier se résume à une seule pièce, vue de dos, appelée « capulet ». C’est une sorte de capuchon servant à abriter le visage et le buste féminins. Fabriqué à partir d’étoffes grossières, le capulet s’ennoblit au fil des temps : le lin blanc remplace les grosses toiles, puis il est lui-même supplanté par les étoffes luxueuses introduites par la Cour de l’Impératrice Eugénie venue séjourner aux Eaux-Bonnes.

 

« Troupeau descendant des montagnes », huile sur toile de Félix Brissot de Warville (1818 1892), 1868, photo Alban Gilbert, MND DA985.125.1

 

Le capulet des jours ordinaires est blanc ; il devient rouge, doublé de soie cerise pour les noces, et, noir en cas de veuvage. Ses dimensions varient entre 60 et 80 cm selon la taille de celle qui le porte. Il ne doit pas dépasser le coude et flotte gracieusement sur les épaules.

 

L’autre jeune femme, à. sa fenêtre, a retroussé son capulet sur le côté droit de son visage afin de lui faire de l’ombre. Cet usage était courant puisqu’il permettait de se protéger du soleil lorsqu’on effectuait un travail en plein air. La quenouille ou « hoursère » que tient cette femme est une activité particulière à Laruns, parce qu’elle occupe pleinement la population féminine en hiver. N’oublions pas que la vallée est repliée sur elle-même. Les brebis fournissent la laine qu’en hiver les femmes fileront avant de tisser les étoffes. Outre le capulet, cette jeune femme porte une chemise de lin très large et resserrée aux poignets par des fronces, sur laquelle elle a revêtu un corsage sans manche, à l’encolure échancrée, qu’on porte surtout en été.


L’activité de pacage et la réglementation douanière

 

L’activité de pacage est liée à la transhumance. A la coutume et aux Faceries sont venues s’ajouter les réglementations nationales douanières (3). Malgré des passages d’accès peu praticables, les échanges sont bien vivants. La présence de deux postes de Douane dans cette vallée le montre.

 

S’agissant de ce tableau, nous envisageons seulement l’hypothèse d’un mouvement intérieur à la vallée et d’une circulation dans le rayon-frontière. D’après les costumes des personnages, la présence d’une fileuse, la mention portée au Bénezit « Troupeaux descendant des montagnes », nous avions déjà une indication sur l’époque de l’année à. laquelle pouvait avoir lieu la scène représentée, qui se situe probablement en septembre, au moment où les troupeaux reviennent vers les plaines.

 

Si, à l’heure présente aucun élément définitif ne nous permet de nous prononcer, avec objectivité, sur cette dernière assertion, on peut cependant affirmer avec certitude qu’il s’agit bien d’une circulation à l’intérieur du rayon frontière, entre Gabas et Laruns, et non entre la frontière espagnole et Gabas. En effet l’organisation de la Direction des Douanes de Bayonne nous éclaire sur ce point.

 

En 1868, Bayonne, dirigée par M. Durant, est devenue le siège de la Direction des Douanes, transporté à Pau entre 1853 et 1860. A cette époque Bayonne comprend les sous-inspections de Bayonne, Kinhoa (de 1865 à 1879) et Mauléon (de 1866 à 1887).

 

Le Centre de Documentation Historique conserve une carte de la Direction de Bayonne exécutée entre 1880 et 1886, d’après laquelle Laruns est un bureau subordonné à la recette de Bedous. Deux bureaux de douane desservent la vallée d’Ossau : Gabas à 15 km de la frontière, bureau de !ère ligne, et Laruns à 29 km, bureau de 2ème ligne. Les bureaux de Lescun et Urdos sont également rattachés à la recette de Bedous. L’inspection de Mauléon compte deux capitaineries : à Saint-Jean Pied, de Port et Arette. Celle d’Arette comporte deux lieutenances : à Laizau et Bedous.

 

Venant d’Espagne, les bergers doivent se présenter au premier bureau de douane rencontré, en l’occurrence Gabas. Les bergers peints par Brissot de Warville se sont présentés à Laruns. On peut donc en conclure qu’ils ne viennent pas d’Espagne, mais sans doute des montagnes surplombant Laruns, et circulent à l’intérieur du rayon-frontière.

 

Pourquoi ces bergers sont-ils arrêtés devant le bureau de douane de Laruns dont le receveur, de 1864 à 1876, est M. Perer-Laborde ? . C’est sans doute pour accomplir les formalités douanières liées à leur activité. En effet la circulation des bêtes (françaises ou étrangères) à l’intérieur du rayon-frontière est soumise à une réglementation très stricte. Les receveurs des Douanes sont tenus « d’assurer par une entière exécution des règlements, le renvoi à l’étranger des bestiaux amenés au pacage en France, ou la réimportation de ceux qui vont au pacage à l’étranger » (Frasquel : Résumé analytique des lois et règlements des Douanes – 1836). Les bêtes envoyées au pacage échappant aux divers droits déterminés par le Tarif des Douanes, il importe de surveiller attentivement les transhumances, afin d’éviter de grands mouvements de fraude. C’est pourquoi les bergers doivent prendre des documents douaniers (acquit-à-caution ou passavant) au bureau de douane le premier rencontré sur leur route, et présenter ces mêmes documents visés dès leur retour des pâturages. Dans le cas de troupeaux français circulant à l’intérieur du rayon-frontière, la réglementation douanière en 1868 requérait un simple passavant. Le passavant est un permis de circulation délivré et visé par les services douaniers. Un acquit-à-caution aurait été exigé s’il s’était agi de troupeaux espagnols venus paître en France.

 

Cette rapide étude présente quelques centres d’intérêt de ce tableau que nous avons intitulé « La douane de Laruns » et qui pourrait fort bien être ce « Troupeau descendant des montagnes » repris au Bénezit.

 

Outre l’aspect régional qui s’insère dans la cadre d’un Musée ancré dans le Sud-Ouest, l’activité particulière de la fonction douanière indirectement représentée nous est chère à plus d’un titre puisqu’elle illustre des thèmes aussi divers que la frontière pyrénéenne, la réglementation des passavants au19ème siècle, les activités originales de certains bureaux de douane, etc… (4).

 

Ajoutons qu’aujourd’hui encore, d’un bout à l’autre des Pyrénées, se perpétuent ces coutumes de transhumance hautes en couleurs qui attirent de nombreux vacanciers.


Joséphine Le Foulon

(ancienne documentaliste au Musée des Douanes)

 


 

Notes ;


(1) – En fait, l’ensemble des textes fixant la frontière et les pratiques frontalières ont été élaborés au cours de la décennie qui précède. Ainsi le droit de pâturage est repris aux articles 14 à 17 du Traité du 2 décembre 1856, aux articles 10 à 24 du Traité du 14 avril 1862, aux articles 4 à 6 de l’Acte additionnel du 26 mai 1866 et dans les annexes II et IV de l’Acte final du 11 juillet 1868 (ndlr).

 

(2) – Les Faceries sont des accords immémoriaux entre les vallées voisines, espagnoles et françaises, ou françaises entre elles, réglant les problèmes de voisinage.
Pour la vallée d’Ossau, les seuls contrats écrits que l’on puisse trouver sont : Ossau- Tema (Espagne) 1325, 1328, 1552 et 1646 ; Ossau-Barrèges (France) 1258 ; Ossau-Aspe (France) 1187 et 1225 (ndlr).

 

(3) – Les franchises douanières pour faciliter les pratiques de pacage transfrontière sont reprises à l’article 26 du Traité de délimitation du 14 avril 1962. Le régime de saisie des bestiaux en cas de contravention figure à l’annexe IV de la Convention additionnelle du 28 décembre 1858, à l’article 25 du Traité du 14 avril 1862 et à l’annexe V de l’Acte final du 11 juillet 1868.

 

(4) – Pour en savoir plus :

– Journal Sud-Ouest : 18 octobre 1980, 30 mai 1983, 10 octobre 1984, 22 octobre 1984, 28 septembre 1985, 13 novembre 1985.
– La Vie de la Douane. Octobre 1981.
– Guide Michelin des Pyrénées. 3ème édition.
– Carte de la Direction Régionale des Douanes de Bayonne vers 1880. C.D.H.
– Cinquante ans d’acquisitions au Musée pyrénéen.

Guide aux Pyrénées. 1868.

Le Guide du douanier. 1937.- Code des Douanes.
– Annuaire des Douanes 1864, 1876, 1890.
– Barbier . Monographie des Directions des Douanes. 1890.
– Brefeil. Images folkloriques d’Ossau. 19,58.
– Cavailles. La transhumance dans les Basses-Pyrénées. 1933.

– De Clercq. Recueil des traités de la France de 1844 à 1867.
– Guillot, Traité du contentieux. 1844.
– Magnien. Dictionnaire de la législation des droits de Douane. 1807.
– Pabon. Traité manuel des Douanes. 1901.
– Roux. Manuel des brigades. 1914.

 


 

 

Cahiers d’histoire des douanes

 

N° 4   

 

Janvier 1987

 


 

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