Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

La Bique, ou l‘apprentissage d’un contrebandier du Doubs

Mis en ligne le 1 septembre 2019

Vincent, le chef de bande de contrebandiers avait des allures de héros romantique. On racontait qu’il était resté une nuit dans une fissure de rocher, retenant son souffle, derrière les douaniers en embuscade qui le guettaient et ne l’avaient point aperçu.

 

Il en avait passé une autre sous les saules, dans la Bienne, avec de l’eau jusqu’au cou, lassant leur patience. Cerné par eux dans une ferme, il avait échappé aux perquisitions domiciliaires, caché dans un tonneau que son hôte avait défoncé et renfoncé en un tour de main, puis conduit au chalet, sur sa voiture, soi-disant pour le remplir de petit-lait.

 

Il avait escaladé les pentes les plus abruptes, franchi les torrents les plus tumultueux, fatigué par les poursuivants les plus intrépides. On l’appelait l’ « Insaisissable ».

 

Il mettait son point d’honneur à ne jamais lâcher le ballot. Sa force de reins était peu commune. Il portait les plus lourdes charges sans faiblir. Généreux à sa façon, il livrait aux pauvres diables ses denrées au rabais, négligeant de leur faire payer le tabac, le sucre et le café qui constituaient tout le superflu de leur existence.

 

A l’auberge, il dépensait sans compter, aussi était-il populaire. Personne ne l’eût dénoncé. Il entretenait avec les douaniers eux-mêmes des relations de bon voisinage, trinquait sans façon, disant que s’il n’y avait pas de douaniers, il n’y aurait pas de contrebandiers.

 

Comme arme offensive et défensive, il n’avait qu’une simple canne ferrée. Dans le corps à corps, il n’admettait, au pis-aller, que le coup de poing au creux de l’estomac, qui étourdit l’adversaire sans l’endommager.

 

On racontait qu’il avait sauvé la vie d’un douanier, tombé dans la rivière en le poursuivant. Prudent, discret, impénétrable, il narguait les espions, brouillait les pistes. On le cherchait toujours où il n’était pas.

 

Ses associés d’occasion, les Camouche, les Cabuche, les Gifflard ne lui ressemblaient guère. Il lui fallait toute son autorité de chef pour les empêcher de faire de mauvais coups.

 

Tous joueurs, ivrognes et batailleurs, ils ne rêvaient que plaies et bosses et ne possédaient pas un sou vaillant. Ce qui venait par la flûte s’en allait par le tambour.

 

Dédaignant les comparses, La Bique ne voyait, n’estimait, ne considérait que Vincent. Tous les gars du pays avaient fait au moins un voyage en Suisse avec lui. Ils en parlaient, à mots couverts, avec fierté. Celui-là seul pouvait se dire un homme, qui avait passé un ballot à la barbe des douaniers.

 

C’était l’épreuve virile, comme le duel à la rapière des étudiants allemands. Singulière façon de voir et de juger pour des jeunes gens qui presque tous, avaient un frère, un oncle ou un cousin dans la douane et qui y entreraient eux-mêmes, après le service militaire.

 

Leur patriotisme était intact, mais le devoir fiscal en était exclu. Le fisc c’était l’ennemi. Le maître avait beau leur répéter sur tous les tons que si chacun acquittait scrupuleusement sa part d’impôts, il y aurait moins de déficit, que la contrebande ne se faisait, en fin de compte, qu’au détriment des honnêtes gens, obligés de payer à la place des escamoteurs, ils restaient convaincus que voler l’État n’est pas voler, mais récupérer.

 

Il se pouvait que d’autres contribuables fussent surchargés, ils n’en avaient cure. Ils ne les connaissaient pas. L’honnêteté stricte n’est due qu’aux amis et connaissances. Aux étrangers, on glisse les pièces fausses et les denrées avariées.

 

La Bique n’eut pas vendu des œufs de conserve pour des œufs frais, même à un touriste, mais il partageait la commune opinion d’indulgence dont bénéficiait Vincent. Il était à l’âge où la folle du logis fait des siennes, où le démon des aventures tente la jeunesse.

 

Vint un jour, ou plutôt une nuit, car les contrebandiers sont des oiseaux nocturnes, où il ne sut pas lui résister et il partit. Il prétexta en famille une visite à l’oncle Marcel, douanier à la Combe de Mijoux, dans la vallée de la Valserine, justifiant ainsi une absence de deux jours. Il s’expliquerait au retour. Une fois n’est pas coutume.

 

Les contrebandiers prirent les précautions habituelles pour se rendre en Suisse, afin de n’être vus de personne. Toutes leurs expéditions s’enveloppaient de mystère. Ils rasèrent les murs et les haies, un à un, se dérobèrent sous les massifs, mais ne coururent, naturellement , aucun risque.

 

Ils firent leurs emplettes le matin, dans un magasin de la frontière à l’écart, loin des yeux indiscrets. Ils bourrèrent leurs ballots de tabac, de chocolat, de café, de cartes à jouer, de dentelles et de poudre de chasse destinée au braconniers.

 

Ils dormirent toute l’après-midi, se réveillèrent pour se mettre à table à la tombée de la nuit , avant le départ. Le temps était à l’orage. Ils s’en réjouirent, espérant la voie libre. Tout en mangeant ferme et buvant sec, Cabuche parla d’ occire le premier gabelou qui lui barrerait le passage.

 

Bien que Vincent s’y fût résolument opposé, La Bique eut froid dans le dos. Il considérait la contrebande comme un sport; il s’aperçut qu’elle pouvait dégénérer en banditisme. Il songea à l’oncle Marcel , le vit aux prises avec ses acolytes.

 

Non, certes, les douaniers qui tenaient tête à ces brutes n’étaient pas des feignants ainsi que le proclamait Camouche. Gifflard argua que le tabac serait bon marché partout, si les gouvernements n’étaient pas des bandes de pillards et de voleurs.

 

Il n’est si mauvaise conscience qui ne cherche à se justifier : « Notre rôle, ajouta-t-il en frappant sur la table avec son gourdin, c’est de réparer les injustices, les canailleries, les crimes du fisc ».

 

La Bique objecta que les charges publiques n’étaient pas les mêmes en France qu’en Suisse, que nous avions une armée et une flotte à entretenir, pour nous défendre en cas d’agression.

 

On trouve des bons sentiments même chez les natures égarées. Gifflard répondit, que s’il y avait un coup de chien à la frontière, il serait là et rallierait le drapeau. »Le drapeau , dit Camouche, il n’y a que ça que je respecte, mais qu’on ne vienne pas nous demander de payer des impositions. » C’était l’avis unanime.

 

L’impôt du sang, ils l’acquitteraient sans marchander; l’impôt d’argent, jamais. La Bique s’étonna qu’ils tinssent plus à la bourse qu’à la vie; ils le traitèrent de blanc-bec qui veut en remontrer aux gens d’âge et d’expérience. Il se tint coi.

 

Neuf heures sonnèrent. Ils burent le coup de l’étrier , chaussèrent les espadrilles qui amortissaient les pas , chargèrent les ballots, vérifièrent les courroies, puis entonnèrent une chanson de Béranger qui donnait la chair de poule :

 

« Les douaniers sont en nombre

Mais le plomb n’est pas cher

Et l’on sait que dans l’ombre

Nos balles verront clair… »

 

Cabuche devait marcher en tête, en éclaireur; Camouche et Gifflard, suivre à petite distance; La Bique et Vincent fermaient la marche.

 

A la moindre alerte, Cabuche sifflerait. Ils descendirent les pentes du Risoux, traversèrent les pâturages de Chapelle-des-Bois, gagnèrent le Mont Noir sans encombre. A ce moment, l’orage éclata.

 

La pluie les eut vite transpercés, mais ils n’en avaient cure. Les éléments déchaînés sont complices des outlaws. Seul, La Bique, contrebandier novice, se sentait peu rassuré.

 

Les éclairs faisaient surgir à travers la forêt d’effrayant fantômes, parmi lesquels il discernait des silhouettes encapuchonnées de douaniers à l’affût. La foudre tomba sur un sapin à ses côtés, craquante et crépitante.

 

Il crut sa dernière heure venu, mais le calme de Vincent lui remonta le moral. Celui-ci avançait avec précaution, indifférent à la tourmente, l’oreille et l’œil au guet, uniquement attentif au « Qui vive ? ». Dans les endroits périlleux, il prenait la main de La Bique pour lui éviter un faux pas mortel. Il avait le pied sûr et connaissait toutes les aspérités du roc. Comme ils approchaient de la lisière du Mont Noir, l’orage s’apaisa.

 

« Tant pis, dit Vincent, nous allons être à découvert. » Au même instant, un coup de sifflet se fit entendre, avec la modulation conventionnelle. « Reste ici, dit-il à La Bique, nous sommes tombés dans une embuscade. Je vais voir ce qui se passe. » Des coups de feu éclatèrent. Sans doute, les douaniers demandaient du renfort. La Bique se blottit sous un hêtre comme une bête traquée. Les minutes lui parurent démesurément longues.

 

Si Vincent ne revenait pas ? Mais Vincent revint et le mit au courant. Cabuche s’était enfui. Camouche et Gifflard étaient aux prises avec toute la brigade du Maréchet.

 

Impossible de les secourir.

 

Ils avaient donné dans un guêpier. « J’aurai dû prendre la tête, dit Vincent , éventer le traquenard; c’est toujours en bordure du bois qu’ils le tendent, mais je ne voulais pas te laisser seul, ni t’exposer. »

 

Il lui fit exécuter un long détour sous bois. Ils quittèrent la forêt protectrice du côté de Foncine. Ils cheminaient à travers les pâturages, sur le coup de minuit, lorsqu’ils furent alertés par le poste du Rivet.

 

Dès qu’il sentit les chiens des douaniers à ses trousses, La Bique, qui n’en pouvait plus, lâcha le ballot : « Suis-moi et ne perds pas la tête », dit Vincent, « Avec ces sales roquets, on n’est jamais tranquilles. »

 

Ils dévalèrent à une allure folle la pente du Cret, semée de fondrières et tapissée de buissons de genévriers qu’ils franchissaient d’un bond. Les chiens ne les quittaient pas et leurs maîtres les excitaient par derrière.

 

Ils arrivèrent au bord des gouffres de Malvaux. « Attache-toi à ma ceinture, dit Vincent en tirant une corde de sa poche, et ne m’entrave pas. Nous avons cinq minutes d’avance.

 

Je connais l’endroit. Ils n’oseront pas nous suivre. » Ils descendirent dans l’obscurité impénétrable, sous la pluie, la paroi presque verticale de la falaise, s’accrochant aux racines et aux épines, palpant les moindres saillies du rocher pour y poser le pied.

 

Vincent guidait La Bique à tâtons, lui offrait l’appui de son épaule ou de son dos arc-bouté. Le torrent grondait au-dessous d’eux en un vacarme assourdissant.

 

Les pierres détachées roulaient et se brisaient en éclatement sinistres à une profondeur qui parut à La Bique effrayante. Il claquait des dents, mais Vincent narguait les douaniers pour le rassurer.

 

Le secours de quelques arbustes rabougris, mais solides, leur permit d’aller plus vite. Le bruit des cailloux dans l’eau se rapprocha. « Laisse-toi glisser et tombe sur la pointe des pieds,  » dit enfin Vincent. Ils se retrouvèrent sains et saufs, sur un large bloc, dans les remous et le bouillonnement des vagues en fureur.

 

Ils reprirent haleine dans une sorte de caverne creusée par les crues, le visage fouetté par les éclaboussements d’écume. Vincent alluma tranquillement sa pipe, la coiffa de son couvercle, puis ils traversèrent le torrent en sautant d’un bloc à l’autre, et remontèrent la pente opposée, moins abrupte.

 

Au reste, il est toujours plus facile, en montagne, de grimper que de descendre. Les chiens n’avaient pas osé les suivre. Ils aboyaient, penchés sur l’autre rive, et les douaniers regardaient , impuissant, fuit à cent mètres la proie qui leur échappait.

 

Ce dernier effort avait épuisé La Bique. Vincent lui fit boire une gorgée de rhum, car la course n’était pas finie.

 

Après de multiples crochets, ils atteignirent la ferme solitaire du Poncet d’Entre-côtes. C’était pour eux un gîte d’étape discret et sûr. Le chien de la maison vint les flairer sans aboyer.

 

Il reconnaissait Vincent, qui frappa à la vitre et bientôt déposa à huis clos son ballot ruisselant pour se mettre à table. Le fermier devait se rendre le lendemain au marché de Morez, en passant par le Coin d’Aval.

 

Il emmena La Bique sous la bâche de sa voiture, parmi les paniers d’œufs, les mottes de beurre, les meules de fromage et les têtes de choux, pour le soustraire aux questions éventuelles des douaniers en faction.

 

C’est sans gloire, en son gîte clandestin, qu’il regagna la maison, tremblant à tous les arrêts. « Ne tousse pas si fort, lui disait Poncet, en traversant Foncine, ils vont t’entendre !

 

 » La Bique avalait sa toux, le mouchoir pressé sur la bouche. Il s’était écorché les mains et foulé le pied dans le précipice. Il grelottait de fièvre. Ses vêtements étaient en lambeaux. Sa casquette avait été emportée par le torrent. Il avait perdu cent francs en lâchant le ballot qu’il ne songea pas à réclamer.

 

Il garda la chambre pendant huit jours. Sa mère l’alimenta de tisanes et de potions, mais il était guéri de la folie des aventures. Donner ou recevoir des coups qui peuvent être mortels, mettre ses parents dans les transes, risquer à chaque pas sa vie et son honneur, l’amende et la prison, fréquenter des repris de justice, ne lui dit plus rien qui vaille.

 

Il était dégrisé. Quand il revit, en plein jour, l’endroit où il était descendu en pleine nuit, il frissonna. Il y a des folies qu’on ne fait qu’étant aveugle.

 

Vincent ne s’arrêta pas pour si peu, mais la neige l’arrêta. Il périt au Mont Noir, sous un sapin, dans une tourmente, à côté de son ballot. Il était malade au départ et il était parti tout de même.

 

On lutte victorieusement contre les éléments et les hommes; quand on lutte contre sa santé, on est toujours vaincu.

 

Camouche et Gifflard passèrent en correctionnelle, furent condamnés à six mois de prison, et ne dénoncèrent personne. Ils avaient tous les défauts de leur triste condition, mais ils n’étaient pas mouchards.

 

Ils se consolèrent en pensant qu’ils allaient être hivernés aux frais du « gouvernement ».

Numa Magin

 

Cahiers d’histoire des douanes françaises
N°25- 1er semestre 2002
MENU