Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

Aux temps des Fermiers généraux: les « Recommandations »

Mis en ligne le 1 mai 2023

Dans son n° 9 de mars 1990, les « Cahiers d’histoire des douanes » réservaient une séquence dédiée « aux temps des fermiers généraux » comportant trois présentations

1 – Les « recommandations », par Jean Clinquart  que nous reproduisons ci-dessous;

2 – « L’Inspection des Fermes et vénalité des charges de l’Ordonnance de 1687 à l’Edit de 1707, » par Jean Clinquart que nous avons mis en ligne en mars 2018;

3 – « Les débuts d’un futur fermier général », présenté par Roger Corbaux qui fera l’objet d’une publication ultérieure sur ce site.

 

L’équipe de rédaction

 


 

Aux temps des Fermiers généraux

 

Le titre d’un ouvrage de Vida Azimi auquel il est fait référence par ailleurs qualifie la Ferme générale de « modèle administratif de l’Ancien Régime ».

 

Fort critiquée au XVIIIè siècle, la célèbre « Compagnie » est jugée aujourd’hui de manière plus objective. On reconnait qu’il s’agissait d’une administration efficacement organisée et plus moderne qu’on ne l’imagine parfois. En bien des domaines elle a servi de référence inavouée aux fondateurs des régies financières, de celle des douanes en particulier : la filiation est ici évidente.

 

Aussi l’examen du fonctionnement des services de la Ferme présente-t-il un double intérêt : tout en nous renseignant sur la vie administrative à la fin de l’Ancien Régime, il nous aide à mieux comprendre les origines des services fiscaux modernes.

 

Les Cahiers proposent aujourd’hui à leurs lecteurs deux courtes études respectivement consacrées, la première, au système des « recommandations », et la seconde, à une curieuse tentative d’introduction de la vénalité des charges dans les services de la Ferme. On y a ajouté le récit d’une tournée effectuée par un jeune contrôleur général surnuméraire auquel l’avenir allait réserver à la fois une brillante carrière et une fin tragique.

 

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Les « recommandations »

 

Oh! Que l’on voit à Paris
De commis
Qu’en place les belles ont mis!
Si Chloris le veut, un gros âne
Dans un bureau saura bientôt briller.
Pour en faire un chef de douane
Deux beaux yeux n’ont qu’à parler.
 
Marivaux, La Colonie

 

Entrer dans les rangs de la Ferme Générale – tout au moins comme employé – ne constituait pas un exploit lorsqu’on poursuivait de modestes ambitions. Pour être admis dans le service des brigades en qualité de garde, il n’était nullement indispensable de faire appel aux beaux yeux de Chloris: un certificat de bonne conduite signé par le colonel du régiment où le postulant avait servi, ou par le curé de la paroisse, suffisait en général à ouvrir les portes de la « Compagnie. » L’entreprise devenait en revanche plus difficile quand on visait des emplois de plus haut niveau: tel était le cas des emplois du service des Bureaux.

 

Les états de signalement des « commis et employés des bureaux des Traites » dressés à la fin du XVIIIè siècle par les directeurs des Fermes comportent toujours une colonne intitulée: « leurs protecteurs ». Cette rubrique voisine immédiatement avec celle qui est consacrée aux « observations sur les moeurs et conduite, talents, capacités ou défauts, ainsi que sur (le) zèle et l’utilité du service » des agents concernés. Le rapprochement des indications fournies par ces deux colonnes ne manque pas d’intérêt: il permet en effet de se former une opinion sur l’importance réelle des « recommandations » dans le déroulement des carrières.

 

Encore faut-il tempérer quelque peu cette affirmation et ne pas oublier que, pour tirer des documents examinés des enseignements tout à fait fiables, il faudrait disposer de paramètres tels que le degré d’indépendance du notateur vis-à-vis des protecteurs cités, ou encore (mais ceci pourrait expliquer cela) la plus ou moins grande notoriété desdits protecteurs.

 

Une chose est sûre cependant: si les « protections » existent sans conteste (et il est possible qu’elles se soient exercées en très haut lieu à l’insu même du notateur), il arrive qu’elles revêtent des formes inattendues.

 

L’examen de l’état de signalement des employés de la direction de Dijon en 1774 est, de ce point de vue, fort instructif (1). Cet état porte sur 23 agents exerçant les fonctions suivantes: 14 receveurs, 4 contrôleurs, 2 visiteurs, 1 commis aux expéditions et 2 emballeurs (2). Vingt de ces commis sont notoirement « protégés« , ce qui laisse donc 3 commis sans protection avouée, ou connue du notateur. Cependant, si l’on examine de plus près le cas de ces trois marginaux, on s’aperçoit que l’un d’entre eux est un ancien garde de la brigade de Dijon (sans aucun doute protégé par le directeur local des Fermes puisqu’admis à un emploi plus recherché) et qu’un autre était précédemment l’intendant d’un marquis dont la recommandation a pu lui valoir un emploi dans les rangs de la Ferme; quant au troisième de ces commis, il présente la particularité de cumuler diverses fonctions: s’il est le receveur du petit bureau des Fermes de Selongey, il exerce aussi dans cette localité les charges de procureur et de directeur de la Poste, situation qui lui interdit toute prétention à un avancement assorti d’un changement de résidence, mais en fait, en contrepartie, une notabilité locale, propriétaire d’un « office« .

 

Dans leur majorité, les autres employés bénéficient de la protection de fermiers généraux (dix se trouvent dans ce cas) et leur nombre est trop important pour que les effets bénéfiques d’un tel patronage n’en soient pas neutralisés. Il en est qui se recommandent de plusieurs protecteurs, si bien que, pour 23 employés, on dénombre 29 recommandations.

 

Dans sept cas, les protecteurs appartiennent à la noblesse (de robe le plus souvent). Un agent est, pour sa part, patronné par un employé supérieur de la Ferme.

 

Il subsiste huit cas dont l’originalité tient à ce qu’aucun protecteur n’est cité, bien que le notateur reconnaisse aux employés une « protection« . Ce n’est pas que cette protection soit tenue secrète, bien au contraire; mais elle est d’une autre nature que dans les cas précédemment envisagés: ici, les agents ne « SONT » pas recommandés; ils « SE RECOMMANDENT » eux-mêmes, par leurs mérites, à la bienveillance de la Compagnie: « les services » rendus par tel ou tel, « ses services précédents à la Ferme générale« , « les services rendus tant par son père que par lui-même« , « les services de son père« , ou encore « les services de toute la famille attachée à la Ferme depuis un temps immémorial » forment leurs titres à une « protection » qui, à l’évidence, doit être celle même des fermiers généraux. Voilà qui est de nature à tempérer les jugements hâtifs: si la faveur constituait un facteur important dans le déroulement des carrières, le mérite n’en était pas pour autant négligé. 

 

La lecture des appréciations conforte tout à fait cette observation. En règle générale, ces appréciations ne paraissent pas tenir compte de la qualité des protecteurs. Les plus élogieuses vont à des agents qui se recommandent eux-mêmes et n’ont point de protecteurs désignés. A contrario des jugements défavorables sont parfois exprimés au détriment d’employés jouissant de protections de haut niveau: au protégé d’un fermier général on reproche de solliciter abusivement des usagers, pour « prompte expédition » des formalités, des « gratifications« ; d’un autre protégé du même fermier, on dit qu’il est « borné » et « n’a pour lui- même que l’exactitude« ; au protégé d’un grand seigneur, « menin de Mgr le Dauphin« , le directeur reproche de n’être ni travailleur, ni ordonné, ni même ponctuel. Un receveur est « trop occupé des affaires de Mr. le Comte de Saulx-Tavannes« , qui le protège, pour s’intéresser convenablement aux affaires administratives: les voituriers évitent d’emprunter son bureau, car ils ne sont pas assurés d’y trouver le receveur, fréquemment appelé à voyager pour des affaires étrangères à celles de la Ferme ! Un agent – recommandé par la veuve d’un Président à Mortier dont il avait été le valet de chambre – est présenté comme « d’autant moins capable d’exercer la place qu’il occupe qu’il n’était déjà plus de l’âge qui convient » au moment où on l’y a nommé, ce qui, sous la plume du notateur, revient à mettre en cause le système des recommandations sans lequel on ne se serait pas encombré d’un incapable atteint de caducité ! 

 

On peut encore citer, parmi les recommandés peu recommandables, cet agent qui « ne s’oppose à aucun abus parce qu’il n’en connait aucun » et cet autre qui « n’a aucune espèce d’intelligence … et est d’ailleurs (sic) honnête homme« . La palme revient cependant au protégé du Marquis de Courteille que le directeur des Fermes tient pour un fripon; ne l’accuse-t-il pas, en effet, de percevoir plus qu’il n’est dû, d’exiger des gratifications du public, de délivrer des « expéditions » sans même voir les marchandises auxquelles elles s’appliquent. On se demande, à la lecture de cette appréciation en forme de réquisitoire, pour quel motif la révocation d’un aussi mauvais sujet n’a pas encore été prononcée, mais peut-être s’agit-il précisément de l’un des effets pervers du système des recommandations!

 

Il serait intéressant de multiplier les investigations de cette nature afin de vérifier l’exemplarité de l’état de Dijon. Nous ne l’avons fait (toujours pour l’année 1774) que dans le cadre relativement limité des directions de Chalon-sur-Saône et de Lille (1).

 

La situation de Châlon offre de grandes similitudes avec celle de Dijon: elle est à peu près identique, en particulier, quant au nombre des agents notés et à la qualité de leurs protecteurs.

 

Dans 40 pour cent des cas, les protections émanent, soit de « la Compagnie« , soit de fermiers généraux nommément désignés. Si, à sept reprises, plutôt que de grands seigneurs, on trouve de hauts fonctionnaires ou des titulaires d’offices (nobles le plus souvent, d’ailleurs), le nombre des agents qui se recommandent par « leur travail« , « leurs services » ou leurs « anciens services » est aussi important qu’en Bourgogne. Quelques protections sont cependant d’un classement difficile: dans un cas, on trouve, mentionné dans la colonne ad hoc, un énigmatique « sa soeur »… qui est peut-être, après tout, la Chloris évoquée par Marivaux !

 

Quant aux appréciations portant sur la valeur individuelle des agents, elles offrent moins d’intérêt que dans le cas de Dijon et elles ne se prêtent pas à la même exploitation.

 

L’état de la direction des Fermes de Lille (Provinces de Flandre et d’Artois) concerne une centaine d’employés, c’est-à-dire deux fois plus que les états des deux autres directions réunies. Malheureusement son examen ne permet pas de déboucher sur des conclusions tout à fait fiables. Treize employés seulement jouiraient d’une protection connue du directeur, et celui-ci ne fait point état de recommandations telles que: « ses services« , ses « mérites« , etc. Ceci étant, on peut avancer une hypothèse: le notateur aurait omis, de manière systématique, de mentionner les protections assurées par la Compagnie, par tel ou tel fermier général, tel ou tel haut fonctionnaire de la Ferme. Plusieurs observations permettent de l’envisager. Ainsi, comment imaginer que le contrôleur général de Dunkerque, « commis chez un fermier général » avant d’entrer dans le service, n’ait pas bénéficié d’une protection? Et comment en irait-il différemment pour cet autre contrôleur général, fils de directeur, ou encore pour le receveur général qui a succédé à son père selon un usage fréquent certes, mais nécessitant néanmoins l’acquiescement de la Compagnie. A des rangs plus modestes, on trouve vingt-sept « enfants de la balle« , plus du quart de l’effectif, tous fils de receveurs, de contrôleurs généraux, etc… qu’il faut bien considérer com-me des « protégés » de la Compagnie. En définitive, la situation ne s’écarterait guère, dans la circonscription de Lille, des modèles bourguignon et champenois. Et il en va de même en matière d’appréciations portées sur les agents. Le directeur de Lille n’hésite pas à juger avec sévérité des commis dûment recommandés. Un protégé de la Comtesse de Choiseul est présenté comme « médiocre et de peu de capacité« ; M. de Caumartin n’est pas plus heureux avec le receveur de Leers, « sujet sans capacité qui a peu de conduite » et il a dû, à l’invitation du directeur, « faire prévenir (son protégé) de son mécontentement« . 

 

Que conclure de cette étude dont le caractère fragmentaire ne peut qu’inciter à la prudence? Tout d’abord, ce qui est rassurant, elle confirme les observations formulées par plusieurs historiens de l’Ancien Régime: le système des « recommandations« , s’il ouvre la porte au népotisme et donc à d’évidents abus, doit aussi être considéré comme un mode de sélection des candidats aux emplois et à l’avancement. Les protecteurs sont censés se porter garants des mérites de leurs « poulains« . Toutefois, si on leur fait confiance au départ, on ne s’interdit pas de revenir ensuite sur ce préjugé favorable (3).

 

En second lieu, il apparaît que la Ferme générale recrute beaucoup dans les familles de ses agents, la transmission de postes de haut niveau (receveurs généraux, contrôleurs généraux) de père à fils, d’oncle à neveu ou de beau-père à gendre n’étant pas exceptionnelle. Il existe sans conteste une tendance à constituer en chasse-gardée d’un certain nombre de familles des emplois rémunérateurs et il se tisse de la sorte des réseaux d’obligations, des rapports de clientélisme qu’il serait très intéressant de pouvoir décrypter. On trouverait en somme, dans le monde des commis de tout grade, des interdépendances comparables, toutes choses égales par ailleurs, à celles que l’on a pu mettre en relief dans le monde des grands commis et des financiers. Et il est sûr que, dans une mesure qui est loin d’être marginale, cette colonisation des « places » a survécu à la suppression de la Ferme générale: on en trouve d’évidentes manifestations dans l’histoire de l’administration des douanes au XIXè siècle (4).

 

Jean Clinquart

 

 

 

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Notes:

 

(1) Archives nationales, G 1 – 73 (1&2)

 

(2) L’emballeur était un homme de peine chargé de la manipulation des marchandises durant leur vérification par le visiteur. Il s’agit, bien entendu, de l’emploi le plus modeste de la hiérarchie du service des bureaux.

 

(3) Voir en particulier les ouvrages de Vida Azimi (Un modèle administratif de l’Ancien Régime. Les commis de la ferme générale et les employés de la régie générale des aides. Editions du CNRS, Paris 1987) et de Michel Bruguière (Gestionnaires et profiteurs de la Révolution, Olivier Orban, Paris, 1986).

 

(4) Cf. Jean Clinquart, L’Administration des douanes en France sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, éditions de l’A.H.A.D.; Neuilly-sur-Seine, 1981. Cet ouvrage met en relief les abus imputés en ce domaine à la douane sous la Monarchie bourgeoise, mais des accusations de favoritisme et de népotisme ont continué à être portées contre l’administration bien au delà de cette période et jusqu’au début du XXe siècle.

 

Illustration en début d’article:  Vignette d’une instruction de 1726 pour les commis des Fermes.

 


 

Cahiers d’histoire des douanes

 

N° 9

 

Mars 1990

 


 

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