Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

A Marseille, auprès d’un trop bienveillant mentor : Charles Brack (6)

Mis en ligne le 1 avril 2019

 

Fils d’un chirurgien établi à Valenciennes, Charles Louis Brack nait dans la capitale du Hainaut français le 29 juin 1749. Initialement destiné, semble-t-il, à la carrière ecclésiastique, il fait de solides études avant de monter à Paris où il peut compter sur le patronage du garde des Sceaux, Hue de Miromesnil. Celui-ci le fait entrer en qualité de précepteur dans la maison d’un personnage important des services centraux de la Ferme générale, Dessain, « Directeur général des traites à l’Hôtel des Fermes » (c’est-à-dire chef du service technique ayant en charge la gestion de la réglementation douanière). Dessain va, à l’instigation de Hue de Miromesnil, « placer » Brack dans son service. L’Annuaire nous apprend qu’en 1785, celui-ci est l’adjoint de Dessain. Qui plus est, au moment où il prend sa retraite (1), le directeur général des traites obtient de la Compagnie que « l’instituteur de son fils » lui succède. On connait, à l’époque, de nombreux cas de transmission d’emploi de père à fils, d’oncle à neveu, ou de protecteur à protégé. La Ferme générale ne s’y oppose pas, dans la mesure où le successeur ainsi présenté offre des garanties suffisantes. Ainsi, Charles Brack parvient-il, à l’âge de 36 ans, à occuper un poste important et rémunérateur.

 

Il consolide alors sa position en concluant un mariage avantageux: son épouse, Laure Coquet de Trayzayh, est belle, intelligente, brillante, et, ce qui ne gâte rien, belle soeur du fermier général Duvaucel.

 

La Révolution, à ses débuts, ne semble pas menacer la position de Brack. Il continue à servir la Ferme générale et passe, en 1790, au service de la Régie des douanes nationales. Une circulaire adressée le 5 avril 1791 par les Régisseurs aux directeurs de province les invite, en cas de difficulté suscitée par l’application du nouveau tarif, à demander leurs instructions au « sieur Bracq directeur général des douanes nationales » (2). Ce titre ne doit cependant pas faire illusion: son titulaire n’est pas directeur général au sens où nous l’entendons depuis le Consulat ; on a simplement, en 1791, substitué l’expression de « douanes nationales » au terme de « traites » sans modifier pour autant les attributions du « directeur général ».

 

La situation ne change pour Brack que quelques mois plus tard. En définissant l’organisation de la Régie et le statut de son personnel, la loi du ler mai 1791 fait disparaître le titre de « directeur général » ; elle réduit par ailleurs de manière très sensible les effectifs du bureau central. Le « ci-devant directeur général des traites à l’Hôtel des Fermes » ne peut trouver d’emploi d’un niveau tout à fait équivalent. Jusqu’à la fin de l’année 1792, il fait fonction de « directeur de correspondance », c’est-à-dire de chef de bureau. En novembre de la même année, cependant, les Régisseurs le tirent de cette relative médiocrité en proposant au Ministre Clavière d’envoyer ce spécialiste des « traites » en Savoie que l’armée du général de Montesquiou a conquise deux mois plus tôt et dont la Convention vient de décider l’annexion. Brack sera chargé d’organiser les douanes dans le nouveau département du Mont-Blanc.

 

Nommé pour la circonstance « Commissaire du pouvoir exécutif » et « inspecteur général des Douanes », Charles-Pierre quitte Paris en compagnie de Vallois, « ci-devant directeur des Fermes à Châlons-sur-Marne » que l’on destine au poste de directeur de la nouvelle circonscription douanière de Chambéry.

 

Bracq semble avoir rempli sa mission avec brio puisqu’il reçoit les félicitations des Régisseurs et se voit chargé, en février 1793, d’une opération similaire dans le Comté de Nice, rattaché à son tour à la République française. La tâche n’y est pas facile car, pour former les bataillons de volontaires réclamés par la Convention, les’ directoires départementaux désarment les préposés et les incitent à contracter un engagement. Le citoyen commissaire du pouvoir exécutif a beau protester, il n’est pas entendu (3).

 

Sur ces entrefaites, la Régie est amenée à mettre de l’ordre dans la douane de Marseille. Depuis octobre 1792, la situation y est anarchique comme nous le relatons en évoquant les vicissitudes des directeurs des douanes du grand port phocéen. Bracq est chargé d’y mettre bon ordre, mais sa carrière de directeur connait, entre mai 1793 et juillet 1799, bien des avatars. La fin du siècle marque néanmoins le terme de cette période troublée de sa vie professionnelle.

 

Celle-ci reprend alors un cours normal et, de Marseille, Bracq est appelé, en 1805, à gagner Gênes où l’attend une tâche semblable à celle que, 12 ans plus tôt, il avait remplie enSavoie et à Nice. L’éphémère République ligure ayant été annexée à la France, il y faut organiser les douanes. Brack va demeurer à Gênes jusqu’à la fin de l’Empire, menant, avec ou sans son épouse Laure pour qui rien n’égale Paris, une vie mondaine brillante.

 

Il se pique aussi de littérature et de musique, traduit des auteurs italiens et anglais, versifie et se fait même auteur dramatique.

 

En 1812, lorsque Napoléon fait de Jean-Baptiste Collin, devenu Comte de Sussy, un mi-nistre du Commerce, le premier directeur général des Douanes aurait recommandé Brack pour sa succession. Cependant, l’empereur préfère au directeur de Gênes, qui a 61 ans, le directeur de Rome, François Ferrier, qui en a seulement 33, mais qui s’est fait une réputationd’économiste. Brack demeure donc à Gênes jusqu’à ce que les Français soient chassés d’Italie.

 

Rentré au début de 1814, il est chargé, après la première abdication de Napoléon et la signature du traité de Paris, de rétablir la direction de Valenciennes. Le voici de retour dans sa ville natale avec la tâche difficile de reconstituer la ligne frontière aux limites (retrouvées) de 1790, On l’imagine à la recherche de ses souvenirs d’enfance dans une ville profondément meurtrie par les guerres, en particulier par le siège de 1793 au cours duquel les canons autrichiens l’ont écrasée sous les bombes et les boulets.

 

Ce retour aux sources est toutefois de courte durée : 5 à 6 mois au plus. Dès le mois de décembre, Brack est appelé à Paris pour occuper à la direction générale un poste d’Administrateur. On lui confie tout ce qui a trait à l’impôt du sel.

 

Les Cent jours se passent, puis la Restauration intervient sans que la carrière de Brack ait à souffrir des épurations auxquelles se livrent les partis en présence.

 

C’est à une réforme administrative effectuée en 1817 dans un souci d’économies budgétaires qu’il devra de perdre le grade d’administrateur (alors supprimé). Il pourrait alors solliciter sa mise à la retraite, mais il préfère, en dépit de ses 68 ans, prendre un poste de directeur à Strasbourg. Il occupe cet emploi jusqu’en 1828.

 

Fort détaché désormais des choses administratives, il laisse à un jeune et brillant commis, du nom de Théodore Greterin, la direction des affaires de sa circonscription. Greterin, intelligent et habile (il sait se concilier les bonnes grâces de Mme Brack, fort influente sur son mari), « fait les affaires » de son directeur à la pleine satisfaction de celui-ci. Il n’aura pas à le regretter : son chef a l’oreille de la direction générale et, avant de quitter la douane, il le poussera dans les bureaux parisiens.

 

C’est d’une certaine manière à la protection de Charles Brack que Théodore Greterin devra d’être promu un jour ( et pour plus de 30 années, un record absolu!) directeur général des Douanes.

 

A 79 ans, Brack s’installe définitivement à Paris.

 

Boucher de Perthes qui le revit alors en trace un portrait à la fois amusant et attendri dans un ouvrage paru en 1861 sous le titre « Portraits de mes connaissances ». (4)

 

L’ESPRIT DE SOCIETE. Je vois encore d’ici ce vieil ami de mon père, M. B*, avec sa taille fine et cambrée, s’avançant la tête haute que recouvrait tant bien que mal sa perruque tirant un peu sur le roux. Je vois son menton proéminent et sa. bouche demi-édentée, au sourire fin et légèrement sardonique.

 

Il avait, quand je le rencontrai à Gênes, dépassé la cinquantaine ; mais, à sa démarche vive ou à sa pose à cheval, on le prenait, lorsqu’on ne voyait pas sa figure, pour un jeune homme dont il avait d’ailleurs la gaîté et les goûts.

 

Avec cet air de frivolité, il avait été, disait-on, dans sa jeunesse, précepteur des enfants de M. de Mirosmenil, garde-des-sceaux. Mais l’ancien précepteur ne ressemblait à rien moins qu’à un pédant : j’ai rarement vu d’homme plus aimable et de meilleure compagnie.

 

Quel que fut l’état ou la qualité des gens avec lesquels il se trouvait, chez le bourgeois comme chez le prince, il conservait absolument la même aisance : il semblait toujours être chez lui, et ceci sans affectation, sans fatuité, mais à l’aide d’une politesse digne et surtout d’une présence d’esprit, d’une facilité d’élocution qui lui fournissait immédiatement un mot, une phrase appropriée au sujet.

 

Homme de société dans toute l’acceptation du mot, les salons semblaient son élément.Personne peut-être ne s’y est plu et n’y a plu davantage, et ceci sans exception : il fascinait tous ceux qui l’écoutaient. Brillant avec les femmes, grave avec les hommes, enfant avec les enfants, partout il savait se créer un auditoire, partout il devenait le maître de la conversation et le président du cercle, et ceux qui l’avaient entendu une fois n’avaient plus d’oreilles que pour lui.

 

Vieux et laid, comme nous venons de le peindre, il n’en était pas moins bien accueilli des dames. J’ai vu les Italiennes comme les Françaises et, parmi les unes et les autres, des altesses royales et des princesses impériales, rechercher sa société, et les plus brillants courtisans pâlir à côté de lui.

 

Quelques-uns, jaloux de sa faveur, essayaient parfois de le tourner en ridicule, mais ils le payaient cher. M. B** acceptait toujours ces attaques avec une gaîté maligne ; il avait même l’air, par instant, de céder du terrain; mais à son regard, à son sourire, ceux qui le connaissaient voyaient bien qu’il laissait l’imprudent s’enferrer. Alors c’était à son tour, et il ne quittait guère le malheureux persifleur qu’il n’ait fait rire le cercle entier à ses dépens, et ceci sans s’écarter jamais envers la victime de la plus exquise politesse.

 

Oui ! C’était véritablement le plus habile moqueur que j’aie rencontré, et des mois, des années après, je ris encore de certains mots, de certaines phrases qui, dans ces escarmouches, lui avaient servi de riposte.

 

Un jour, un très important personnage bien connu à la cour pour sa gravité hautaine, entreprit de l’humilier. M. .8** fit semblant de ne pas s’en apercevoir. A quelque temps de là,la princesse Elise (la grande-duchesse de Toscane), parlant de ce même personnage sur lequel chacun n’exprimait son opinion qu’aveccrainte ou déférence. M. B** ne dit qu’un mot : Oui, c’est un espiègle. Cette qualité contrastait si fort avec la figure, le caractère et la prétention de l’homme, que chacun, et la princesse la première, partit d’un fou rire. Depuis, elle ne pouvait apercevoir l’individu que l’envie ne lui en reprit, et le nom d’espiègle lui resta.

 

M. B** avait un des plus heureux caractères qu’on puisse imaginer ; il se trouvait bien partout et divertissait tout le monde. Marié à une femme remarquable par sa beauté et par son esprit, il a, sans être brouillé avec elle. presque toujours vécu loin d’elle. De temps à autre, il allait lui faire une visite à Paris, puis retournait à Marseille ou à Gênes où il occupa successivement de hautes focntions.

 

Il administrait avec la même aisance qu’il causait. Il écrivait, avec une rapidité incroyable, les rapports les plus importants, sans y faire une rature, et c’était la minute même qu’il faisait partir.

 

Le commis qui en prenait copie pour le dossier ne les déchiffrait pas toujours facilement, bien que Me B* eut une belle et grande écriture. Il n’écrivait que quelques lignes par page, et se pressait si fort de retourner ces pages sur lesquelles il ne mettait ni sable ni buvard, que l’une ne manquait guère de maculer l’autre. Le copiste lisait comme il pouvait, mais souvent le ministre auquel était destiné le rapport ne le lisait pas du tout (5).

 

Pour se fortifier dans l’italien, il voulut traduire un livre sur la musique de je ne sais quel auteur. Sa traduction faite, il se crut très fort non-seulement sur l’italien, mais encore musicien, et le voilà se faisant accompagner par un pianiste et chantant des morceaux d’opéra d’une voix qui nous donnait grande envie
de rire. Comme il n’était pas homme à garder longtemps un ridicule, il s’aperçut bientôt de celui-ci, et renonça à la musique.

 

Il conserva sa mise et ses habitudes de jeune homme jusqu’à l’âge de quatre-vingts ans ; niais il était si leste, si gai, si aimable que cela ne déplaisait pas.

 

Toujours actif et travailleur, il voulut savoir l’allemand ; il prit un maître et le conserva plusieurs années, car il avait près dequatre-vingt-dix ans quand il est mort. (6)

 

Ceux qui ont assisté à ses derniers moments m’ont dit qu’il mourut en chrétien, mais avec ce même air dégagé et de bonne société qu’il avait eu dans le monde. Dans les derniers moments de sa vie, rêvant toujours la jeunesse, il s’aperçut, pour la première fois peut-être, qu’il avait de mauvaises dents. Il se fit mettre un ratelier qui loin de le rajeunir, le défigurait étrangement et le gènait pour parler ; aussi s’en débarrassa-t-il bientôt, et quand je le vis quelques mois après, il avait repris sa laideur naturelle qui valait mieux que la laideur factice.

 

On ne peut évoquer la mémoire de Brack sans parler aussi de son épouse Laure dont un contemporain a pu écrire qu’ « elle était parmi les femmes de son temps, une des plus sédui- santes, non seulement par son extérieur, mais par la grâce et par la vivacité de son esprit. Elle avait une taille noble et souple à la fois. Rien n’était plus doux et plus limpide que le regard de ses yeux bleus ; mais ce qu’il est impossible d’exprimer, c’est un charme mélancolique et pénétrant répandu sur toute sa personne. Familière avec la plupart des langues et des littératures, (elle) joignait le goût des beaux-arts aux talents de son sexe, à tout ce qui contribue au succès dans le monde et au bien être intérieur. Elle avait été, dans sa jeunesse, l’objet des hommages assidus de M. de Talleyrand. Isabey, qui a fait d’elle de charmants portraits, la prenait pour arbitre de goût… Les relations les plus amicales la rattachaient à toutes nos sommités scientifiques ou politiques ». (7)

 

De fait, Laure Bracq a appartenu à ce qu’on appellerait aujourd’hui le Tout-Paris. Sa soeur, veuve du fermier général Duvaucel, avait épousé en secondes noces le savant Frédéric Cuvier. Elle aussi recevait beaucoup et Stendhal, qui fréquenta sa maison, fut heureux, dit-il, d’avoir causé avec sa soeur Laure (8) (9).

 

 

Agrandissement d’un bouton d’uniforme du 1er Empire – Musée des douanes

 


(1) Archives parlementaires, 2 juillet 1790 – Pension pour cessation de service (rapport du Comité des pensions).
(2) A.D. Nord L. 2027 – Circulaire des régisseurs des douanes aux directeurs.
(3) A.N. F. 10227
(4) J. Boucher de Perthes « Les masques » : biographie sans nom – Portraits de mes connaissances dédiées à « mes amis », 2 volumes -PARIS, 1861.
(5) Th. Duverger (« La douane française », 1858) dépositaire de la pensée de Nicolas Bains, collègue de Brack au Conseil d’administration des douanes, ne manifeste pas la même admiration que Boucher de Perthes pour l’ex-directeur à Gênes : « M. Brack, écrit-il,… n’avait pas de cachet politique, mais pas plus de portée administrative » (page 469).
(6) Exactement 83 ans, Brack étant décédé en 1832.
(7) J.J. Coulmann, « Réminiscences », tome I, pages 250 -251.
(8) Stendhal, « Souvenirs d’égotisme ».
(9) Le lecteur aura saris doute observé des variantes dans la graphie du patronyme. Ch. finaux, dans Archives historiques et littéraires du Nord de la France et du Midi de la Belgique, 6, 1867, page 223, note à ce sujet : Bracq se plaisait, on ne sait trop pourquoi, à changer la terminaison de son nom et à l’écrire Brack, ce qui a été continué par son fils, le général Fortuné Brack, qui a renchéri sur ce point en supprimant le C de ce même nom. Le père de celui qui nous occupe… Loin de rien supprimer à son nom y ajoutait un S ». Ajoutons, pour aggraver un peu la situation, que les Almanachs de 1785 et 1787, donnent l’orthographe Drac ! C’est fou !

Cahiers d’histoire des douanes françaises

N° 6 – Septembre 1988 (Numéro spécial)

Bicentenaire de la naissance de Jacques Boucher de Perthes

« père de la préhistoire » et fonctionnaire des douanes 1788-1988)

 

 

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