Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes
Une saisie en haute montagne en 1898
Une saisie en haute montagne en 1898 … racontée par un capitaine des douanes (extrait du journal « La Vie de la Douane « n°188 – octobre 1981)
Le 21 juin 1898, le brigadier Seguelas, les préposés Bonnel, Mougne et Rouzaud de la brigade de l’Hospitalet se trouvaient en détachement aux “Espedrons» à 2 km de l’étranger, point commun et de séparation des penthières de Porta et de l’Hospitalet ainsi que des capitaineries d’Ax et de Bourg-Madame, quand vers 4 heures du matin, ils virent à l’aide de leurs jumelles quatre individus chargés débouchant au col des Imbalires, suivant la crête des montagnes et paraissant vouloir se diriger vers la Porteille Blanche située à près de 2 800 m d’altitude.
Aussitôt ils prirent leurs dispositions pour se porter de ce côté de la frontière. Ils y arrivèrent avec mille difficultés tant les gorges sont nombreuses, accidentées et couvertes de neige glacée, ce qui rendait la marche dangereuse. Une glissade malheureuse aurait suffi pour rouler dans des précipices immenses.
Nos employés se cachèrent dans des rochers sur le territoire français et vers 10 heures ils virent arriver au sommet de la Porteille nos quatre individus qui après avoir déposé leurs ballots du côté andorran vinrent en rampant comme des serpents levant à peine leur tête, donner un coup d’œil pour voir si rien de la Douane paraissait dans ces régions élevées, froides et perdues.
Nos agents immobiles souffrant de crampes de leur mauvaise position, un soleil ardent leur brûlant leur tête nue, observaient sans bouger, on peut dire presque sans souffler. Il s’agissait de savoir ce qu’allait devenir la proie qu’ils guettaient.
Une heure après, deux des colporteurs, les vieux qui ont été pris, se détachent du groupe et descendent une heure plus bas jusqu’aux étangs de Campcardos où se trouvent les bergers qui servent toujours d’espions aux fraudeurs et qui heureusement n’avaient pas remarqué l’arrivée adroite et silencieuse de notre service, qui venait de contourner la position.
Là, nos deux explorateurs s’abouchent avec un homme et remontent avec lui jusqu’au dépôt qu’ils avaient abandonné deux heures auparavant à la garde des deux autres fraudeurs.
Ils étaient rassurés, ils venaient d’apprendre qu’il n’y avait pas de Douane dans les parages. Tous les quatre réunis mangent une bouchée, boivent à leur gourde et se décident à faire leur entrée en France chacun avec son ballot.
Le guide, qui avait une charge plus petite précédait les trois autres porteurs. Mais à peine avaient-ils pénétré de 500m sur le territoire français que le brigadier Seguelas, toujours grand manœuvrier et qui aussitôt arrivé à la Porteille Blanche, avait tendu ses filets avec grande compétence, donne le signal de l’attaque.
Nos courageux et intrépides agents fondent sur leurs adversaires, en ligotent deux, et s’emparent de tout le chargement qui est décrit en tête du présent rapport.
Seguelas et Mougne poursuivent encore longtemps les deux fuyards avec toute la vitesse que ce terrain bordé de précipices et de verglas permet de faire; mais ils sont obligés de renoncer à la course car il fallait aussi venir au secours des camarades Bonnel et Rouzaud qui avaient chacun un prisonnier.
Le résultat est là; il est magnifique tant comme tactique que comme valeur. Il est même rare de le faire aussi,complet dans des régions comme celle de la Porteille Blanche.
Mais toutes les difficultés ne sont pas vaincues, il faut maintenant rentrer avec les ballots, les prisonniers qu’il a fallu ligoter et le campement de campagne qui représente, avec les vivres, 25 kg pour chaque agent. Pas de secours à demander. Comment faire ? Alors le brigadier décide que tout le matériel de couchage sera laissé sur le lieu de la saisie, caché sous de gros blocs de rochers entourés de neige. On ira le chercher le lendemain.
Vainqueurs et vaincus se mettent en route pour l’Hospitalet; il faut encore beaucoup compter avec les difficultés du terrain glacé.
L’un des contrebandiers, le sieur Oliva, allait à la suite d’une glissade rouler dans un précipice de plus de 200 mètres et c’est un miracle que le préposé Bonnel parvienne à le retenir par la corde qui lui lie les bras.
Ce fraudeur Oliva peut dire que cette corde qui lui avait provisoirement enlevé la liberté, lui a aussi sauvé la vie. Il ne cessait de me parler de cet incident au poste où je l’ai interrogé.
Enfin tout le monde arrive exténué de fatigue au bureau. Il était neuf heures du soir. Il faut avoir vu nos agents revenant d’une pareille expédition pour pouvoir se rendre compte de toutes les souffrances qu’ils doivent endurer et de tous les dangers qu’ils doivent courir quand ils exécutent de pareils services.
Ils sont tout d’abord très altérés, ensuite amaigris, le teint livide, respirant difficilement et ne pouvant presque pas manger; cet état dure trois à quatre jours. Il faut avoir vu ces choses pour se convaincre du grand mérite qu’ont nos agents quand ils opèrent à ces altitudes.
Leur vie n’est pas comparable à celle de leurs camarades du littoral ou des ports et il n’est que juste que l’administration en tienne grand compte, comme elle le fait du reste, de ce travail périlleux et extraordinaire qui imprime la terreur à nos audacieux adversaires. Jamais, m’ont déclaré les fraudeurs, nous nous serions attendus à trouver des douaniers là-haut.
Des renseignements recueillis de la bouche même des délinquants, la bande était guidée par le sieur Antounet de la Martine, de la Tour de Carol, qui a été reconnu par l’un des saisissants.
Cette marchandise venait d’Espagne comme le prouvent les vignettes dont les paquets étaient entourés et était destinée à la Cerdagne française (déclaration des prévenus). Cette déclaration et la présence des vignettes espagnoles a son importance car elle détruira le raisonnement qui pouvait encore être tenu comme lors de l’affaire du 1 er novembre dernier et qui consistait à vouloir faire croire que le tabac était destiné pour l’Espagne.
Dans cette affaire, pas plus du reste que dans celle précitée, pareille théorie ne peut tenir; des tabacs espagnols ne sont pas, en traversant la France après une promenade sentimentale à travers les montagnes, destinés à revenir en Espagne.
Dans cette importante saisie, les mérites des agents sont incontestables. Je les ai décrits ci-haut.
Je me permets seulement de rappeler que les agents Bonne! et Rouzaud sont déjà possesseurs chacun d’une mention honorable pour des brillants résultats sur la contrebande. Je ne parle pas du brigadier qui va recevoir la Médaille Douanière pour les mêmes motifs.
Je prie de nouveau mes Supérieurs de vouloir bien examiner avec la plus grande bienveillance, s’il ne serait pas possible de donner la 1 ère classe à ces trois agents.
Bonnel est porté au choix sur le tableau d’avancement. Quant au préposé Mougne qui fait ses premières armes dans la carrière et qui s’est lui aussi conduit avec beaucoup de courage, il lui serait accordé un double témoignage de satisfaction.
L’octroi de ces récompenses serait un puissant stimulant pour nos agents à qui vous pourriez demander encore de grands sacrifices pour sauvegarder les intérêts du Trésor.
Ax, le 25 juin 1898 Le Capitaine