Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes
Boucher de Perthes à Gênes: avec des «hommes d’excellentes manières» et des «chenapans» (8)
La douane impériale forme, dans la direction de Gênes, un monde très composite que les mémoires de Boucher de Perthes nous aident à mieux connaitre. Comme ailleurs à cette époque, elle comprend deux catégories d’employés, fort dissemblables par le nombre, mais surtout par le statut social de leurs membres. Le personnel des bureaux constitue l’élite de la douane ; il est peu nombreux, se recrute dans une large mesure par recommandation et protection et fournit l’encadrement supérieur des services.
Celui-ci est entièrement français, alors que, dans les emplois secondaires des bureaux, indique Boucher de Perthes, « on trouve un grand mélange : autant de Gênois et de Piémontais que de Français. Je ne sais, ajoute-t-il, si les premiers ne valent pas tous les autres et il y a même, parmi les Génois, des gens vraiment comme il faut et qui sont devenus douaniers, ainsi qu’ils sont devenus Français, sans s’en douter ». Lorsque notre mémorialiste qualifie les employés d’origine italienne de « comme il faut », on ne sait trop s’il songe aux qualités professionnelles des intéressés ou au milieu social dont ils sont issus ; la seconde hypothèse parait plus vraisemblable que la première si l’on admet l’exactitude de l’anecdote suivante:
« La Régie des douanes liguriennes, ou Banque St-Georges, avait, d’après un ancien usage, une catégorie d’administrateurs honoraires ne remplissant point de fonctions, ne touchant aucun traitement, mais figurant sur les cadres uniquement ad honores, comme descendants des anciens fondateurs de la Banque ».
A en croire l’auteur de « Sous dix rois », on aurait inscrit d’office ces douaniers d’honneur sur le sommier du personnel afin d’obéir à l’Empereur qui « avait donné l’ordre d’incorporer dans l’administration une partie des indigènes dont les emplois étaient supprimés. » Parmi ces honorables Génois, certains démissionnèrent aussitôt, mais d’autres n’auraient nullement fait fi des appointements que le gouvernement français offrait de leur servir : ils émargèrent donc… , mais ce fut leur seul acte administratif!
L’histoire est plaisante, mais elle ne rend pas compte de la réalité des choses : à Gênes, comme au Piémont et plus tard en Toscane ou à Rome, des Italiens ont servi efficacement dans l’administration douanière française, y compris dans des emplois tels que ceux de receveur et de vérificateur.
Quant aux Français que fréquente Boucher de Perthes et qui gravitent autour du directeur Brack, ils forment un petit monde fort intéressant à connaître au regard de l’histoire de l’administration des douanes. Quelques noms méritent que l’on s’y arrête ; celui de François di Pietro, en raison de la vive amitié qui le lie à Boucher de Perthes durant la période italienne de leur existence ; Emmanuel d’Obsen, à cause de ses origines familiales et de son mariage avec la fille d’un patricien génois ; Jacques Saint-Quentin, parce qu’il est représentatif de ces douaniers de l’Empire qui parcourent l’Europe en tous sens en l’espace d’une décennie ; enfin, Romain Hains, pour son appartenance à l’une des dynasties les plus caractéristiques de l’aristocratie douanière du XIXe siècle.
La seconde catégorie d’employés, de très loin la plus importante numériquement, est formée des agents des brigades. Boucher de Perthes nous en fait une présentation fort pittoresque mais qui a toute chance d’être fidèle à la réalité.
« Dans les chefs de brigades, il y a quelques Français bien nés, mais c’est le petit nombre : la grande majorité se compose de sabreurs et de chenapans, presque tous anciens militaires ou autre chose, ramassés je ne sais où et pour lesquels M. Brack parait avoir une prédilection toute particulière à cause de leur belle tenue, leur seule bonne qualité.
D’abord vilipendés par la garnison qui les prenait pour des pékins en raison de leur titre de douaniers et de leur uniforme vert, ils ont fini par en devenir les maîtres. Beaucoup sont, en effet, des spadassins véritablement dangereux. N’étant pas directement soumis à l’autorité militaire, et pourtant se prévalant de leurs grades équivoques de lieutenants et de sous-lieutenants, ils ont provoqué jusqu’aux officiers, et en ont mal arrangé certains. Il en est résulté que, sur la demande du commandant de la place, M. Brack a été contraint d’en renvoyer trois ou quatre ; mais je suis bien convaincu qu’on ne tardera pas à les faire revenir… Les plus méchants de ces douaniers sont les Piémontais. J’en avais pris un, ancien sous-officier, pour maître d’armes ; je l’ai renvoyé ; c’était un vrai garnissaire.
Voici de leurs gentillesses : l’un d’eux, ex-préposé de la direction de Voghere, replacé à Gênes, fut une seconde fois révoqué pour ses hauts faits. Pour s’en venger, il alla trouver le bourreau qui, le lendemain, devait faire une exécution. Moyennant la pièce, il obtint la permission de lui servir d’aide. Le jour venu, il se mit en uniforme et parut ainsi sur l’échafaud. M. Brack l’a fait immédiatement enlever et chasser de la ville ; mais l’effet était produit, et la haine qu’on porte aux Français en général, et aux douaniers en particulier, s’en est accrue d’autant.
Voici encore un de leurs faits d’armes : il y a quelques mois, les forçats trouvèrent moyen de rompre leurs chaînes. Plusieurs centaines s’évadèrent et se répandirent dans la campagne. C’étaient des condamnés à vie, presque tous assassins, et conséquemment à craindre. En effet, ils ne tardèrent pas à se signaler par des meurtres et toutes sortes de pilleries. Une prime fut promise pour chaque évadé qu’on rapporterait, mort ou vif. Un de ces douaniers toucha sept fois la prime ; il en avait tué sept. On vient de dire que le préposé qui s’était montré en uniforme sur l’échafaud avait été trouvé, dans la campagne, criblé de coups de sabre. Je ne doute pas que ce soit ses anciens camarades qui l’ont arrangé ainsi. »
Monde inquiétant que celui de ces brigades hâtivement formées pour suivre l’évolution des limites extérieures du territoire, appliquer dans les pays conquis des lois prohibitives honnies et faire face à la fois à l’hostilité active des populations et aux raids ennemis ! Ceux-ci sont fréquents sur la côte. La flotte anglaise exerce un blocus de plus en plus strict des ports de l’ex-République ligure : si Gênes connait encore en septembre-octobre 1805 près de 500 entrées et sorties de navires, le trafic maritime va ensuite se paralyser ; même le cabotage deviendra très difficile. Boucher de Perthes nous a laissé le récit d’un de ces raids de commandos comme nous dirions aujourd’hui.
« Nous avons eu… un petit engagement avec les Anglais débarqués à Noli… On s’est sabré un peu et mitraillé beaucoup, et même d’assez près… Le capitaine des douanes Josset a reçu un coup de pistolet d’abordage à si courte portée que la bourre lui est entrée dans le corps avec la balle… Je n’ai jamais vu une si horrible plaie… D’autres ont été atteints moins gravement. Les Anglais se sont rembarqués en laissant deux ou trois morts, et en ayant probablement des blessés… Le pêle-mêle était si complet qu’on frappait sans trop savoir sur qui… et comme les Anglais étaient ivres, selon leur usage après diner, il est à préciser qu’ils nous ont aidé à les battre en se sabrant les uns les autres : c’était une grande obligeance de leur part ».
Très militarisées, comme on le voit, par la force des choses, les brigades des douanes des départements d’au-delà des Alpes sont formées d’éléments hétérogènes, fréquemment issus des corps de troupe ou des unités homologues des anciens Etats italiens. Leur efficacité est sans doute à la mesure de la crainte que leur brutalité inspire; mais leur moralité n’est certainement pas irréprochable et il est malaisé de les tenir en main.
(1) Cahiers d’histoire des douanes françaises
N° 6 – Septembre 1988 (Numéro spécial)
Bicentenaire de la naissance de Jacques Boucher de Perthes
« père de la préhistoire » et fonctionnaire des douanes 1788-1988)