Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

Ce qu’étaient autrefois, les débuts d’un employé n’ayant personne pour le recommander

Mis en ligne le 1 janvier 2020

Dans le premier numéro des Cahiers nous avons commencé la publication d’extraits des Souvenirs de Jean dit Lucius Paloc, Souvenirs dont nous devons la communication à la famille Lesca. Le succès qu’a connu l’article intitulé « Une tournée de Directeur dans les Hautes-Alpes en 1889» suffirait à justifier la poursuite de l’entreprise.

 

D’autres considérations y incitent cependant. En particulier – et on l’appréciera sans doute plus encore à la lecture du second extrait, même si le pittoresque y est moins vif – Jean Paloc, témoin lucide et sans complaisance des mœurs administratives de la seconde moitié du XIXème siècle, a peint à propos de l’échec relatif de son frère, une série de petits tableaux. Chacun de ces tableaux concourt à nous donner du vécu administratif une illustration que l’on chercherait en vain dans les documents d’archives.

 

De ce seul point de vue, l’écrit de Paloc, unique à notre connaissance dans l’Administration des Douanes, présente un intérêt exceptionnel.  Le titre donné à l’extrait est de l’auteur ; les sous-titres sont de la rédaction des Cahiers.

 


 

Jean Paloc

Extraits des Mémoires inédits de Jean dit Lucius Paloc, Directeur des Douanes (1837-1922)

 

M. Amé (1) savait recevoir et écouter les employés qui désiraient lui soumettre une réclamation ou lui demander une faveur. Je l’ai personnellement constaté plusieurs fois, notamment dans une circonstance dont j’ai gardé un heureux souvenir, car je réussis à faire accorder à mon frère un changement qu’il désirait vivement. II y avait bien tous les droits possibles ; mais sait-on jamais ?

 

Avant de raconter cet incident, qui se passa en Janvier 1877, je ne crois pas inutile d’entrer dans quelques détails concernant la carrière de mon frère, parce qu’ils montreront à la nouvelle génération des employés des douanes comment l’administration traitait autrefois de très bons agents, quand ils n’avaient personne pour intervenir en leur faveur. Mes jeunes camarades pourront établir une comparaison avec ce qui se passe aujourd’hui. Ce sera instructif.

 

Quand la notion de résidence déshéritée prenait tout son sens

 

Après dix-huit mois de surnumérariat à La Teste, mon frère fut nommé, le 1er Décembre 1855, visiteur (2) aux appointements de 1000 francs, au bureau de La Guittière, qui faisait alors partie de la Direction de Napoléon-Vendée (3). Pour rejoindre son poste, comme le chemin de fer des deux Charentes (aujourd’hui chemin de fer de l’Etat) n’existait pas encore, il dut se rendre, le 21 Décembre, par bateau à vapeur, de Bordeaux à Blaye, où, à onze heures du matin, il monta dans une voiture des Messageries, qui, après avoir traversé Etauliers, Mirambeau, Saint-Genis, Pons, Saintes, Rochefort, La Rochelle et Marans, le débarqua à Luçon, le 22 à 5 heures du matin (dix huit heures de trajet !).

 

A Luçon, il fut obligé d’attendre le courrier qui ne partait chaque jour qu’à dix heures du soir. Après quatorze heures de cahotage sur une route exécrable, le courrier, poursuivant son chemin vers les Sables d’Olonne, le laissa, à 2 heures du matin, à Talmont, petit bourg situé à 4 kilomètres de La Guittière, où il se fit porter, avec sa malle, par une voiture de boulanger. Le voyage complet, très agréable comme on le voit, lui avait coûté plus de cinquante francs. Aujourd’hui, il ne durerait guère, de Bordeaux à destination, que huit à dix heures, au lieu de deux jours presque entiers, et ne reviendrait qu’à une vingtaine de francs, ce qui prouve que tout n’a pas augmenté, comme on le prétend couramment.

 

Le hameau de La Guittière, qui, depuis la suppression de la Direction de Napoléon-Vendée, appartient à La Rochelle, ne se composait, comme maintenant du reste, que d’une trentaine de maisons basses et enfumées, habitées par des sauniers, quelques cultivateurs et des douaniers. Ni auberge, ni hôtel, cela va sans dire. Pour toute société, celle du receveur, un ancien brigadier, qui venait de se remarier avec sa servante. C’était donc, à tous les points de vue, un triste séjour. Aussi mon frère reçut-il avec satisfaction, près de deux mois plus tard, sa nomination de receveur à Maubert. Hélas ! il ne prévoyait pas ce qui l’y attendait !

 

Maubert est un petit port sur la Gironde et fait partie de la Direction de Bordeaux, quoique appartenant au département de la Charente inférieure. Depuis une vingtaine d’années, il est relié à Saint Fort et à Saintes par un train à vapeur sur route ; mais, en 1856, on ne pouvait guère y accéder que de deux façons : soit en s’embarquant à Bordeaux ou à Royan sur un bateau à vapeur du bas de la rivière, qui débarquait les passagers à Mortagne-sur-Gironde ; soit en prenant la voiture des Messageries à Blaye et en descendant à Saint-Genis. Dans le premier cas, si on avait des bagages, il fallait louer une voiture pour se rendre à Maubert par la route carrossable, longue de 17 kilomètres, sauf à abréger la distance en traversant à pied les marais qui bordent la Gironde, car on n’avait plus dans ce cas que huit kilomètres à parcourir. Seulement on rencontrait, le long du fleuve, plus de trois cents fossés, dont quelques-uns assez larges, qu’il était nécessaire de sauter, faute de ponts et même de simples planches. Dans le second cas, on prenait une voiture à Saint-Genis, laquelle mettait trois heures pour atteindre Maubert.

 

L’accès de ce hameau n’était donc pas très commode. Et pourtant le port en rivière sur lequel il est construit a eu pendant longtemps un trafic considérable. C’est là que venait aboutir, avant la construction du chemin de fer d’Orléans, une partie de ce qu’on appelait le roulage accéléré. D’immenses charrettes, attelées de trois vigoureux chevaux, partaient principalement de Rouen et apportaient à Maubert les produits naturels ou fabriqués des départements qu’elles traversaient. Leurs chargements étaient aussitôt expédiés à Bordeaux par gabares, et Bordeaux, en échange, envoyait à Maubert ses vins, que le roulage distribuait sur sa route du retour. Un chiffre suffira à faire ressortir l’importance de ces échanges. Lorsque les transports en rivière donnaient lieu au-plombage de certaines catégories de marchandises, le receveur de Maubert percevait annuellement à son profit plus de huit cents francs de plombage (4), qui venaient doubler son traitement (5). Mais, en 1856, le roulage avait considérablement diminué, et tout faisait prévoir qu’il ne tarderait pas à disparaître devant la concurrence des chemins de fer.

 

Le lieutenant I… Et sa femme : un couple singulier !

 

Sans doute, le séjour de Maubert était préférable à celui de La Guittière ; mais combien encore il laissait à désirer ! Les habitants de ses treize maisons étaient des gabariers, des aubergistes et des douaniers sous les ordres d’un lieutenant. Mon frère n’avait personne à fréquenter, pas même cet officier, un nommé I…, qui, oublié à Maubert depuis des années, avait fini par s’adonner à la boisson et s’était absolument abruti. Si abruti que, chaque soir, vers neuf heures, deux préposés de service se rendaient d’eux-mêmes à l’auberge où le lieutenant passait ses soirées à jouer aux cartes avec une vieille servante, et, comme la plupart du temps il était ivre mort, ils le prenaient l’un par la tête, l’autre par les pieds, et le portaient dans sa chambre, où il cuvait son vin jusqu’au lendemain.

 

Originaire des Pyrénées, M. I… avait, dans sa jeunesse, porté la balle de colporteur et s’était un peu instruit en lisant les livres qu’il vendait dans les villages. Puis, il était entré dans la douane et s’était marié avec une de ses compatriotes, une vigoureuse montagnarde, qu’il emmena à Maubert, lorsqu’il y fut nommé lieutenant. Mais, depuis quelque temps, la discorde régnait dans le ménage. Malgré les énergiques protestations de sa femme, M. I… était convaincu qu’elle l’avait trompé. Il avait plusieurs fois voulu la renvoyer à sa famille, mais elle s’y était toujours refusée. Alors, chose incroyable, ils restèrent ensemble pendant dix ans encore, couchant dans le même lit (ils n’en avaient qu’un!) et pas une seule fois, M. I.. ne se laissa entraîner à faire acte d’époux !

 

A Maubert, la situation s’était fort envenimée, et chaque jour c’étaient des scènes qui ameutaient les voisins. En dernier lieu, M. I… se précipita, un jour, sur sa femme, un long couteau de cuisine à la main. Heureusement pour elle, cette malheureuse était forte comme trois hommes. Elle saisit son gringalet de mari par les poignets et le renversa sur le lit, où elle le tint immobilisé pendant une grande heure. -«Ne me lâche pas, écumait-il, ou je te tue»-. Et elle, avec son accent pyrénéen, se contentait de lui répondre : «Je t’aime, I…, je t’aime » !

 

Enfin, sentant ses forces s’épuiser et convaincue que, si elle lâchait les poignets de son mari, il la tuerait bel et bien, elle appela au secours. On vint la délivrer. Cette fois, elle comprit qu’il fallait s’en aller. Elle partit et n’est jamais revenue à Maubert.

 

Un faux espoir

 

On comprendra qu’étant donné le personnage, mon frère n’était pas tenté de nouer des relations avec lui. Son isolement était donc complet. Ne trouvant à échanger quelques mots qu’avec un préposé, nommé Massé, qui, neveu du curé de Talmont, était un peu plus civilisé que ses camarades, il trouvait les jours d’une monotonie désespérante, et souvent, l’hiver surtout, il lui arrivait de se coucher à six heures du soir, pour essayer de trouver dans le sommeil l’oubli de l’ennui dans lequel il se débattait.

 

Six mois environ après son arrivée à Maubert, il eut une surprise agréable : il reçut l’ordre de se rendre à Blaye, pour faire l’intérim du commis attaché au bureau principal. Ce commis était M. P…, fils du receveur principal à la résidence. Il avait fait de nombreuses frasques et scandalisé la ville. De plus, il était sur le point de contracter un sot mariage. Son père sollicita et obtint d’urgence son éloignement. On l’envoya à Bordeaux à titre temporaire. Ce provisoire dura une année entière ; après quoi l’administration titularisa à Bordeaux M. P… fils et le remplaça à Blaye par un surnuméraire quelconque. Mon frère fut en conséquence invité à rentrer à Maubert.

 

En vérité, il y avait de quoi devenir enragé … ! Et à Maubert il devait rester encore cinq ans ! Pendant ce temps, les places de commis à Blaye, à Libourne et à Bordeaux étaient données successivement à des employés plus jeunes que lui d’âge et de service. Lui seul était oublié, le seul chef qui aurait pu utilement intervenir en sa faveur s’y étant formellement refusé, pour ne pas appeler sur soi-même l’attention de l’administration, parce qu’il craignait, en raison de son âge, d’être mis à la retraite. Ce chef prudent était M. B…, inspecteur à Blaye.

 

Je cloue son nom au pilori ! Comment mon frère n’a-t-il pas fait comme certains jeunes gens de bonne famille qui placés dans des conditions à peu près semblables, se livrent à la boisson ou finissent par épouser la servante de leur auberge ? Sans doute il dût à son excellente nature d’échapper à l’une et à l’autre de ces deux catastrophes,. mais une circonstance toute fortuite l’y aida aussi beaucoup. Le hasard voulut en effet qu’un de nos anciens camarades de collège, qui venait d’être reçu docteur en médecine, se fixât dans son pays natal, à Mortagne même.

 

Le docteur Mauny a été pour mon frère une véritable providence. Il venait le voir à Maubert aussi souvent que sa profession le lui permettait, et l’emmenait fréquemment dans sa famille, à Mortagne, où, pendant quelques heures, le malheureux se retrempait un peu. Ces cinq longues années passées à Maubert ont pesé, désormais, sur toute son existence. Il a conservé de son séjour dans ce trou perdu une telle crainte, une telle horreur que, comme on le verra par la suite, il a brisé son avenir pour ne pas être exposé à retourner, en quelque qualité que ce fût, dans des résidences aussi déshéritées. Enfin, le 1er mars 1862, il fut nommé commis de 2ème classe à Bordeaux, soit au traitement de 1200 francs, qu’il avait à Maubert (6).

 

Il ne dut pas cette nomination à la pitié du directeur. , M. Hains, qui maladif, ne s’occupait pas de son personnel, mais à cette circonstance qu’il n’y avait plus dans la direction un seul candidat à la résidence de Bordeaux. Cette fois, il n’était guère possible aux bureaux de M. Hains de l’oublier.

 

Où il se vérifie que trop de précipitation … Eut nui

 

Quelques mois après, M. B…-L…, commis à 1500 francs attaché au bureau des exportations, donna sa démission à la suite d’une violente altercation qu’il eût avec le contrôleur de la section, un parfait imbécile ! Mon frère était de beaucoup le plus ancien de tous les commis de 2ème classe de la direction de Bordeaux. Il fut donc proposé par le directeur pour remplacer M. B…-L…. Mais l’administration eut l’impudeur de ne lui accorder cette augmentation de 300 francs qu’en l’envoyant la chercher aux Salins d’Hyères, où il devait remplacer M. Th…, nommé avec son traitement de 1800 francs à Bordeaux.

 

Quoique désespéré, mon frère avait déjà bouclé sa malle et attendait chez nos parents le moment de prendre le train, quand le premier commis, M. Aiguesparses, vint me demander s’il était déjà parti. Sur ma réponse négative, il me pria de lui télégraphier d’attendre quelques jours. M. Th… refusait en effet son changement, et M. Aiguesparses pensait que, de guerre lasse, l’administration consentirait à nommer mon frère à Bordeaux. C’est ce qui eut lieu. En 1868, le directeur général, M. Barbier, obtint du ministre, sur le chapitre du personnel, une augmentation de crédits de cent mille francs, qui fut répartie entre les employés les plus anciens dans chaque grade. Mon frère fut compris dans cette répartition et passa commis principal de 2ème classe au traitement de 1800 francs.

 

Attaché, depuis 1862, aux bureaux particuliers du receveur principal, il avait été chargé, dans ces derniers temps, de l’important service de la comptabilité et pensait que le receveur principal appréciait comme il convenait le mérite de son travail. Ah bien, oui ! M. P… était depuis un an à Bordeaux qu’il ne connaissait pas encore son comptable ! Quand, par hasard, il le rencontrait dans les couloirs, il le saluait du nom de «Lafontan», un alcoolique ! C’était encourageant. Ainsi que M. Lavaud le lui reprocha un jour, avec semblable mentalité, cet ancien chef du personnel avait dû commettre de singulières bévues, quand il était à l’administration. (…)

 

Les revues d’un receveur principal au demeurant fort parcimonieux

 

M. P… était… mettons d’une parcimonie excessive. On racontait à ce sujet une anecdote bien amusante. Un jour, il entra dans le bureau de la comptabilité et s’aperçut que les rideaux de vitrage en serge verte étaient tellement brûlés par le soleil que plusieurs d’entre eux tombaient littéralement en lambeaux. Il s’approcha, en saisit un et acheva de le déchirer, en s’écriant sur un ton indigné que ce n’était pas convenable et qu’il fallait faire remplacer tous ces rideaux le plus tôt possible.

 

Il allait recommencer sur un second, quand le caissier, qui l’avait accompagné, lui fit respectueusement observer que les dépenses de l’espèce étaient à la charge des receveurs principaux. II rengaina aussitôt son indignation et ne parla jamais plus de ces malheureux rideaux, qui finirent par disparaître l’un après l’autre. Alors les employés, fort incommodés par le soleil, acceptèrent l’offre d’un raffineur, M. David, qui leur envoya des nattes ayant contenu du sucre brut. Ces nattes furent appliquées sur les vitres et y restèrent de longues années.

 

Et le receveur principal se faisait un revenu annuel d’environ soixante mille francs ! Puisque je tiens M. P… au bout de ma plume, il faut que je raconte ici une aventure plutôt désagréable qui lui arriva et qui démontre bien qu’il ne suffit pas d’avoir été un médiocre chef du personnel pour remplir convenablement les fonctions de receveur principal dans une grande douane.

 

Cela du reste a une certaine analogie avec l’inconvénient de confier l’emploi de directeur général à un politicien (7). Donc, vers 1864, des négociants de Bordeaux demandèrent, pour la première fois, l’application à des poivres importés de Pondichéry du bénéfice de l’article 27 de la loi du 16 mai 1863, aux termes duquel, à l’exception des sucres, des mélasses non destinées à être converties en alcool, des confitures et fruits confits au sucre ou au miel, du thé et du cacao, les produits des possessions françaises d’outre-mer, autres que Gorée, le Sénégal et l’Algérie, importés par navires français étaient admissibles en franchise.

 

Ces poivres, qui, venus de l’étranger, auraient représenté un droit d’entrée , d’environ 300 000 francs, étaient accompagnés de certificats d’origine délivrés par les autorités locales de Pondichéry. L’inspecteur sédentaire, M. de Lioncourt, en contesta néanmoins l’origine, se basant sur ce que le territoire entier de Pondichéry pouvait à peine en produire la vingtième partie. Des actes conservatoires furent rédigés et des échantillons prélevés en vue du recours aux commissaires experts du gouvernement.

 

Mais, au lieu de laisser au service de la visite, comme cela s’était toujours fait, le soin d’établir les actes de prélèvement et d’appliquer sur les échantillons le cachet de la douane à côté de celui des déclarants, M. P… voulut procéder lui-même à ces formalités, en raison de l’importance des droits en litige. Il y avait, si j’ai bonne mémoire, une trentaine d’échantillons, autant que de déclarants. Les commissaires experts déclarèrent que quatre de ces échantillons représentaient réellement des poivres originaires de Pondichéry, et que les vingt six autres se rapportaient à des poivres d’origine étrangère.

 

Nous sûmes en effet plus tard que ces derniers provenaient de Tellichéry et avaient été transbordés, en rade de Pondichéry, sur le navire qui devait les apporter à Bordeaux. Seulement, quand le service voulut donner suite aux actes conservatoires, il lui fut impossible de désigner les quatre importateurs qui devaient bénéficier de la décision des experts. M. P… avait si bien embrouillé les marques et numéros des échantillons qu’on ne put s’y reconnaître. Chacun des trente déclarants prétendit, bien entendu, que la décision favorable des experts visait sa propre marchandise. Il fallut, en fin de compte, en passer par là. L’administration fulmina contre M. P…, mais cela ne fit pas récupérer les droits dus au Trésor.

 

«Le service si intéressant de la visite»

 

Les années cependant s’ajoutaient aux années, et mon frère fut nommé, à l’ancienneté, vérificateur de 2ème classe à son traitement de 1800 francs, mais avec 750 francs d’indemnité de plombage, au lieu des 500 francs attribués aux commis principaux de 2ème classe. Ce fut pour lui un événement des plus heureux, non seulement en ce que sa position se trouvait matériellement améliorée, mais surtout parce qu’il échappait à l’atmosphère déprimante de la recette principale et que, dans le service si intéressant de la visite, il pouvait faire ressortir ses aptitudes et ses qualités.

 

Et puis j’eus bientôt l’heureuse fortune de passer premier commis (8), ce qui me permit de constater, une fois de plus, qu’en général les hommes ne brillent pas par la sincérité de leurs démonstrations. De ce jour-là, mon frère, que jusqu’alors on avait ignoré, fut sacré employé d’élite. Contrôleurs, sous-inspecteurs, inspecteur sédentaire ne perdaient pas une occasion de m’en faire l’éloge. On trouve dans les deux faits suivants la preuve de l’estime qu’ils affichaient pour lui. Lorsque M. Bontemps-Dubarry, chef de bureau à l’administration, vint à Bordeaux pour initier, à bord d’un navire sortant des chantiers, deux vérificateurs à la méthode de jaugeage dite de Moorsom, l’inspecteur sédentaire, M. Frion, s’empressa de désigner M. Paillet et mon frère.

 

En janvier 1874, l’administration invita le directeur à envoyer à Paris le vérificateur qui lui parerait le plus apte à apprendre rapidement et à enseigner ensuite à ses collègues de Bayonne et de La Rochelle le procédé créé par M. Sainte-Claire-Deville, membre de l’Institut, pour titrer les huiles et essences de pétrole. Bien qu’il ne fût encore que vérificateur de 2ème classe, mon frère fut spontanément proposé par M. Frion.

 

Il partit aussitôt pour Paris, où il se réunit à six autres vérificateurs qui devaient également suivre, à la Sorbonne, un cours spécial de M. Sainte-Claire-Deville. ( …) Le cours une fois terminé, ces messieurs allèrent présenter leurs devoirs au directeur général, aux deux administrateurs et au chef du personnel, qui était alors M. de Bourran. L’occasion de plaider lui-même sa cause et de rattraper, si possible, un peu du temps perdu, était ainsi offerte à mon frère.

 

Il voulut en profiter ; mais, timide et impressionnable à l’excès, il passa ce jour-là par une rude épreuve. Je ne crois pouvoir mieux faire pour en donner une idée que de reproduire, ci-après, un extrait de la lettre qu’il m’écrivit le jour-même «Après avoir présenté mes hommages à M. Ambaud, ainsi qu’à M. Ramond, qui nous parla schiste et pétrole comme s’il en avait fabriqué toute sa vie, nous allâmes chez M. de Bourran, puis enfin chez le directeur général ; mais, tu dois le comprendre, avec, chaque fois, une station assez longue dans des corridors surchauffés.

 

J’étais donc passablement énervé quand nous pénétrâmes dans le cabinet du directeur général. Là j’ai été bête ! M. Amé m’a fait l’honneur de me demander des nouvelles de notre père (9), et, les paroles ne pouvant sortir de mon gosier, j’ai balbutié comme un niais. Aussi, hors de chez lui, me suis-je traité comme je le méritais ; j’étais furieux contre moi-même et, sans plus réfléchir, je me suis fait annoncer de nouveau chez M. de Bourran. Seulement j’avais trop présumé de mes forces, ou plutôt ma surexcitation était à son comble. Après quelques mots, je me suis senti défaillir. J’ai dû demander la permission de m’asseoir et je n’ai repris l’entretien que quelques secondes plus tard. Mais, cette fois, parfaitement marre de moi. M. de Bourran avait vu mon émotion et paraissait tout disposé à m’écouter.

 

Je lui ai dépeint alors ma «brillante culière». Il est sans doute cuirassé contre ces sortes de réclamations. Cependant j’avoue qu’il m’a paru profondément surpris. Quand je lui ai dit que j’avais passé les plus belles années de mon existence dans un affreux hameau de la Saintonge, où j’étais resté jusqu’à l’âge de 28 ans, il n’a pas voulu le croire. Il a regardé, à plusieurs reprises, ma feuille de signalement et, comme mes notes sont excellentes, parait-il, il n’a pu s’empêcher de me dire que j’avais été fort mal traité. «Accepteriez-vous partout de l’avancement» ? a-t-il ajouté. -«Dans les conditions où je me trouve actuellement, non» ai-je répondu.

 

Il m’a, néanmoins promis de prendre bonne note de ma démarche et de se souvenir de moi à l’occasion». L’excellent homme tint sa promesse et, peu de temps après, mon frère ayant été compris dans un mouvement pour le grade de commis principal de 1ère classe (2100 francs de traitement et 750 francs d’indemnité de plombage), la proposition du directeur fut accueillie par l’administration.

 

Soit que les services qu’il rendait à la visite fussent très appréciés, soit qu’il fût de plus en plus en faveur auprès des chefs de la douane de Bordeaux (j’étais toujours premier commis), il ne retourna pas dans les sections et continua à exercer les fonctions de vérificateur. Il faillit, cependant, peu de temps après, être rappelé -momentanément, il est vrai- à la recette principale. La chose vaut la peine d’être contée.

 

Mésaventures (méritées) de m. D…, Autre receveur principal

 

Le receveur principal de Bordeaux était, depuis 1871, M. D… qui, selon l’expression humoristique de M. de Rancourt, était tombé de chute en chute jusqu’à cette place de soixante mille francs. Originaire des Pyrénées, il avait eu une carrière rapide, grâce à l’amitié de M. P…, qui l’avait connu jeune quelque part, à Saint-Gaudens, je crois. A Dunkerque, où il était inspecteur sédentaire, il déplut à la Chambre de Commerce, qui demanda son éloignement. M. P… le fit nommer alors chef de bureau au Contrôle de régies financières, en remplacement de M. Denelle, promu directeur à Bourg.

 

Ce brillant avancement faillit être un désastre pour lui. Esprit étroit, intelligence très ordinaire, physique désagréable, il eut le mauvais goût d’exercer vis-à-vis de ses collaborateurs une autorité aussi mesquine que tracassière. Or, tel rédacteur du Ministère des Finances qui y gagne modestement quatre mille francs par an est un artiste distingué, un littérateur apprécié ou un auteur dramatique connu (10), et, le soir venu, fréquente chez le ministre.

 

C’est ce qui se voyait surtout dans le Second empire. M. D… y fut donc promptement démonétisé et dut chercher une autre situation. Il réussit à se faire nommer directeur à La Martinique. Là, il fit un coup de maître, car il se remua tant et si bien qu’il finit par démontrer l’inutilité de son emploi et le fit supprimer. Il fallut le caser en France. Nommé directeur à Nice, il s’y rendit encore impossible, et l’administration, ne sachant plus qu’en faire, le donna pour successeur à M. P…, qui fut retraité en 1871. En 1874, le commis principal de 1ère classe M. Arlot de Saint-Saud, (…) dut s’absenter subitement pour se rendre auprès de sa mère dangereusement malade. Mais la fin du mois approchait et personne, à la recette principale, M. D… encore moins que les autres, n’était en mesure de faire la comptabilité.

 

M. Arlot de Saint-Saud ayant, sur ces entrefaites, sollicité un congé, en expliquant la situation dans laquelle il se trouvait, le receveur principal eut le cynisme de lui télégraphier d’avoir à rejoindre immédiatement son poste. Ah ! je vois encore la dépêche que lui adressa le frère de son comptable. Elle était ainsi conçue : «Jamais administration n’exige qu’un employé quitte le chevet de sa mère mourante. Mon frère ne partira pas. Signé : Comte Arlot de Saint-Saud, ministre plénipotentiaire». Tout effaré, M. D… vint montrer cette dépêche au directeur et lui demander de donner l’ordre, soit à M. L…, soit à mon frère, de suppléer M. Arlot de Saint-Saud.

 

Nous avions prévu cette demande, M. Denelle et moi, et, autant pour éviter la corvée à mon frère que pour être désagréables à M. Dumail, nous avions déjà concerté la réponse qu’il convenait de lui faire. M. D… n’avait jamais été sympathique à M. Denelle ; mais, depuis quelque temps, il lui portait singulièrement sur les nerfs. L’ancien directeur de Nice ne pouvait pas se résoudre à rester dans la peau de son rôle. Il persistait à se considérer comme l’égal du directeur et à vouloir traiter de pair avec lui. Bien des petits conflits, dans lesquels le receveur principal n’avait guère brillé, s’étaient déjà élevés, et M. Denelle compilait soigneusement la correspondance échangée entre eux, pour pouvoir s’en servir un jour et frapper un coup de massue.

 

Quand à moi, j’avais sur le cœur les conseils hypocrites et perfides qu’il avait cru devoir me donner à la suite d’un de ces conflits. Il était venu me trouver et m’avait engagé, avec force détours, à apporter plus de circonspection dans les lettres que lui adressait la direction et qu’il croyait tirées de mon propre fonds. Il ne craignit pas d’insinuer que je pouvais ainsi compromettre mon avenir. Je l’arrêtai sur ces mots : «Monsieur le receveur principal, vous vous trompez en m’attribuant un rôle qui ne m’appartient pas. Oui, les lettres dont vous vous plaignez, je les ai écrites, mais M. le directeur dictait, et je tenais simplement la plume. J’ai fait strictement mon devoir, et je continuerai à le faire, soyez en bien persuadé. Advienne que pourra !».

 

Nous étions donc assez mal disposés, le directeur et moi, à l’égard de M. D… Aussi M. Denelle lui répondit-il assez sèchement «Monsieur le receveur principal, vous disposez dans vos bureaux particuliers de onze employés. Il serait bien surprenant que guidé par vous (et il insista sur ces derniers mots), l’un d’entre eux ne put pas arrêter la comptabilité du. mois. Prenez donc des dispositions en conséquence. Quant à vous donner M. Paloc, je ne le puis. Cet employé est chargé d’un service spécial dont il importe de ne pas le détourner. Si M. L…, qui ne se trouve pas dans les mêmes conditions «consent» à remplacer momentanément M. Arlot de Saint-Saud, je vous autorise à vous entendre à son sujet avec l’inspecteur sédentaire».

 

Le même jour, M. P…, qui s’était fixé à Bordeaux, vint voir M. Denelle, avec qui je me trouvais. Nous parlâmes incidemment de M. Arlot de Saint-Saud et de l’embarras dans lequel se trouverait M. D…, si M. L…, ou tel autre employé de l’inspection sédentaire, faisait des difficultés pour s’atteler à la comptabilité du mois. Ne sachant pas sans doute que mon frère était également en jeu, M. P… s’écria : «Eh, bien, ces employés-là, on les brise ! ». Indigné, je répliquais vertement à cet ancien chef du personnel : «Ces employés-là sont dans leur droit, monsieur, et on ne les brisera pas !».

 

En 1875, mon frère fut nommé vérificateur de 1ère classe (2100 francs de traitement et 1500 francs d’indemnité de plombage). Peu après l’inspecteur sédentaire M. Frion fut remplacé par M. Duserech, qui prit immédiatement mon frère en haute estime et insista auprès de lui afin qu’il se laissât porter au tableau d’avancement pour le grade de sous-inspecteur (11). Mon frère s’y refusa tout d’abord, disant au nouvel inspecteur sédentaire qu’il ne voulait absolument pas quitter Bordeaux. « Laissez-vous faire, lui répondait M. Duserech, cette présentation vous aidera à passer plus vite au traitement de 2400 francs ».

 

Mon frère se laissa faire en effet, quelle que fut sa répugnance (un pressentiment sans doute), et, trois mois après, le 1er février 1876, il était nommé vérificateur au traitement de 2400 francs… mais au Havre. Voici dans quelles circonstances. Les docks de Bacalan dont la chambre de commerce poursuivait la construction depuis plusieurs années étaient achevés et sur le point d’être livrés au commerce. Il s’agissait d’y organiser le service des douanes. Sur la proposition du directeur et après entente avec la chambre de commerce, l’administration décida, sous le timbre du Service Général, qu’un emploi de vérificateur serait converti en emploi de contrôleur et que la gestion de l’entrepôt des docks serait confiée à ce contrôleur ayant pour l’aider dans ses écritures un garde magasin.

 

La chambre de commerce devait loger ce dernier employé dans l’enceinte des docks et allouer une indemnité de logement de 600 francs au contrôleur, qui serait tenu d’habiter dans le voisinage. (Aucun agent de Bordeaux inscrit pour le grade de contrôleur n’ayant accepté l’emploi créé à Bacalan, la Direction Générale y nomme un agent du Havre) M. Pinchon (12), écrivit immédiatement à M. Sordot (13). Il lui disait en substance : «J’avais auparavant 7 contrôleurs et 24 vérificateurs soit 31 employés. Aujourd’hui, j’ai 8 contrôleurs et 24 vérificateurs, soit 32 employés. Quel vérificateur faut-il tuer ?». Très embarrassé sans doute, M. Sordot dut prendre le tableau d’avancement de la douane de Bordeaux pour voir s’il pouvait en déplacer un vérificateur.

 

Il constata que mon frère y figurait pour les emplois supérieurs et était censé, par conséquent, accepter son avancement partout en France. Il fit signer par M. Amé sa nomination de vérificateur au Havre. Quoique très mécontent de ce changement, mon frère fut obligé de s’incliner. Mais il ne partit pour sa nouvelle résidence qu’avec l’espoir de revenir bientôt à Bordeaux.

 

Vivre au pays !

 

Quelque temps après, je fus nommé moi-même à l’administration centrale. Pour satisfaire au désir de mon frère, je priai l’inspecteur sédentaire de Bordeaux de vouloir bien me prévenir dès qu’une vacance de vérificateur à 2400 francs s’ouvrirait à sa résidence. Le samedi 6 janvier 1877, je reçus de M. Duserech (14) une lettre m’informant que M. Fay, vérificateur à 2400 francs, venait de mourir subitement. Il ajoutait qu’il me donnait ce renseignement, mais qu’il ne pouvait me dissimuler qu’ à son avis, mon frère ferait une sottise en demandant à revenir à Bordeaux. C’était aussi mon sentiment, mais je ne pouvais me dérober. Je me présentai donc immédiatement chez M. Sordot et, après lui avoir rappelé que mon frère n’avait été envoyé au Havre que par une erreur du bureau du personnel, je lui appris la mort de M. Fay et le priai de lui réserver sa succession. M. Sordot se rendit chez le directeur général et vint me dire quelques instants après que M. Amé désirait me parler. Je trouvai M. Amé assis à sa table de travail. D’un geste bienveillant il me désigna un fauteuil (ce que n’eût certainement pas fait son successeur, M. Ambaud) (15) et entama la conversation. Je la reproduis presque littéralement, car j’ai eu souvent l’occasion de me la remémorer.

– M. Sordot vient de m’informer, commença-t-il, que «monsieur» votre frère (je souligne le mot «monsieur» pour faire apprécier la haute correction de M. Amé) vous a chargé d’une démarche auprès de lui.

– C’est vrai, monsieur le directeur général. Mon frère est allé au Havre un peu malgré lui et veut retourner à Bordeaux.

– Il veut ! interrompit M. Amé, en souriant légèrement, … si nous voulons.

– Oh ! pardon, monsieur le directeur général, de m’être mal exprimé. Le mot n’était pas dans ma pensée. C’est «désir» que j’entendais dire.

– Mais pourquoi ce désir ? Il s’explique difficilement. Monsieur votre frère doit bien penser que, s’il rentre à Bordeaux, il se désistera par le fait de sa candidature aux emplois supérieurs. Il croit sans doute que le moment d’être promu est très éloigné pour lui. Il se trompe, car sa nomination peut avoir lieu dans trois ou quatre mois peut-être.

– Monsieur le directeur général, repris-je assez embarrassé, j’estime qu’il a tort de borner sa carrière au grade de vérificateur. Mais je m’empresse d’ajouter que je comprends jusqu’à un certain point la répugnance qu’il éprouve à aborder les emplois supérieurs. Il a été si malheureux dans ses débuts qu’il … désire ne pas s’exposer à de nouveaux changements qui pourraient l’obliger à vivre encore longtemps dans des résidences analogues à celles dans lesquelles il a passé une partie de sa jeunesse.

– Comment ? Mais je ne vois pas …, répliqua M. Amé en jetant les yeux sur une feuille de signalement qui se trouvait sur sa table.

– Ah ! pardon, monsieur le directeur général, répondis-je un peu amèrement. Vous connaissez sans doute Maubert, puisque ce village, ou plutôt ce hameau de treize maisons, est situé dans votre ancienne direction de Bordeaux ; eh bien, dans ce hameau où il n’aurait pu fréquenter que des brutes, mon frère a été oublié pendant plus de six ans, après avoir débuté dans un marais de la direction de Napoléon-Vendée.

 

Il a dû ensuite accepter au même traitement son changement pour Bordeaux, où avaient été nommés depuis longtemps des employés plus jeunes que lui ; et lorsque, quelques mois après, un emploi de commis à 1500 francs y est devenu vacant, il a failli aller chercher un avancement de 300 francs sur les marais des Salins d’Hyéres. S’il l’a obtenu sur place, il le doit au hasard et non à la bienveillance de l’administration…

 

A peine avais-je prononcé ces derniers mots que j’aurais voulu les rattraper. Mais ils étaient tellement justes que M. Amé ne crut pas devoir les relever, ce dont je lui sus gré. Il se contenta de me congédier, en disant : «C’est bien, je vais réfléchir à ce que je dois faire». Dans la soirée, M. Sordot vint m’informer qu’il allait écrire de la part du directeur général, à M. Jullien, directeur au Havre pour le prier de faire appeler mon frère et de lui demander s’il renonçait définitivement aux emplois supérieurs : «Cela est entre nous, ajouta M. Sordot, n’en dites rien à votre frère».

 

Ce fut, bien entendu, ce que je m’empressai de faire le soir même, et, dans la lettre que je lui écrivis, j’insistai vivement sur les considérations que j’avais plusieurs fois fait valoir pour le faire revenir sur sa détermination. Tout fut inutile. Le lundi 8 janvier, il me fit connaître le résultat de l’entretien qu’il avait eu, à 2 heures de l’après-midi, avec M. Jullien.

 

Le directeur, m’écrivit-il, a été d’une amabilité parfaite, et m’a fait un accueil aussi bienveillant que possible. Il m’a serré la main, m’a fait asseoir, et l’entretien a commencé. L’inspecteur sédentaire, m’a-t-il dit, ne vous a pas présenté sur son dernier état pour les emplois supérieurs. J’ai voulu en connaître la raison et j’ai appris par lui que vous renonciez à la sous-inspection. Est-ce vrai, et votre détermination a- t-elle été mûrement réfléchie ? Je sais que l’administration est parfaitement disposée à votre égard, qu’il ne tiendrait qu’à vous d’être nommé sous peu.

 

Je serais désireux de connaître vos raisons avant de donner suite aux notes de M. Desmier». Ce n’est peut-être pas textuel, un directeur s’exprimant plus correctement, mais c’est en tout cas le sens très exact du petit discours de M. Jullien. J’ai répondu : «Monsieur le directeur, je suis extrêmement flatté de l’honneur qu’on veut me faire, et je vous serai reconnaissant d’être mon interprète auprès de l’administration ; mais ma résolution a été mûrement réfléchie et je renonce absolument aux emplois supérieurs.

Par goût, par tempérament, par caractère, je considère la position que j’occupe comme étant celle qui me convient le mieux, et je désire retourner à Bordeaux, non seulement à cause de mes vieux parents, que je ne veux plus laisser seuls dans la Gironde, mais aussi dans l’intérêt de mon repos et de ma tranquillité d’esprit. Je n’ai quitté Bordeaux qu’à regret, ne pouvant pas faire autrement, l’administration ayant besoin de ma place.

Peut-être aussi voulais-je me faire à cette perspective des emplois supérieurs, que je n’envisageais qu’avec inquiétude. Mais aujourd’hui que près de douze mois se sont écoulés depuis mon arrivée au Havre, je suis persuadé comme alors que là-bas seulement je puis être heureux».

 

Si ce n’est pas non plus le texte exact de ma réponse, -un vérificateur en présence de son directeur ne devant pas parler aussi couramment-, je t’en donne au moins l’analyse fidèle. La suite se devine. Mon frère fut nommé aussitôt vérificateur à 2400 francs à Bordeaux, grâce à la bienveillante attention avec laquelle M. Amé m’avait écouté, moi simple rédacteur à l’administration. Que sa mémoire reçoive ici l’expression de ma respectueuse reconnaissance ! Deux mots pour terminer. Mon frère fut nommé contrôleur de 2ème classe le 1er janvier 1884 et de 1ère classe le 1er mars 1885. Il a été retraité le 1er janvier 1901.

 

 

(1) – Directeur Général des Douanes de 1869 à 1879 (Note de la rédaction).
(2) – Vérificateur dans une petite douane (Note de la rédaction).
(3) – Direction mixte (Douane – Cl) créée en 1852 et supprimée en 1866. (Note de la rédaction).
(4) Sur ces rémunérations accessoires, voir «l’Administration en France sous la Deuxième République et le Second Empire» (Note de la Rédaction).
(5) A cette époque, les employés du service sédentaire débutaient au traitement de 800 francs (Note de l’auteur).
(6) – Le traitement de 1000 francs avait été supprimé le 1er octobre 1858 (Note de l’auteur).
(7) – Palloc vise ici de Forcade la Roquette, nommé en 1860 à la succession de Th. Gréterin et connu pour son appartenance au parti bonapartiste. Sans doute songe-t-il aussi à G. Pallain et plus généralement à tous les directeurs généraux non issus du corps des douanes (Note de la rédaction).
(8) – Chef des bureaux particuliers du directeur (Note de la rédaction).
(9) – Ancien Officier des Douanes (Note de la rédaction).
(10) – Il m’a été donné de connaitre, à la direction générale des douanes, pendant que j’en faisais partie, un certain nombre d’employés qui, en dehors de leurs fonctions administratives, jouaient ainsi un rôle plus ou moins important dans le monde artistique, scientifique ou littéraire. Je citerai notamment M.M. :
– Bacqués, membre de la Société des auteurs, historien et philosophe ;
– de Bagneux, administrateur du collège Monge, auteur de plusieurs ouvrages didactiques. Après le 16 mai, du bureau du Tarif, où il était rédacteur, il passa au ministère du commerce, en qualité de chef de cabinet du ministre. Peu après, il fut nommé directeur de la comptabilité de ce département et conseiller d’Etat en service extraordinaire ;
– Chaumelin. A fait pendant longtemps la critique du Salon de peinture dans un grand journal de Paris. A, de plus, collaboré au Larousse ; Gay, commis principal aux archives commerciales de midi à quatre heures, et médecin le reste du temps ;
– Gosselin, sous le pseudonyme de Lenôtre, a écrit des livres extrêmement intéressants sur la Révolution et le vieux Paris ; jouit d’une très grande notoriété (Académicien N.D.L.R.) ;
– Laigle, auteur d’ouvrages didactiques très estimés ;
– Leroy, membre de la Société des auteurs, romancier ; Ramond-Gontaud, botaniste ;
– Thibault, docteur en droit, publiciste ;
– Tréfeu, homme de lettres, a fait le libretto de plusieurs opérettes d’Offenbach, notamment de la Princesse de Trébizonde (Note de l’auteur).
(11) – II n’existait encore ni examen d’aptitude ni concours pour l’accès aux emplois supérieurs. (N.D.L.R. )
(12)- Directeur à Bordeaux (N.D.L.R.)
(13) – Chef du Personnel à la direction générale (N.D.L.R.).
(14) – Inspecteur sédentaire à Bordeaux (N.D.L.R.).
(15) – D’autres parties de ses mémoires en témoignent, Paloc voue une solide inimitié au successeur de M. Amé (N.D.L.R.).

 

 

 

Cahiers d’histoire des douanes françaises

N° 2 – 1985

 

 

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