Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

La grande balance du Musée National des Douanes à Bordeaux

Mis en ligne le 1 novembre 2024

Les Cahiers se proposent de réserver régulièrement une place à des articles ou notices consacrés aux collections du Musée des douanes. C’est ainsi que, dans le premier numéro, Roger Corbaux a décrit la Rotule de Metz dont le Musée ne peut posséder, bien entendu, qu’une reproduction.

Cette fois, et grâce à la compétence d’Aimé Pommier, nous sommes en état de présenter ce qui constitue sans doute la pièce maitresse du Musée, sa grande balance dont le portique et le fléau datent authentiquement de la Ferme Générale.

Aimé Pommier, qui est membre de notre Association, l’est aussi de la Société Métrique de France dont le siège est à Paris, 13, rue d’Odessa. Cette association sans but lucratif consacre son activité aux systèmes de mesures, en particulier à leur histoire. L’article que nous reproduisons ici avec l’autorisation de la Société Métrique de France est paru dans le n 84-4 du bulletin de cette association, Le Système Métrique.

 

Nous l’avons fait suivre de la fiche métrologique parue dans la même livraison et consacrée aux instruments de mesure qui sont exposés au Musée.

 

NDLR Cahiers (N° 4 – 1984)

 


 

 

la toile de fond qu’on aperçoit derrière la balance est la copie d’une partie du tableau « L’intérieur d’une douane » peint en 1775 par Bernard Lépicié ( Collection Thyssen-Bomemisza à Lugano)

 

Le Musée des douanes conserve un splendide exemple de ces balances à fléau à bras égaux, à doubles crochets, de grande portée, qui ont été en usage, pour les besoins du commerce, du 17ème au 19ème siècle.

 

Le fléau porte la date 1783 gravée en creux à la pointe. Il a ainsi deux siècles d’existence. Il a probablement été fabriqué sur commande des Fermiers généraux, pour servir au pesage des marchandises à soumettre aux « Traites », c’est à dire aux droits de douane. Ces Fermiers étaient des financiers privés qui, sous l’Ancien régime, moyennant paiement d’une somme annuelle forfaitaire, obtenaient du Roi la charge de percevoir les droits et taxes pour le compte du Trésor royal.

 

Ce fléau est en parfait état. Avec ses dimensions imposantes (deux mètres d’envergure !) il est sans doute le plus grand parmi ceux de ce genre et de cette époque encore conservés. Il y a lieu de se réjouir des très heureux concours de circonstances qui ont maintenu jusqu’à nous cet objet particulièrement précieux pour l’histoire de la métrologie et celle de la douane.

 

J’ai eu la chance de pouvoir l’examiner de près, juché sur une échelle, pour relever ses dimensions. J’avoue avoir été ému par la contemplation et le contact de ce magnifique ouvrage de fer forgé, harmonieusement travaillé. Par ses proportions, par la masse même du métal dont il est fait, par la facilité avec laquelle il répond aux sollicitations des charges, il évoque une puissance tranquille, sûre et fidèle…

 

Et l’on pense aussi à ceux qui l’ont fabriqué : un instrument de ce poids et de cette taille, forgé, assemblé, ajusté avec une telle précision, est un témoignage du savoir-faire étonnant des balanciers de cette époque.

 

Le fabricant du fléau : Antoine Fournel

 

Le fléau de la Grande balance du Musée des douanes porte les lettres A – F, gravées en creux à la pointe. Selon l’usage, ces lettres sont sans aucun doute les initiales du prénom et du nom du fabricant.

 

Il est extrêmement probable qu’il s’agit de Antoine Fournel « Balancier-ajusteur de la Monnaie », qui a exercé à Bordeaux pendant la période 1780-1820.

 

 

A Paris, les « balanciers » (c’est à dire les fabricants et ajusteurs de poids et balances) étaient groupés en une Communauté soumise à la juridiction de la Cour des Monnaies. Dans la plupart des autres grandes villes du royaume, les balanciers étaient également contrôlés par la Cour des monnaies.

 

A Bordeaux, l’organisation était particulière. La Cour des monnaies n’y était représentée que par un seul balancier. Les autres, dénommés « affineurs-balanciers », dépendaient de la Jurade (Assemblée municipale), qui les recevait, leur faisait prêter serment, réglementait leur activité, fournissait les étalons et les poinçons, exerçait par l’intermédiaire du Prévôt la police des poids et mesures. Ces particularités s’expliqueraient par le fait que Bordeaux était restée longtemps sous l’occupation anglaise et que, lors de son rattachement au royaume, elle avait obtenu une large autonomie qui la dégageait notamment de l’emprise de la Cour des monnaies.

 

Dans la période 1780-1790, le balancier de la Monnaie à Bordeaux était Antoine Fournel. Il était normal que les Fermiers généraux s’adressent à cet artisan soumis au contrôle central pour faire fabriquer le grand fléau destiné au service des Fermes.

 

A cette époque, l’adresse de Fournel était : « Balancier du Roi, Marché Royal N° 5 ». Il dirigeait probablement une entreprise assez importante, car il faisait « généralement tout ce qui concerne sa profession », « ajusteur, vérificateur et étalonneur de toutes sortes de poids et de balances », depuis les « balances pour les diamants » jusqu’aux « gros fléaux ». Il devait également fournir une région assez étendue : la balance de 1788 dont il sera question ci-après et qui a été trouvée récemment dans une ferme beauceronne porte ses initiales A.F.

 

 

Fournel, en sa qualité de balancier de la Monnaie, n’avait pas prêté serment à la Jurade. Mais il fit sans doute des démarches pour s’intégrer à l’organisation locale, car il est inscrit en 1792 sur les Registres de la Jurade. On connait aussi une lettre, non datée, adressée aux Officiers municipaux, par laquelle Fournel, s’intitulant « Balancier du Roi et juré du Tribunal royal des Monnaies de Guyenne », demande l’autorisation de s’installer comme balancier au centre de la ville.

 

Au cours de la période révolutionnaire, le libellé de ses titres et de son adresse a évolué :

– … Balancier national et de la commune de Bordeaux … Hotel de la Monnaie et place Brutus N° 24 …

– Balancier national. Fournisseur des armées de terre et de mer … Rue de l’Egalité, en face de celle des Fossets, N° 53, près l’église Saint-Pierre …

– Balancier de la Monnaie, Marché de la Liberté, N° 12 …

– Balancier impérial, Marché Royal, N° 12 …

En 1820, il est cité par l’Almanach du Commerce de Bordeaux.

 

Sources : – Mémoires de la Société archéologique de Bordeaux, Paul BURGUBURU, 1934 et Joseph DUCASSE, 1947, 1958 – François LAVAGNE, Balanciers Etalonneurs, Montpellier, 1981.

 

La reconstitution de la balance complète

 

Les services des douanes n’ont retrouvé que le fléau de la balance. Afin de pouvoir présenter au Musée une balance complètement reconstituée, il fallait déterminer la nature des accessoires : plateaux de fer, ou plateaux de bois ? – suspension de ces plateaux par des chaînes, ou par des cordes ?

Le choix s’est appuyé sur les éléments suivants :

 

1 – Un fameux bas-relief de la fin du 15ème siècle, conservé au musée de Nuremberg, présente une grande balance à fléau avec chaînes et plateaux de fer. Cependant, cet équipement paraît n’avoir été utilisé que dans les pays germaniques; il semble d’ailleurs avoir été abandonné dès la fin du 16ème siècle.

2 – Un vitrail de la cathédrale de Tournai, du 15ème siècle, (reproduction ci-contre) présente le « Poids public » de la ville, utilisant un grand fléau avec des plateaux de bois suspendus par des cordes.

 

3 – Un document du 17ème siècle signale que le « Poids public » de la ville de Tonneins, située sur la Garonne à une centaine de kilomètres seulement de Bordeaux, utilisait :

« … des balances en bois de noyer suspendues au moyen de cordes à un … timon de fer …

plus douze quintaux de plomb avec leurs anneaux en fer savoir :

dix quintaux entiers et deux quintaux en demi-quarterons et autres menues pièces… »

( Revue de l’Agenais, 1930, article de C. de Lagrange, cité par Armand Machabey, La métrologie dans les musées de province, thèse, Paris, 1959 )

4 – Il a été retrouvé récemment (1980), dans une ferme du sud de la Beauce, la balance décrite à la page ci-contre.

Avec une longueur de 1,15 m, le fléau peut être rangé parmi les « gros fléaux » de commerce. La contexture de celui-ci est tout à fait analogue à celle du fléau de Bordeaux. Il porte une date très voisine, 1788, ainsi que les initiales du même fabricant, Antoine Fournel. Il y a donc une très grande similitude entre les deux instruments.

 

 

Or, au moment de sa découverte, cette balance de Beauce était complète, avec ses plateaux – des planches de bois assemblées – et ses cordes et anneaux de suspension. On peut évidemment se demander si ces accessoires sont ceux utilisés à l’origine, ou bien s’ils sont plus récents. Cependant, selon les renseignements recueillis, la balance était « oubliée » dans un grenier depuis « bien avant la Grande guerre » (1914). D’autre part, l’aspect des cordes et des plateaux permet de leur attribuer une ancienneté voisine de cent ans, peut-être beaucoup plus. De toutes façons, si des cordes ou des planches ont été plus ou moins réparées ou changées en cours d’usage, il est extrêmement probable que la réparation éventuelle a respecté l’aspect primitif.

 

L’Encyclopédie de Diderot/d’Alembert (1751 – 1772) nous donne quelques renseignements sur les fléaux à doubles crochets du 18ème :

 

 

 

 

Aimé Pommier

Receveur Principal Régional des Douanes honoraire

 

 


Fiche métrologique Musée des douanes Bordeaux – 1, Place de la Bourse –
– Une balance à fléau, à doubles crochets. Longueur du fléau, 2 m. (Voir notre article dans le présent bulletin).
– Un pèse-tissus, d’Exupère (Voir notre Sup. 6, p. 43 à 46).
– Un densitomètre à liquides, de Collot.
– Une boite de changeur, avec pile à godets marqués en « Quadruples ». Fin 18ème.
– Trois trébuchets de types différents, hauteur de 30 à 40 cm.
– Une. romaine à simple portée, avec poids-curseur en laiton, en poire, et .poids-manchon d’appoint. Longueur du fléau, 1,31 m. Portée 50 à 123 kg. Marque FC (Falco, Marseille). Vers 1815/1820.
– Une romaine à simple portée, avec poids-curseur et poids-manchon d eappoint. Longueur du fléau, 75 cm. Portée 12 à 50 kg. Marque FC. Vers 1860/1880.
– Une romaine à double portée, 3 à 30 et 25 à 100 kg. De Vaissier. Vers 1930.
– Un tourniquet en bois, de fabrication artisanale, pour mesurer les longueurs de « ficelle à plomber » (Ficelle armée utilisée pour les scellés douaniers).
– Un dévidoir à mesurer la longueur des fils de textiles.
– Un poids cylindrique à bouton, en laiton, de 20 kg.
– Diverses toises, cannes-toises et autres mesures de longueur. Une jauge à pétroles.
– Trois « fasquelines », petits instruments poux le comptage des ballots ou sacs.
– Un moulage du haut relief « ICI ETAIT POIDS DU ROI », situé Rue du Port, à La Rochelle.

 


 

Cahiers d’histoire des douanes et droits indirects

 

N° 4

 

1984

 

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