Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes
Les rayons X douaniers (1897)
Presque chaque jour, les rayons X se signalent par une application nouvelle de leur mystérieux et irrésistible pouvoir. La plus récente de ces applications, celle d’aujourd’hui — on pourrait dire celle de demain, les expériences préparatoires n’étant pas encore terminées — est l’utilisation par la douane des indiscrètes et omnivoyantes radiations révélées par le professeur Rœntgen.
Depuis une semaine, dans les gares de Paris, on examine, à l’aide des rayons X, les colis de toute nature et de toute grandeur, depuis les petits paquets et les valises jusqu’aux malles et aux ballots volumineux; on cherche à en reconnaitre le contenu, sans plus recourir à l’ouverture et à la fouille. Les expériences ne sont pas limitées aux bagages : on inventorie les voyageurs eux-mêmes, afin de faire déceler par les rayons X les objets qui pourraient avoir été dissimulés sous les vêlements.
Et, très prochainement, un service de radioscopie sera installé dans une de nos villes- frontière, probablement à Bellegarde.
Les lecteurs de L’Illustration n’apprendront assurément pas avec une extrême surprise les essais auxquels fait procéder actuellement M. Pallain, directeur des douanes, homme de savoir et de progrès, adversaire résolu de la routine. Nos lecteurs ne seront pas davantage surpris d’apprendre les résultats fort satisfaisants donnés par ces essais.
Il y a près de six mois (I), on nous permettra de le rappeler, nous avons ici même décrit en ses moindres détails la méthode d’investigation, que d’aucuns semblent découvrir aujourd’hui, et dont la douane cherche à faire une heureuse et supplémentaire application. Les appareils proposés pour l’inventaire instantané des colis se bornent, en effet, à reproduire le dispositif, aujourd’hui classique, de ces expériences de radioscopie ou de fluoroscopie, sur l’intérêt et l’importance desquelles nous fûmes des premiers à insister. Aussi aurons-nous vite fait d’exposer le principe de la méthode.
Prenons un tube de Crookes, où le Vide e été fait jusqu’à un millionième d’atmosphère ; faisons-y circuler le courant d’une machine électrique ou, de préférence, d’une bobine de Ruhmkorff; et plaçons devant ce tube un écran recouvert d’une substance fluorescente, platinocyanure de baryum ou tungstate de calcium, pour nous limiter aux substances les plus actives. L’écran aussitôt s’illumine, même lorsque le tube de Crookes a été recouvert d’une épaisse enveloppe de papier noir. C’est là l’expérience fondamentale de Roentgen. Toutes les radiations connues étant incapables de traverser une enveloppe de papier noirci pour aller, à une assez grande distance, influencer une matière fluorescente, il fallait nécessairement conclure à l’existence de radiations jusqu’alors inconnues, invisibles pour nous, aptes à se glisser à travers des obstacles infranchissables pour les autres radiations. Ce sont les rayons X ou rayons Roentgen.
Savants et praticiens multiplièrent les observations. Ils constatèrent que, comme pour la lumière, il est des corps transparents pour les rayons X, d’autres absorbent plus ou moins ces rayons, d’autres enfin sont opaques.
Mais tandis que, pour la lumière, on n’a pu relier ces différences de transparente à une autre propriété physique ou chimique des corps, on vient, pour les rayons X, de formuler une règle très suffisamment exacte : les substances sont d’autant plus opaques aux rayons X qu’elles sont plus denses, d’autant plus transparentes que leur densité est moindre.
Ainsi le bois, corps léger, opaque pour la lumière est traversé par les rayons X : le verre, corps dense, transparent pour les radiations lumineuses, arrête les rayons X. Si donc, entre le tube de Crookes et l’écran luminescent on interpose une planchette de bois ou même une boite, celle-ci arrêtera seulement une faible quantité de rayon X ; l’écran restera illuminé, à peine l’éclairement de la portion correspondante à la boite aura-t-il subi un léger affaiblissement. Si, au contraire, on interpose un objet métallique, celui-ci arrêtant les rayons X projettera sur l’écran une ombre dont les dimensions dépendront des distance respectives du tube, de l’objet et de l’écran, ainsi que de l’orientation de l’objet par rapport au tube et à l’écran. Plaçons une pièce de monnaie dans une boite en bois ; en regardant la boite, rien ne nous avertira de la présence de la pièce de monnaie, le bois étant opaque à la lumière ; mais si nous disposons le tout entre le tube de Crookes et l’écran, une ombre apparaitra immédiatement sur l’écran, nous révélant l’existence d’un corps métallique dans la boite.
Enfin, si nous interposons entre le tube à vide et l’écran fluorescent un ensemble de corps de densité variable, la main par exemple, les parties charnues laisseront passer en grande partie les rayons X et produiront un affaiblissement peu sensible de l’éclairement, une légère pénombre en même temps les os, substances denses, projetteront une ombre qui se détachera nettement sur l’écran.
Pour réussir ces expériences si simples, presque enfantines, de radioscopie ou de fluoroscopie — on donne indifféremment un de ces deux noms à ces phénomènes — c’est-à-dire pour apercevoir l’écran fluorescent et sur cet écran l’ombre des objets opaques aux rayons X, il est essentiel d’opérer dans l’obscurité. Sous la lumière brutale du jour la faible lueur émise par les substances fluorescentes serait étouffée.
Rien n’est plus facile pourtant que de réussir ces expériences en plein jour. Il suffit de fixer l’écran à un tube de papier noirci et de regarder par l’autre extrémité de cette sorte de chambre noire pour voir aussitôt apparaitre sur l’écran l’ombre des objets invisibles placés devant le tube de Crookes.
Ce dispositif est à la portée de tous. On le réalise le plus aisément du monde en se procurant une demi-douzaine d’objets de fabrication courante : une bobine de Ruhmkorff qu’on peut alimenter par des piles ou des accumulateurs, un tube de Crookes, ou un des autres innombrables tubes à vide dits « tubes focus » en vente chez tous les physiciens, un écran fluorescent, un cornet de papier noirci.
M. Séguy, préparateur à l’école de pharmacie de Paris, en inventant sa « lorgnette humaine » n’a fait, en somme, que réaliser ce dispositif sous une forme commode et transportable. Mais son appareil ayant été présenté à l’Académie de médecine par le Dr Roux, et l’administration des douanes l’utilisant pour les expériences actuelles, il nous parait utile d’en donner ici la description.
L’ensemble de la « lorgnette humaine » est contenu dans un coffre (M) de forme cubique, mesurant une soixantaine de centimètres de côte, pesant 28 kilogrammes. Ce coffret présente trois compartiments renfermant : l’un quatre accumulateurs légers étanches (R) ; l’autre, un transformateur spécial à haute tension (C), sorte de bobine d’induction ; le troisième, l’ampoule (A) productrice de rayons X, fixée sur un support articulé permettant de l’orienter dans tous les sens et pouvant se déplacer le long d’une glissière. C’est également dans ce troisième compartiment qu’est accrochée la lorgnette proprement dite (L), dont le corps est constitué par une chambre pliante analogue à la chambre noire photographique. Une des extrémités de cette chambre est fermée par l’écran, dont la face fluorescente, formée d’une feuille de papier recouverte de platinocyanure de baryum, est tournée vers l’intérieur ; l’autre extrémité présente un autour capitonné qui encadre complètement la partie supérieure du visage de l’observateur et empêche ainsi l’introduction de la lumière ambiante.
Pour procéder à l’examen intérieur d’un colis (E) par la radioscopie, on ouvre le coffre, on développe la lorgnette, on fait glisser le support de l’ampoule ; on tire le bouton du commutateur (C). Le courant du générateur d’électricité est lancé dans l’ampoule. Un flux de rayons cathodiques est émis par la cathode ou pôle négatif, disposée en forme de miroir concave ; le flux frappant sur l’anode ou pôle positif, en forme de miroir plan, donne naissance aux rayons X. On place le colis à observer aussi près que possible de la lorgnette, c’est-à-dire presque au contact de l’écran, et à une distance d’environ 20 centimètres de l’ampoule. Il suffit de regarder dans la lorgnette pour apercevoir instantanément l’ombre des objets les plus denses contenus dans le colis observé.
Nous apercevons donc seulement l’ombre des objets les plus denses. Et voilà, par suite, limité, l’emploi de la radioscopie dans les reconnaissances douanières. Il ne faut, en effet, pas exagérer le concours qu’apporteront les rayons X aux agents chargés de surveiller l’entrée à la frontière ou aux portes des villes des matières soumises aux droits de douane ou d’octroi.
Nous reproduisons la photographie d’une scène qui s’est passée samedi dernier dans le grand hall aux marchandises de la gare Saint-Lazare. On y voit un vérificateur des douanes examiner à l’aide de la « lorgnette humaine », en présence des membres de la commission supérieure des douanes, une malle tenue par un douanier. Il est certain que le vérificateur apercevait distinctement à l’intérieur de la valise les objets métalliques qui y étaient enfermés. Au milieu du linge, il voyait nettement des cigares, des boites métalliques où pouvaient être dissimulées des substances introduites en contrebande.
Mais l’examen fluoroscopique ne pouvait lui apprendre davantage. On ne saurait par exemple distinguer par la fluoroscopie les étoffes, les dentelles neuves, soumises aux droits d’entrée, des effets usagés sur lesquels la douane n’a aucune revendication à exercer.
M. Rémond, qui présentait l’appareil de M. Séguy, a procédé ensuite à une série d’expériences, fort intéressantes, mais évidemment, et tout naturellement d’ailleurs, choisies avec soin.
Il a apporté un paquet grossièrement enveloppé, ficelé sans précautions qui, en apparence, semblait de nulle valeur. Il l’a placé devant l’ampoule fluoroscopique ; et aussitôt on a aperçu sur l’écran des cigares, éparpillés, disséminés dans le grossier paquet. Il a montré une boite en bois blanc qui, ouverte, ne semblait contenir que de la paille et des chiffons ; cette boite était à double fond ; et, sur l’écran fluorescent, on a vu instantanément les objets dissimulés dans la fausse paroi.
La scène la plus curieuse a été, sans contredit, l’examen d’une fraudeuse, tel que le pratiqueront les « fouilleuses » exercées à la radioscopie. Nous reproduisons le dessin de cette scène fait d’après nature. Une femme, dont l’apparence était de nature à éloigner tout soupçon, fut installée devant l’appareil indiscret, et, sur l’écran, on aperçut immédiatement au-devant des jambes… une bouteille. Cette apparition n’eut pas tout le succès qu’elle méritait, car elle nous avait été prédite par un… douanier, dont le regard exercé, habile à découvrir les fraudes, n’est pas moins perçant que les rayons X. M. Liémond avait complaisamment fait marcher sa fraudeuse, demandant aux assistants s’ils remarquaient en elle quelque chose d’anormal. Les profanes avaient répondu non. Mais un douanier présent ne s’y était pas trompé : « Cette femme, avait-il déclaré, a quelque chose sous sa robe » ; il avait surpris je ne sais quelle gène dans sa démarche. Il avait deviné la bouteille.
On aurait donc tort de s’imaginer que les rayons X vont supprimer les douaniers, et leur substituer ce qu’un a appelé d’un amusant néologisme les « radioscopeurs ». Les indications fournies par les rayons X seront, en bien des cas, insuffisantes et ne dispenseront pas les voyageurs de l’inventaire, trop souvent brutal, de leurs malles.
Par contre, les radiations découvertes par le professeur Roentgen pourront être fort utilement employées pour l’examen rapide des petits paquets, des colis postaux, des valises. Les agents de la douane et de l’octroi auront le moyen — soit avec la « lorgnette humaine », soit avec tout appareil analogue, simplement constitué sur une source électrique, un tube focus et un écran fluorescent — de se rendre compte immédiatement, par un simple regard, de l’exactitude relative des déclarations faites par les expéditeurs pu les voyageurs. Ils pourront ainsi surprendre rapidement les fraudes, et, s’ils le veulent bien, éviter aux honnêtes gens les inutiles désagréments de visites inquisitoriales. Ce qui est le plus déplaisant et le plus vexatoire dans ces visites, c’est le contact des mains des agents avec le linge, les effets et les objets d’usage intime contenus dans les bagages.
Si le nouveau procédé supprime la nécessité de contact, ou permet seulement d’en diminuer la fréquence, la Direction des douanes aura bien mérité du public en l’adoptant.
A. P.
Extraits de L’Illustration – 1897
Cahiers d’histoire des douanes
N° 13
Décembre 1992