Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

L’organisation douanière face aux nouvelles formes de la fraude

Mis en ligne le 1 septembre 2022

 

Si la lutte contre la fraude ne s’est pas appuyée entre 1900 et 1914 sur des moyens juridiques nouveaux, elle n’a pas davantage déterminé une novation des méthodes et des moyens de la surveillance.

 

Nous avons signalé que la bicyclette avait fait une apparition encore timide dans les brigades vers 1898. II faut croire que l’usage de ce moyen de transport « permettant d’assurer (au) service un plus grand rayon d’action en même temps que plus d’imprévu et de mobilité », n’était pas encore extrêmement répandu en 1914 puisqu’à la fin de la guerre, au moment où elle se proposera de tenter une expérience « sur l’utilisation éventuelle de voitures automobiles », la direction générale va estimer qu’il serait peut-être opportun de généraliser d’abord l’emploi de la bicyclette ! (100)

 

Ce fut, dans ces conditions, une Douane figée dans ses méthodes de surveillance traditionnelles qui se trouva confrontée à la fraude par automobile.

 

Au départ personne ne s’était affolé.

 

Que des « véhicules auto-tractés » aient pu occasionnellement servir de vecteur à des marchandises de fraude, le fait n’avait rien d’insolite. En juillet 1903, lorsque le sous-brigadier Lhussier et le préposé Michel, de la direction de Valenciennes, découvrirent 750 kg de tabac dans une automobile, on ne manqua pas de les féliciter, mais autant et pas plus que leurs collègues de la direction de Lille, qui quelques mois plus tôt, avaient trouvé plus de 300 kg de la même marchandise dans le faux-ciel d’une carriole de boulanger. (101) Il y avait fort longtemps que des voitures étaient aménagées pour dissimuler la contrebande : déjouer ces ruses relevait d’un savoir-faire douanier quasi immémorial.

 

Les premiers franchissements de vive force qu’effectuèrent des chauffeurs d’automobile ne semblèrent pas davantage émouvoir nos prédécesseurs: on connaissait aussi, depuis toujours, les voitures de fraude que leurs conducteurs, fouet en main, lançaient au grand galop au nez et à la barbe des préposés. Cette fois encore, on n’était pas désarmé : les douaniers commençaient même à être équipés de bicyclettes et la poursuite des fraudeurs pouvait ainsi s’engager dans des conditions  plus favorables que par le passé.

 

Initialement les douaniers n’avaient donc pas tenu pour révolutionnaire le transport de marchandises de fraude par voiture automobile. L’affaire changea d’aspect quand se multiplièrent les cas de franchissement de vive force de la frontière par des automobiles de plus en plus robustes et de plus en plus rapides. Bien sûr, cette situation nouvelle prit du temps à s’installer : son développement s’est étalé sur une période d’environ vingt ans coupée par la Grande Guerre.

 

On peut situer en 1908 ou 1909, le moment où la Douane bascula de la sérénité dans l’inquiétude. Ce sont les frontières du Nord qui furent le théâtre des incursions des premières automobiles de fraude. Il s’agissait de modèles de course actionnés par des moteurs de 80 à 100 cv. Ces engins passaient à toute vitesse devant des bureaux qui, à l’époque, ne disposaient pas de barrières, L’Administration ayant laissé en quelque sorte tomber en désuétude le droit qu’elle tirait du Code de 1791 d’installer des obstacles de ce genre en première ligne. Il n’était plus question, après des essais malheureux, de se jeter à la tête de ces véhicules comme on se jetait précédemment à la  tête des chevaux. En 1908, le préposé Servoise, de la brigade de Dompierre dans l’Avesnois, fut très grièvement blessé en cherchant à arrêter une auto qui n’avait pas obéi aux sommations réglementaires. Ce ne fut pas le seul accident de cette nature que l’on eut alors à déplorer et il y eut même mort d’hommes. (101) A l’évidence, on se trouva, pendant un temps, submergé. Le chroniqueur des Annales des Douanes écrit, en 1913, qu’« entre les mains d’hommes audacieux, prêts à ne reculer devant aucune extrémité pour consommer leurs tentatives, ces engins qui passaient en trombe, à toute heure du jour et de la nuit, sur les chemins les mieux gardés, furent quelque temps les maîtres de la route ». (102)

 

Les agents ne manquaient pourtant ni de courage (l’exemple du Préposé Servoise le démontre), ni d’ingéniosité : ils essayèrent d’arrêter les autos dans leur course en s’exerçant à crever les pneumatiques à coups de révolver; ils placèrent sur les routes des chicanes de fagots de bois. meules de paille, troncs d’arbres. En 1910, un correspondant des Annales expose dans cette publication qu’il existe un moyen très simple pour combattre la fraude par automobile. Il suffit, dit-il, de placer sur le sol, à hauteur des bureaux de douane, « des planches de 10 à 12 mètres de longueur, 30 à 40 cm de largeur sur lesquelles  seraient placés, la pointe en l’air, des clous de différentes dimensions. En s’enfonçant dans les enveloppes, les clous soulèveraient la planche qui, bloquée contre le châssis, ferait office de frein et mettrait les pneumatiques hors d’usage ». La chausse-trappe était née ! Mais en vérité, l’utilisation de ce prototype s’avéra fort difficile, si bien que les résultats ne furent pas à la hauteur des espoirs de l’inventeur. (103)

 

Les succès obtenus par les agents demeurèrent rares et la version nouvelle de la contrebande ne tarda pas à prendre des allures quasi mythiques. Ainsi a-t-on pu lire, en 1910, dans les Annales des Douanes l’information suivante : « Un journal de la frontière du Nord donne la description suivante d’une automobile construite pour la fraude et que l’on a désignée, dans la région de Lille, sous le nom d’auto-fantôme. Ce qui caractérise cette machine, c’est son extrême puissance (80 HP.), ses dimensions formidables (6 * 2 * 2,5), sa carcasse, qui est en tôle d’acier, sa forme d’obus à l’avant, sorte de cage pour les passagers et pour les marchandises. Elle a quatre leviers dont les trois ordinaires, l’un pour le débrayage, l’autre pour le frein au pied, l’autre pour l’accélération, et le quatrième qui a pour fonction de débrayer tout en formant friction sur un pignon, ce qui transforme la force-vitesse en force-poussée. Lorsque le chauffeur manœuvre ce quatrième levier, quel que soit l’obstacle qui se trouve devant la machine, sauf un vieil et gros arbre solidement fiché en terre, tout doit céder : porte, grille, mur lui-même, à l’avant deux tampons avec puissants ressorts que deux chevaux feraient à peine bouger font obstacle à toute résistance et permettent de déplacer un véhicule. Ajouter : un réservoir de 200 litres d’essence pouvant permettre de rouler pendant une journée entière, des pneus garnis de cônes dont le creux, situé à l’extérieur, avale le clou ou le gravier « perceur » ; imaginez tout ce que la science a mis au point dans l’automobilisme, tout ce que la volonté de triompher de l’obstacle peut faire découvrir, tout ce que la nécessité de passer quand même est susceptible d’adopter, et vous aurez une idée des automobiles en question, qui peuvent faire du 120 à l’heure. »  (104)

 

Il y avait alors deux ans que les états-majors douaniers recherchaient en vain le moyen de faire face à la situation. Leur désarroi est apparent quand, en 1908, entre en application une profonde réorganisation des services. Alors que la direction générale trace, pour la surveillance des côtes, une politique à long terme basée à terre, sur l’action d’unités moins nombreuses mais plus mobiles, et, en mer, sur « la création d’un service d’embarcations automobiles », elle se montre en revanche extrêmement discrète en ce qui concerne les frontières terrestres. Cette attitude est compréhensible puisqu’on attend alors les résultats d’expérimentations locales encore bien tâtonnantes.

 

L’idée qui cependant prévaut très vite est qu’il faut dresser sur les routes gardées des obstacles solides, et l’on pense tout naturellement aux barrières mobiles. Pour nous qui avons été accoutumés à voir les douaniers manœuvrer ces obstacles (jusqu’à ce qu’on les supprime en bien des points), il peut sembler étrange qu’il ait fallu des années avant généralisation de la mesure. Et pourtant, il en a bien été ainsi pour des raisons qui ne furent pas toutes budgétaires. La première difficulté fut đ’ordre purement administratif. Pour faire revivre la disposition prévue dans le Code de 1791, on jugea indispensable de réunir en 1911 une Commission interministérielle composée de représentants des départements des Finances, des Travaux publics, des Affaires étrangères et de la Guerre. On demanda à ses membres de « rechercher les moyens propres à réprimer la fraude par automobile ». Sa mission était donc générale, ce qui ne pouvait à l’évidence en abréger la durée. De fait, si elle conclut  rapidement à la parfaite légalité du barrage des routes légales, elle préféra, pour le surplus, travailler à partir de rapports établis par des commissions régionales. Celles-ci préconisèrent, en ce qui concerne les barrages fixes, des dispositifs d’arrêt consistant généralement en câbles métalliques de grande résistance tendus obliquement entre deux piliers. Cette solution fut adoptée par la Commission centrale qui exprima l’avis que la circulation devait être laissée libre sur les routes légales ; toutefois, on admettait que les agents des Douanes puisse hors des bureaux, faire usage d’engins d’arrêt portatifs dont divers modèles furent proposés. Ainsi la chausse-trappe recevait-elle une consécration légale.

 

Une politique de défense se trouva, au terme de l’année 1912, définie dans la réponse suivante que le ministre des finances donna à une question posée par un député du Nord. « Les mesures destinées à réprimer la fraude par automobiles ont été arrêtées en principe. Elles consistent :

1° dans l’installation de barrières fixes devant les bureaux de première ligne:

2° dans l’emploi d’obstacles portatifs sur les chemins indirects ainsi que sur la partie des routes légales situées en arrière des bureaux de première ligne.

 

Les crédits nécessaires pour l’établissement des barrières fixes vont être demandés au Parlement : dès qu’ils auront été votés, les travaux seront commencés.» (105)

 

Le choix et le mode d’emploi des obstacles portatifs, qui avaient déjà occupé une bonne partie des années 1911 et 1912, ne furent véritablement arrêtés qu’en 1913. En ce qui concerne l’engin lui-même, la direction générale opta pour un modèle conçu par le capitaine des Douanes Bernard, de Pont-à-Marcq ; pour le surplus, on diffusa de sévères consignes d’utilisation destinées à prémunir les automobilistes de bonne foi contre les « surprises fâcheuses » ; il y avait eu à cet égard, dès 1912, des protestations d’automobilistes des régions frontalières dont un parlementaire du Valenciennois s’était fait l’écho. (I00)

 

 

(*)

 

Quand la Grande Guerre éclata, les services commençaient à peine à reprendre en main la situation.

 

On sait hélas, ce qu’il advint de l’organisation laborieusement mise en place ! Les plaines du Nord allaient s’illuminer d’autres fusées que celles dont J. Branet, directeur général des Douanes, était venu, en février 1912, examiner l’emploi expérimental dans la région lilloise, « en vue de signaler…le passage des automobiles ayant réussi à forcer le premier cordon ». (107)

 

Tout serait à reprendre en 1919 lors du rétablissement des 1ignes et c’est alors que, pour la première fois, l’automobile allait être considérée comme un moyen de lutter contre la fraude et non plus seulement un moyen de fraude.

 

A cette époque cependant, les contrebandiers avaient franchi une nouvelle étape et découvert les possibilités offertes par l’avion. Rien ne permet de considérer que la fraude par voie aérienne ait pu revêtir avant 1914 un caractère sérieux. On n’en excluait pourtant pas l’hypothèse : les Annales des Douanes se font l’écho du journal La Liberté qui, en 1910, estime urgent d’installer « des lieux appropriés pour l’atterrissage des aéroplanes », car « s’il est permis à un appareil aérien d’atterrir n’importe où, il devient difficile de garder les frontières ». (108)

 

Trois ans plus tard, Le Journal (relayé par les Annales) faisait état d’un trafic régulier entre la Belgique et la France : « Chargés de tabacs, de dentelles et autres marchandises, les aéroplanes se rendaient, prétendait-on, à un endroit désigné d’avance… où le service de la Douane est très parsemé. «  Les Annales des Douanes se montrèrent sceptiques: Malgré tous les progrès accomplis, l’aéroplane est encore d’une utilisation difficile pour le transport des marchandises de contrebande, mais il faut prévoir que, dans un avenir peu éloigné, il pourra constituer un engin de fraude d’autant plus dangereux qu’il sera à peu près impossible d’atteindre les aviateurs qui y auront recours ». (109)  Le vent n’était donc pas à l’optimisme !

 

Jean Clinquart

 


Notes:

(100) Annales des Douanes, 1919, page 106.

(101) Faits rapportés par les Annales des Douanes, 1903, page 202 et 1908, page 206

(102) Annales des Douanes, 1913, page 197.

(103) Annales des Douanes, 1910, page 64.

(104) Annales des Douanes, 1910, page 134.

(105) Interpellation d’E. Davaine, député du Nord. Annales des Douanes, 1912, page 29.

(106) Annales des Douanes, 1913, page 302. Les engins Bernard sont demeurés très longtemps en service.

(107) Annales des Douanes, 1912, page 72.

(108) Annales des Douanes, 1910, page 24l.

(109) Annales des Douanes, 1913, page 255.

 


 

(*) Illustration :

Visite d’une voiture automobile à la frontière franco-belge. Carte postale.

On observera la herse disposée en travers de la route pour faire obstacle aux passages de vive force.

 


 

 

 

L’administration des douanes en France sous la Troisième République

 

 

Première partie (1871-1914)

 

 

AHAD 1986

 

 

 

 

 

 

 


 

 

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