Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

Mon père, ce douanier : le gabelou comme guide romanesque

Mis en ligne le 1 mai 2022

(*)

 

« A cette sourde voix qui lui dit à l’oreille
Que la fleur de la vie est cendre dans son fruit. »

 

La voix

 

« Seuls, le subtil Hermès et la Victoire ailée
Ont su vaincre le sort et déjouer le temps »

 

En Arcadie

 

Henri de Régnier, « La sandale ailée » (1906)

 

 

 

 

Acte I) « Immortels fils de douaniers » : deux beaux contes d’amour et d’Armor

 

S’il est de célèbres ascendances douanières que les disciples de Saint Matthieu préféreraient passer sous silence, il en existe d’autres, moins connues, dont ils peuvent heureusement s’enorgueillir.

 

Hommage indirect aux gabelous géniteurs de génies littéraires, une exposition temporaire du musée des douanes consacrée aux « Immortels fils de douaniers » fut inaugurée le 14 avril 1992, invoquant opportunément les mânes paternels face à une translation des lignes aussi inédite en temps de paix. En effet, Henri de Régnier, Paul Valéry et Théodore Gosselin dit « G. Lenotre », furent « académiciens comme chacun sait et fils de douaniers comme tout le monde l’ignore », selon l’heureuse formule du bulletin de l’association pour l’histoire de l’administration des douanes françaises n°25 du mois de mai 1992, ayant troqué l’habit vert finances de leurs pères pour l’habit vert académique.

 

 

Enfant de la balle, G. Lenotre jongla entre les deux mondes, même s’il n’eut guère l’occasion de revêtir leurs uniformes respectifs, compte tenu de son affectation au bureau de la Balance du Commerce et de son décès deux mois après son élection sous la Coupole mazarine. Le « père de la petite histoire » bénéficia de « la bienveillance de Georges Pallain, le directeur général de l’époque » pour sacrifier les exigences du service sur l’autel des honneurs académiques, suscitant une facétieuse publication corporative qui faisait allusion, en 1909, à « un certain Lenotre qui, sous le pseudonyme de Gosselin, occupait discrètement une chaise de rédacteur aux douanes », selon Jean Clinquart (G. Lenotre, de l’Académie Française, initiateur de la « Petite Histoire » (1855-1935), dans Les Cahiers d’Histoire des douanes françaises n°8, p.81).

 

Autre trait d’humour inspiré au poète breton Pierre Guéguen par l’ascendance douanière de son estimé collègue Paul Valéry, qui avait hérité de la portuaire Gêne maternelle et des corses gènes paternels : « un œil scrutateur […] une défiance héréditaire, loyale et systématique, exercée en vue du tribut de César […] oblige[ant] l’énorme transit des phénomènes et des noumènes, le commerce extérieur et intérieur à passer par les grandes douanes de la critique » dans son étude intitulée « Paul Valéry, son œuvre, portrait et autographe » (1928). « Pourquoi tous les douaniers en France sont-ils corses ? » s’interrogeait le personnage de Robineau dans la première pièce de théâtre de Jean Giraudoux « Siegfried » (1928) ; Nul doute que Paul Valéry aurait su faire preuve d’une aussi poétique répartie que le satirique collègue de son père, le douanier Pietri : « Il n’y a encore que les Corses pour comprendre que la France est une île ».

 

Quant à Henri de Régnier, sa seule appartenance au « club des Longues moustaches » et sa passion pour la Sérénissime suffiraient à certains pour garantir l’empreinte du père, marin à « Lorient, à Vannes […] réputé pour sa hardiesse [mais que des problèmes de vue avaient contrait à] cesser ses exploits nautiques pour entrer dans l’administration des douanes », comme le narra l’intéressé dans « Lui ou les femmes et l’Amour, suivi de Donc… et Paray-Le-Monial » (1929).

 

C’est à ces douaniers corses et bretons, mais également aux basques et catalans « dont la langue maternelle n’était pas le français et qui néanmoins firent carrière » que rendit hommage Albert Laot dans son article intitulé « La littérature orale bretonne et la douane » publié dans le numéro 27 des Cahiers d’histoire des douanes et droits indirects en 2003. Mobilisés pour la sauvegarde du patrimoine, les « habits verts » académiciens et douaniers firent front commun, inspirés par le succès des Macpherson, Walter Scott, frères Grimm et de La Villemarqué. Ainsi de l’immortel douanier, quoique non académicien, Jacques Boucher de Perthes, qui rappelant le contexte d’écriture de ses « Chants armoricains ou souvenirs de Basse-Bretagne » (1832), écrivait dans ses « Souvenirs de 1791 à 1867 » intitulés « Sous dix rois » : « … Pendant mon long séjour dans cette vieille Armorique, j’avais relevé ces documents pour mon ami de Marchangy (avocat général à la Cour de cassation) qui en a utilisé une partie dans son Tristan le voyageur. La mort l’a surpris avant qu’il eût pu employer le reste ; alors, l’idée m’est venue de réunir ces bribes en ce petit volume ». De même, Léopold-François Sauvé, qui acheva sa carrière comme inspecteur divisionnaire des douanes à Boulogne, poussa la chasse au folklore « à l’aventure dans la lande, sous bois, sur le chemin des pardons, et jusque dans la barque » …du Roi pêcheur, pourrait-on ajouter, sans trahir la passion qu’il manifestait pour la quête qui ne prit fin qu’avec son trépas. Tels leur divinité tutélaire, Hermès psychopompe, les gabelous contribuèrent en quelque sorte à apurer le transit de la culture orale bretonne du Léthé de l’oubli vers le Styx de l’immortalité.

 

Ni catalan, ni basque, ni même plus tout à fait gabelou, Bernard Minier a mûri son talent de conteur au sein de la douane, à l’instar de G. Lenotre, avant d’être sacré « roi du polar », sans toutefois bénéficier de la même « bienveillance » administrative que son illustre prédécesseur. Identifiant à la suite de Jean Giraudoux une autre forme d’insularité « physique et symbolique » propre aux « Vallées secrètes » (2021) pyrénéennes de son enfance, il évoque dans ce livre d’entretiens avec Fabrice Lardreau l’influence de « cette barrière définitive, ce Finistère de roche » sur sa « géographie mentale » et ses créations romanesques, en des termes proches de l’univers de François Place et de la première phrase de son premier roman « La douane volante » (2010) : « La Bretagne, c’est ce grand bout de granit qui termine la France, à l’extrême pointe du continent ».

 

A l’image de la presse qui ne manque jamais de le ramener à ses origines douanières (« Bernard Minier. De la douane à la plume », Le Télégramme, 30 juillet 2017 ; « Bernard Minier, le douanier vous salue bien », Le Figaro, 17 mai 2017, etc.), on ne peut s’empêcher de songer que la description des montagnes de son enfance est nécessairement celle d’un gabelou : « Ma première image mentale de la montagne est donc celle d’un mur, d’un obstacle infranchissable. Et aussi d’un inconnu : celui qui commençait de l’autre côté. Peut-être de là mon goût pour le mystère et aussi pour les géographies littéraires ». « On ne guérit pas de son enfance » confiait-il au journal Libération (n°201, février 2017), paraphrasant Jean Ferrat, et présentait le 6 avril de la même année son nouveau roman « Nuit » au musée national des douanes… on ne guérit pas non plus de 25 ans de douane. A cette occasion, Jean-Roald L’Hermitte, en sa qualité notamment de directeur du musée, dressait un parallèle entre « l’épaisseur psychologique des personnages » créés par Bernard Minier et la figure de Victor Malan, transfert littéraire en douanier de Jean Grenier, l’ancien professeur de philosophie et maître d’Albert Camus dans son roman inachevé « Le premier homme » (1994), qui « avait tellement observé à travers son métier […] les méandres de l’âme humaine qu’il en avait acquis une sorte de sagesse un peu particulière et une capacité à deviner la psychologie des gens ».

 

La fiction est-elle parvenue, une fois n’est pas coutume, à rattraper la réalité de ces immortels fils de douaniers ? Du moins celle de leurs immortels pères dans deux romans a priori dissemblables: « Le premier homme » (1994) d’Albert Camus et « La douane volante » (2010) de François Place :

 

– deux romans d’éducation, mettant en scène un douanier comme figure paternelle, guide ambigu, maître à la fois initiateur et castrateur ;

 

– deux récits situés en brumeuse Bretagne, lieu de transit entre vivants et morts ;

 

– deux contes placés sous le patronage d’Hermès, ce dieu caché conducteur des âmes vers les infernaux paradis de l’âge adulte.

 

« Seigneurs, vous plaît-il d’entendre un beau conte d’amour et de mort ? », « Deux anciennes maisons réputées d’égale dignité dans la belle Vérone, où se tient notre scène » ; quelle meilleure référence à ces autres premières phrases du « Roman de Tristan et Iseut » (1900) de Joseph Bédier et du « Roméo et Juliette » (1597) de William Shakespeare, amants maudits par le sort, pour introduire un feuilleton en 3 actes cherchant à cerner cette autre forme d’amour contrarié que sont les relations entre un père douanier de substitution, le maître, et son fils adoptif, le disciple ? Chers lecteurs, vous plairait-il de comprendre ce choix romanesque de recourir à une figure douanière dans deux beaux contes d’amour et d’Armor ?

 

– Acte I) « Immortels fils de douaniers » : deux beaux contes d’amour et d’Armor ;

 

– Acte II) Albert Camus et la douane : képi romanesque et pétase mythologique ;

 

– Acte III) Dans les brumes d’Hermès : « La douane volante » comme imaginaire dans le roman de François Place.

 

 

Kevin Mills

 


(*) Illustration : « Hermes Ludovisi »  –  copie romaine d’une sculpture hellénistique du dieu sous sa forme d’Hermès psychopompe (conducteur des âmes des morts) conservée au Musée national romain à Rome (source Wikipedia).

 

 

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