Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes
1956: Les motards ont la parole
Après la diffusion des instructions définissant les conditions générales de travail des groupes motocyclistes, la presse professionnelle donne la parole aux responsables locaux . Ci-dessous, le « retour d’expérience » de deux groupes, recueilli en 1956.
L’équipe de rédaction
Les groupes motocyclistes de la division de Toulon
Avant-propos par M. Delucq, directeur-adjoint
Les conditions générales du travail des groupes motocyclistes ont été définies par la circulaire n° 1036 du 28 septembre 1954. Tout en s’inspirant de ces directives, chaque groupe est dans la nécessité d’adapter son activité aux conditions locales, à la nature de la fraude à combattre, à la topographie du terrain et au fonctionnement de l’ensemble tactique dont les motards sont un des éléments. (…)
Les conditions de son travail varient avec la nature du terrain; chacun des deux groupes de la division aborde des régions parfois comparables, parfois différentes; chacun a son tempérament propre et chacun estime que sa BSA vaut mieux que la CEMEC ou inversement. Pour rendre vivante la comparaison de ces activités, qui ont leurs traits communs et leurs caractéristiques particulières, il n’est pas de meilleure formule que de laisser s’exprimer chacun de ces groupes. Voici comment, d’une part, le Brigadier-Chef Marques, du groupe de Saint-Raphaël et, d’autre part, l’Adjudant Cliquet et l’Agent Breveté Lemoine du groupe de Toulon, font part de leurs impressions de service et relatent les faits saillants de leur activité.
Groupe de Saint-Raphaël
par le Brigadier-Chef Marques
Les hommes
La coordination est maintenue étroitement avec le Chef du groupe motorisé de la résidence, les chefs de vedette et les chefs des brigades côtières, afin d’éviter les doubles emplois sur le terrain et d’utiliser au maximum les aptitudes respectives de chacune de ces unités.
La bonne entente règne avec tous les agents des autres unités : dès leur arrivée, les motards ont été immédiatement adoptés; très vite, ils ont montré qu’ils n’avaient pas d’esprit particulariste et, de ce fait, les contacts avec les autres unités se font dans une ambiance de franche cordialité.
Sur le plan psychologique, les agents du groupe motocycliste sont très attachés à leur fonction à laquelle ils sont venus librement; l’esprit motard dont les grands principes leur ont été inculqués à l’Ecole les anime constamment.
Remplissant leur rôle avec allant et abnégation, avec esprit d’équipe aussi, ils aiment cette vie passionnante et c’est parce qu’ils ont la psychose de la fraude qu’ils supportent avec une ferme volonté les fatigues inhérentes aux efforts qui leur sont demandés.
Ils savent, par expérience, que leur fonction est très dure et que le danger y est constant. En période d’alertes ils doivent rouler pendant 3 ou 4 nuits consécutives, par tous les temps. Leur service terminé, ils rentrent souvent trempés après avoir passé toute une nuit sous la pluie, les yeux brûlants, transis de froid malgré leur équipement. Leur allure reste pourtant normale.
Pendant ces veilles interminables, parcourant quelquefois 250 kilomètres et plus, ils ont à lutter contre la grande fatigue oculaire, contre l’insidieux sommeil qui les assaille, celui-ci étant aggravé par leronronnement continu deleur machine et doivent déployer tous leurs efforts afin de maintenir intactes la maîtrise et la sureté de leurs réflexes.
Leur résistance physique est mise à une rude épreuve et ils savent que la moindre défaillance aura pour conséquence l’accident aux suites incalculables. Ils ont tous « frôlé » l’accident, mais ils ont su l’éviter au dernier moment par leur sang-froid et la promptitude de leurs réflexes.
Les motards trouvent, dans l’attachement au métier, des joies que seuls ils peuvent ressentir.
Pouvoir se griser de vitesse, selon les circonstances, sentir sa machine vibrer sous soi, faire corps avec elle, en être maître, savoir qu’elle passera là où il le voudra, pouvoir contrôler cette puissance, la voir répondre à toutes les exigences, tout cela lui fait oublier bien des mauvais moments.
Possédant des qualités techniques parfaites, disposant d’un matériel complet de dépannage et des pièces de rechange nécessaires, les agents du groupe motard entretiennent leur machine avec amour. Ils le font d’autant plus avec coeur qu’ils n’ont qu’un désir « que ça tourne » sachant que, sans ces soins, leur idéal et leurs fonctions seraient un vain mot.
Ils ont démontré leurs qualités de pilotes audacieux en effectuant, au mois de mai, devant les Chefs Supérieurs de la Direction ainsi que devant un nombreux public, des acrobaties qui ont vivement impressionné tous les assistants parmi lesquels se trouvaient des professionnels; ceux-ci ne cachèrent pas leur admiration.
Ainsi donc, les agents du groupe motocycliste de Saint Raphaël ont su se faire connaître et apprécier. Ils continueront à travailler afin d’améliorer encore leurs qualités techniques et morales car ils ont un idéal.
Pénétrés de l’esprit motard, pleins d’enthousiasme, ils ont foi dans le succès et ils désirent mériter la confiance qu’ont mise en eux leurs Chefs et l’Administration.
Groupe de Toulon
par l’Adjudant Cliquet et l’Agent Breveté Lemoine
(…)
Nos machines
Qu’il nous soit permis de parler en termes élogieux de nos CEMEC. Ce qui va suivre est un avis qui n’attaque pas la décision administrative de remplacer les CEMEC par des BSA. Ce n’est pas un jugement, mais de simples constatations et observations de gens de métier. D’ici quelque temps, un petit nombre de motards reprendra à son compte l’adieu de Boucher de Perthes à son habit, transposant cet adieu à sa motocyclette. Mais ce petit nombre de motards, regrettera ses anciennes machines.
Au point de vue topographique notre secteur est infiniment varié. Nous roulons en tous lieux, sur les routes, sur les sentiers rocailleux, sur les plages de galets, sur les étendues de sable en bordure du littoral. Oubliant quelquefois les consignes fixant la vitesse de croisière à 70 km/h, nous nous mesurons à des voitures rapides et puissantes. Sauf sur de longues lignes droites, et elles sont rares, nos CEMEC, de nuit comme de jour, ont eu le dernier mot. Nous nous permettons de défier n’importe quelle voiture, dans n’importe quelle partie du secteur qui nous est attribué. En cas de poursuite, contre une voiture de fraude, la différence de machine ne joue plus. C’est seulement une lutte entre hommes et entre pilotes où le sang-froid doit s’opposer à la ruse.
Après plus de cinquante kilomètres de tous terrains, et grâce aux soins apportés à l’entretien de nos véhicules, nos CEMEC répondent encore au moindre coup de kick. Pour la plupart, nous en connaissons à fond la mécanique. Le moindre symptôme nous fait découvrir la panne, et rare est celui d’entre nous qui soit rentré de service en remorque, mis à part les ruptures de pièces essentielles ou d’organes d’alimentation.
Ces machines nous ont permis de traverser la boue, le sable, l’eau jusqu’à hauteur des carburateurs, la neige et le verglas. Toute cette gamme d’intempéries se rencontre également sur le littoral de Provence. Et chaque motard aime sa machine car il est avec elle plus souvent qu’avec sa famille. C’est elle qui lui vaut ses récompenses ou ses punitions.
Certes, la CEMEC brûle plus d’ essence que la BSA. Par rapport à celle-ci elle est moins rapide et moins souple, son sélecteur n’en est pas un, sa puissance d’éclairage est relativement faible, ses reprises sont moins nerveuses; son prix est plus élevé… Mais par contre, elle vire mieux, ses écrous et boulons sont au pas normal et se trouvent sur n’importe quel marché. Son réglage n’est pas délicat. Démontée, elle ne représente pas la valeur d’un demi mètre cube de boulonnerie. Elle a plus d’allure et sa version RATIER possède une vitesse de pointe de près de 140 km/h pour une consommation de 6 litres d’essence aux 100 km.
Quelle fierté n’avons-nous pas, lorsque, répondant à qui s’enquiert de la nationalité de notre motocyclette « Mais non Monsieur ce n’est pas une machine étrangère. Elle est Française. Elle vient du Centre d’Etudes des Moteurs à explosion et combustion « .
Quoiqu’il en soit, nous avons tous la plus grande partie de notre carrière devant nous et nous espérons user plusieurs machines de marques différentes. Nous jugerons alors de leurs qualités respectives.
Les hommes et leurs aspirations
L’effectif théorique du groupe est de huit agents et, actuellement, aucun poste n’est vacant. Les agents se logent par leurs propres moyens, souvent à grands frais, et dans des conditions inconfortables, la ville de Toulon ayant subi de très fortes dégradations pendant la guerre.
Aussi les changements sont-ils fréquents. Chaque semestre amène des visages nouveaux. Chaque fois, il faut localiser l’agent, « le mettre dans le bain ». Le métier de motocycliste de la Douane ne s’apprend pas uniquement à l’Ecole des Brigades. Il s’acquiert aussi et surtout sur la brèche. Devenir motard, c’est devenir un agent sur lequel on puisse compter, en tous temps et en tous lieux. Un agent à qui est confié un véhicule représentant un capital élevé, afin de l’utiliser pour défendre une cause qui, à son échelle et toutes proportions gardées, est celle de notre Pays. C’est donc une véritable éducation à faire, éducation basée sur sur des souffrances physiques et morales, mais aussi sur des joies. Tout est à refaire à chaque mutation. Le problème ne serait peut-être pas le même si chaque élément du groupe trouvait à sa résidence le confort matériel indispensable : logement pour l’agent et sa famille., rémunération en rapport avec l’activité déployée.
Malgré les servitudes de la fonction, malgré ses dangers, le groupe a pleine conscience de sa mission et maintient intact l’esprit qui anime les jeunes motocyclistes à leur sortie de l’Ecole des Brigades.
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Nous sommes des policiers sur la route, des guetteurs dans les fourrés, des rabatteurs, des téléphonistes. Nous n’avons pas encore eu l’occasion d’atteindre la compétence d’un groupe voisin, puisqu’une escouade de ce dernier, un soir d’alerte, dissimulant les motos dans un bosquet, a pu contrôler un bateau en pleine mer grâce à un pédalo trouvé sur une plage. Motocycliste et marin, personne, croyons-nous, n’y avait pensé, et cette dualité compléterait agréablement celle de skieur motocycliste envisagée.
Les hommes dans le cadre de l’ensemble tactique
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Au cours des mois de janvier, février et mars 1955, la moyenne d’heures pénibles a été de l’ordre de soixante-dix à soixante-quinze par mois, par agent. Dans la plupart des cas, ces heures pénibles ont été effectuées sur une période de quinze jours. En effet, en période d’alerte, le motard est appelé à sortir à la cadence de trois nuits consécutives suivies d’une nuit derepos.
Les nuits de samedi à dimanche et dimanche à lundi, ainsi que celles correspondant aux jours fériés, sont toujours couvertes pa une ou deux escouades que ces jours fériés ou dimanche soient ou non en période de lune. A ce rythme, imposé par la surveillance, le chef de poste en arrive fréquemment à la situation suivante: un agent se trouve avoir une avance de soixante-dix heures de nuit et un retard de soixante-dix heures de jour en se basant sur la moyenne 4/4 et ceci ne provient pas de la mauvaise organisation du service. Il faut tourner et nous tournons. Le travail des réparations des machines étant exécuté pour sa plus grande partie par le mécanicien dépanneur, il ne reste donc plus au motard qu’à rouler la nuit, afin de pouvoir accomplir ses huit heures quotidiennes et pour satisfaire aux exigences du service, puisqu’en principe, les débarquements frauduleux sont opérés durant la nuit.
(…)
Avez-vous crevé et réparé une roue de moto, en plein hiver, sous la pluie, à trois heures du matin ? Avez-vous roulé, au long des nuits trop fréquemment renouvelées, sur des sentiers rocailleux, sur des plages de sable, sur des chemins boueux ? Avez-vous eu pour horizon, durant des heures, que le seul faisceau de votre phare ? Avez-vous eu l’impression d’avoir du plomb sur les paupières et, malgré tout., l’obligation de rouler encore, pendant cent kilomètres, pour rentrer à la résidence ? Avez-vous roulé l’hiver, avec la sensation de froid dans les os ? Et, parti en service à dix-neuf heures, au mois de février, en disant : »Il fait bon ce soir« , avez-vous claqué des dents à une heure du matin avec une différence de température de presque vingt degrés ?
Nous ne sommes pas là pour pleurer sur nous-mêmes. Nous avons été volontaires pour nos fonctions et nous le restons, pour la raison que nous indiquions plus haut. Nous avons aussi nos joies en service. Au printemps, l’été, et lorsque nous roulons de jour, c’est je crois, notre récompense.
Quoiqu’il ensoit nous sommes persuadés que notre unité est rentable. Nous couvrons aux moindres frais un terrain qui nécessiterait un nombre important de brigades de côte. Nous exerçons notre action dans les endroits les plus reculés et les plus sauvages, là où, avant notre venue, nul douanier n’avait porté ses pas. Notre mobilité nous permet d’apparaître à très peu d’intervalle en des points distants de cinquante kilomètres et plus. Le fraudeur ne peut jamais être sûr de ne pas nous rencontrer sur la route et ne pas avoir à subir notre contrôle. Un débarquement se prépare méthodiquement : les marchandises de fraude ne sont pas mises à terre à n’importe quel moment et n’importe où; il est effectué lorsque les contrebandiers ont la certitude de l’absence de service douanier dans le secteur choisi. Or, nous pouvons très bien, étant au Lavandou à telle heure, opérer dans l’heure qui suit à proximité même de Toulon.
En tous lieux et en tous instants, nous affirmons donc la présence de la Douane. Déjouer nos prévisions est impossible puisque nos services étant presque tous libres, notre surveillance est basée sur l’initiative ou l’inspiration du chef de patrouille.
A l’image de nos camarades policiers de la route qui font de la prévention routière, nous faisons., nous., motards de la Douane, de la prévention douanière. Et le Trésor Public y trouve avantage.
La présence du service et la notion de service public
Nous aimerions revenir sur la présence douanière, affirmée en tous lieux du rayon par la patrouille de motards. Nous avons écrit au début que notre activité se déployait dans une région splendide et pittoresque. Cette région est la porte avancée de la Côte d’Azur et, à ce titre, connaît, durant de longs mois de l’année, un afflux de touristes étrangers et nationaux.
De mai à la fin septembre, nous sommes amenés à contrôler des certaines de véhicules et des centaines de personnes : ouvriers, commerçants, fonctionnaires de tous grades et de toutes nationalités, diplomates et parlementaires. Nous apportons à chaque classe de l’échelle sociale le visage nouveau de la Douane.
Et notre métier, se juxtaposant naturellement à notre état de fonctionnaire d’un grand service public, nous a permis de montrer à des personnes étrangères à tout ce qui est législation douanière, la diversité de forme que pouvait revêtir le service de notre Administration.
C’est cette notion de service public qui est oubliée bien souvent, et à tort. En tant que douanier, nous assurons la police douanière du rayon. En tant qu’agents de la force publique nous jouons un rôle actif en ce qui concerne la prévention routière. Ce rôle, nous ne l’avons pas cherché. Mais, à la tombée de la nuit , lorsque les motocyclistes des CRS ou de la Gendarmerie ont regagné leur caserne, il reste sur la route un service public, la patrouille des motards de la Douane. Et ceci est valable, non seulement à Toulon, mais encore dans toutes les régions de France où existent des groupes motocyclistes.
Combien d’automobilistes de toutes les nationalités avons-nous dépanné la nuit. Combien en avons-nous tiré en dehors des fossés et ceci sans oublier notre activité principale. Toutes ces personnes ont su qu’elles avaient été aidées par des motards de la Douane. Et toutes nous ont remerciés; un grand nombre d’entre elles, rencontrées par la suite au hasard des routes, nous ont salué, respectueusement. Un haut fonctionnaire nous a même déclaré, une nuit de juin à trois heures du matin, après que nous ayons eu raison d’un de ce récalcitrant : « Vous n’êtes pas les anges de la route mais vous êtes les anges de la nuit ».
Et dans les remerciements des particuliers, dans les rapports de l’Autorité Supérieure, qui constate que les débarquements sur la côte de Provence sont en régression constante et tendent à disparaître, nous trouvons nos satisfactions et la raison de notre enthousiasme. Malgré nos fatigues et nos découragements momentanés, nous disons « Il faut que cela tourne« . Parce que nous sommes jeunes et parce que nous croyons encore qu’un idéal ennoblit la vie d’un homme, nous nous maintiendrons et nous persévèrerons.
Journal de la formation professionnelle
N° 54
Février 1956