Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

Les chiens et la contrebande dans le Nord en 1856

Mis en ligne le 1 janvier 2021

 

Est reproduit ci-dessous un article publié le 12 avril 1856 par le journal « L’Illustration » intitulé « La contrebande dans le Nord en 1856 »  (*) dans lequel est notamment évoqué l’emploi des chiens, non seulement  par les agents des douanes mais aussi  par les contrebandiers. Le Bulletin d’information de l’AHAD a reproduit ce document dans son N°62 de septembre 2012.

L’équipe de rédaction

 


 

De toutes les institutions humaines, la plus impopulaire, sans contredit, c’est la douane. Le peuple s’obstine toujours à ne pas apprécier la flagrante utilité du système protecteur: le peuple ne comprend rien à la douane, et il la déteste. Voila pourquoi, lorsque, dans nos campagnes, un douanier poursuit un contrebandier, la première cabane venue s’ouvre pour cacher celui-ci et tromper celui-là. Ceci est d’autant plus facheux que la morale n’y trouve pas son compte, que la loi succombe devant le delit, et qu’ayant à choisir entre un honnête homme en uniforme et un vaurien en blouse, la sympathie populaire adopte de préférence ce dernier.

 

Ce renversement d’idées s’étend plus loin et plus haut encore ; car, si le menu fretin de la contrebande souffre quelque peu dans l’opinion publique des réquisitoires du procureur impérial et des condamnations à l’emprisonnement qui pleuvent sur lui, les riches entrepreneurs de fraude, les négociants en contrebande qui exploitent ce commerce sur une grande échelle et sans jamais y risquer leur personne, occupent souvent dans la société un rang honorable qu’on ne songe pas même à leur contester. Donc, ce qu’on pourrait alléguer de plus concluant contre notre loi douanière, c’est qu’elle atteint le faible, épargne le fort et qu’au bout du compte, elle frappe sans flétrir.

 

Quoi qu’il en soit, ce bel arbre a donné ses fruits : toutes les frontières de la France doivent au commerce de la contrebande une démoralisation spéciale. Notre frontière nord surtout ressemble à un vaste champ de bataille, où l’adresse des contrebandiers escarmouche sans trêve ni merci contre la vigilance de l’administration publique. Cette lutte est des plus curieuses à étudier, et ses héros offrent des types d’une originalité toute pittoresque. Nous voudrions pouvoir esquisser à cette place la physionomie des deux armées belligérantes. Il y a là deux grandes figures à dessiner (le douanier et le contrebandier), commençons par la plus décente.

 

Le douanier du nord est volontiers un ancien soldat qui a fait son temps ; dès lors on devine que son noviciat dans la douane met ses allures de troupier à une rude épreuve : nous avons vu de vieux caporaux de l’Empire rougir comme des jeunes filles, la première fois qu’ils fouillaient un voyageur.

 

… Au demeurant, il reste à notre soldat-douanier cette suprême consolation de porter un uniforme militaire et de se dire que, le cas échéant, il ferait encore, comme en 1814 et 1815, le coup de feu contre les envahisseurs de France. En attendant, le douanier est un fonctionnaire très pauvrement rétribué, qui passe presque toutes ses nuits à la belle étoile, couché dans la neige ou dans la boue d’un fossé, et auquel il est enjoint de recevoir, sans les rendre, les coups de bâton, de couteau, de carabine des contrebandiers. Le douanier français est un serviteur plein de dévouement, de loyauté, et cependant il semble qu’on le répute d’autant plus corruptible qu’il est plus pauvre. En effet, jamais, dans une expédition, le douanier ne marche seul. Tout le service se fait par couples, comme si l’on voulait, par une surveillance mutuelle, rendre la négligence et la corruption impossibles.

 

 

La douane du nord doit ses plus beaux succès à deux auxiliaires puissant : le dénonciateur et le chien. On ménage l’amour-propre du premier en lui attribuant, dans les procès-verbaux, la qualification mitigée d’indicateur ou d’aviseur ; on abrite sa lâcheté derrière un secret inviolable, et, l’on paye son infamie en lui abandonnant le tiers net de la valeur des saisies opérées d’après ses révélations. C’est par l’intervention de ce personnage que s’expliquent les incroyables découvertes dont le vulgaire fait honneur à la perspicacité des employés. Du reste, le douanier ne surfait pas son mérite, et si vous vous étonnez tout haut en lui voyant mettre du premier coup le doigt sur le ressort secret qui ouvre le sac aux malices des fraudeurs, il vous répond avec un accent modeste : « Si j’ai vu clair en tout ceci, c’est qu’il y avait une chandelle … (autre pseudonyme usuel du dénonciateur) ».

 

Quand au chien-aide-douanier, cet estimable quadrupède mériterait d’avoir ici, à lui seul, un long et sérieux chapitre. Le chien de la douane du nord, tout malin qu’il est, aurait peut-être le droit de figurer dans la caste aristocratique des chiens de chasse ; en effet, il évente la marchandise prohibée sous la blouse du fraudeur et jusque derrière les cloisons du hangar où elle se trouve cachée.

 

Exemple : – Le soleil a disparu sous l’horizon ; deux douaniers sont embusqués derrière une haie. Un homme vient à passer dans le sentier voisin ; on dirait un valet de charrue qui regagne la ferme. Personne ne songe à le soupçonner ; il a l’air le plus inoffensif du monde ; il chemine du pas le plus paisible et siffle avec nonchalence la complaite du Juif-Errant. Les douaniers le regardent à peine et vont le laisser passer ; mais le chien qui les accompagne dresse l’oreille, met le nez au vent ; son poil se hérisse ; il gronde sourdement et se traine, le ventre contre terre, dans la direction du piéton siffleur

 

… Il s’approche sournoisement de lui, et, à peine l’a-t-il flairé, qu’il l’arrête court, lui barre le chemin et pousse des hurlements effroyables. Sur ce, notre homme sent le péril, il veut jouer des jambes ; mais le chien saisit ses vêtements ; malgré des efforts désespérés, en dépit d’une grêle de coups qui pleuvent sur son échine, le chien tient ferme, et les douaniers n’ont plus qu’à conduire à bon port une prise superbe !

 

Voila le moindre des exploits quotidiens accomplis par le chien du douanier. Cependant n’allez pas, d’après ceci, faire à la gente canine l’honneur de lui croire un dévouement exclusif au représentant de la loi. Le chien-douanier n’est pas, hélas ! pour le gouvernement un ami auquel il puisse se fier : ce qu’il fait aujourd’hui pour la douane, il le fera demain en faveur de la contrebande ; le malheureux se montre toujours prêt à aboyer alternativement : Vive le roi ! Vive la Ligue ! Il sert qui le nourrit ; voilà toute sa doctrine morale et politique. Mais nous nous occuperons plus loin de cette impudente duplicité ; nous avons d’abord à vous parler du principal ennemi de la douane impériale : le contrebandier.

 

Le contrebandier du nord, c’est une espèce de bohémien rustique, un être que la vie légale importune parce qu’elle impose un travail monotone et journalier. Il veut conquérir en une seule nuit de fatigues et de périls, l’oisiveté de toute une semaine. En été, on le voit, lazarone insouciant et fumeur, couché sur la crête d’un fossé, passer des journées entières à s’étirer les membres aux pâles rayons du soleil flamand. En hiver, on le trouve éternellement attablé, dans un cabaret de village, devant unecanette de bière, sorte de tonneau des Danaïdes, qui se vide à mesure qu’on le remplit ; ses lèvres ne quittent pas le brûle-gueule bourré de tabac belge, et ses mains ne laissent ni trève, ni repos aux cartes poisseuses d’un jeu de piquet digne des tapis-francs. Les contrebandiers du nord vivent en troupe et marchent par bandes ; chaque bande a son conducteur, dont la suprematie est basée sur d’innombrables preuves d’intelligence et d’audace. Ce conducteur est ordinairement un homme auquel ses habitudes vagabondes ont donné une notion parfaite de la topographie locale ; il sait par coeur tous les sentiers détournés, tous les ravins, tous les buissons, toutes les remises de la contrée ; en un mot, il connait le pays. C’est presque toujours un réfractaire introuvable, un ancien braconnier, qui, de longue main, a appris à dépister les gendarmes, les gardes-champêtres, et qui, la nuit comme le jour, sait poser le pied là où la loi n’a jamais imprimé la trace du sien. La bande, convaincue que chacune des entreprises, c’est-à-dire sa fortune et sa liberté, dépendent entièrement de cet homme, a pleine confiance en lui ; elle se laisse mener comme il l’entend, sans questions, sans explications de part et d’autre : il marche, elle marche ; il s’arrête, elle s’arrête. Un coup de sifflet, un battement de mains, parfois en ore un bêlement d’agneau, un cri de chouette, imités avec un art merveilleux, voilà les signaux que tous comprennent, auxquels tous obéissent.

 

Voyez plutôt : – Minuit sonne au clocher du village voisin ; la nuit est sombre et pluvieuse ; une vingtaine d’hommes vêtus de blouses bleues se glissent, comme des ombres dans une maison isolée. Bientôt ils sortent de cette retraite mystérieuse, portant sur les épaules une charge attachée comme le sac des soldats. Un seul ne porte rien, et marche, l’oeil et l’oreille tendus, à une certaine distance en avant de ses camarades. La caravane silencieuse se met en campagne et décrit de bizarres zigzags le long des bois, dans les chemins creux, au fond des fossés à sec, en évitant avec soin les éclaircies de la plaine, les collines dénudées et les métairies, dont le chien de garde peut signaler des passants inconnus. – Une silhouette suspecte se dessine au loin …; le guide a fait un signal d’alarme ; toute la troupe se couche à plat-ventre ; on ne voit, on n’entend plus rien …. Mais non, c’était une fausse alerte: la silhouette appartient à un bûcheron attardé. Un nouveau signal dénonce cette erreur ; aussitôt la bande se relève et la marche recommence. Déjà, la frontière est franchie ; on traverse la périlleusezone de la première ligne ; encore une lieue, rien qu’une lieue, et l’expédition est en sûreté. Mais, tout à coup, devant, derrière, à droite, à gauche, des uniformes verts apparaissent, des coups de feu tirés en l’air retentissent ; toute une brigade de douaniers accourt en poussant le cri formidable si connu des fraudeurs : Arrêtte ! arrête ! …Oh ! alors, sauve-qui-peut général ! Les uns se jettent dans les bois ; les autres traversent les champs couverts de leur récolte. Tant pis pour le fermier ! mais son blé, ses fèves, son avoine sont renversés, foulés, écrasés ; le douanier y trace son sillon à côté de celui du fraudeur, et ce que dix orages n’auraient pu faire en toute une saison, une attaque de douane le fait en moins d’un quart d’heure. Enfin, après cette razzia désastreuse, la contrebande est vaincue, la loi triomphe, mais le fermier est ruiné … Et voilà pourquoi nos cultivateurs des frontières disent qu’avoir un poste de
douane dans son voisinage, c’est la grêle !

 

Les expéditions de la contrebande se suivent, mais ne se ressemblent pas. Quelquefois, surtout lorsque les récoltes sont enlevées, que le pays est découvert, la marche lente et cachée devient impossible ; il faut alors que la vitesse remplace la ruse ; la fraude se transforme en une course au clocher, un vrai steaple-chase. Or c’est ici qu’on voit reparaître l’auxiliaire dont nous vous parlions tout à l’heure: le chien, ce type du servilisme bienveillant, chez lequel le sens moral est tellement obtus qu’il laisse librement errer sa fidélité d’une gamelle à l’autre, se faisant tour à tour fraudeur ou douanier avec une complète absence de scrupules. Le cynisme est naturel au chien …

 

Le service du chien dans le camp de la contrebande affecte diverses formes, toutes aussi ingénieuses les unes que les autres : tantôt on l’affame, on lui attache sa charge sur le dos, on lui applique une roulée de coups de fouets, et il part au triple galop pour regagner, à travers champs, un gîte où il sait bien que l’attendent des caresses et une ample curée. D’autres fois, on lui met une sorte de bricole dont le trait s’attache à la ceinture du contrebandier, et celui-ci, remorqué, entrainé à toute vitesse, acquiert une vélocité double au moins de celle que lui donnerait la seule force de ses jarrets. A vrai dire, le douanier, lui, pour ne pas se laisser distancé, s’attelle de même ; de sorte que c’est vraiment un étrange spectacle que de voir, dans une rencontre de cette nature, douaniers, contrebandiers et chiens détaler à qui mieux mieux, les uns trainant les autres.

 

 

N’oublions pas de dire encore que le chien douanier est dressé à attaquer le chien fraudeur. Aussi ce dernier porte-t-il une armure toute hérissée de dards redoutables, sur lesquels un mâtin novice ne manque jamais de s’enferrer. Un vétéran de l’espèce, au contraire, trouve le moyen d’éviter ce danger : il saisit prestement son adversaire par l’un de ses jarrets de derrière et le maintient immobile jusqu’à ce qu’intervienne le douanier, son maitre, qui commence par poignarder le prisonnier, puis lui coupe une patte, qu’il rapporte à ses chefs comme preuve de cet hal’ali par terre. Une prime spéciale est affectée à ce trophée sanglant.

 

 

 

Dans les vastes plaines de l’Artois, la contrebande se fait d’ordinaire par des escouades de cavalerie flanquées de leurs éclaireurs. Lorsque les cavaliers de la douane attaquent ces bandes montées, il en résulte parfois une mêlée très meurtrière.

 

Voilà bien la contrebande dramatique et pittoresque, telle qu’elle s’exerce sur la frontière du nord ; toutefois on y pratique mille autres manières de frauder, mais celles-là n’ont pas ce cachet d’expédition quasi militaire qui plait aux imaginations aventureuses ; ce sont de misérables ruses risquées par des conducteurs de diligence ou par des charretiers, qui ne connaissent pas même le tour qu’on leur fait exécuter. Les panneaux à secret, les harnais doublés de dentelles, les coussins bourrés de tulle anglais, sont des expédients aussi vieux que peu spirituels. Nous avons encore les betteraves creuses, les barils à double fond, les grands blocs de houille soudés, etc… etc. On nous aparlé aussi d’un convoi funèbre dont le cercueil, au lieu d’un mort, contenait des carottes de tabac, et surtout du passage à la frontière belge d’un fauxgénéral en grand uniforme, suivi de sonétat-major tout chamarré de broderies et de décorations ; si bien que le postedes douaniers, rangé en bataille, lui porta les armes et laissa passer, sans autre formalité, trois voitures pleines de soieries et d’officiers de contrebande.

 

Ah ! si, dans cette question de fraude, nous voulions, comme dernier trait autableau, révéler le rôle indélicat que joue parfois la crinoline de ces dames !… Au demeurant, on n’est pas pendu pour cela. La justice, au contraire, se montre aussi indulgente qu’expéditive pour la contrebande : les arrêts, dans les affaires de fraude, se nazillent à raison d’une trentaine par audience. Encore ne prend-t-on, ne juge-t-on le plus souventnque les barbillons de la contrebande : des enfants de dix à douze ans, atteints et convaincus d’avoir fraudé un kilogramme de tabac, en attirant après d’eux toute une brigade de douaniers, pendant que Messieurs leurs pères traversaient impunément un autre point de la frontière avec de grosses et riches balles de marchandises anglaise. De sorte que la morale de la fable des Rats et des Belettes se trouve ici complètement renversée : ce sont les têtes empanachées qui se tirent le mieux d’affaire.

 

Une chose vraiment touchante dans cette éternelle guerre de la douane et de la contrebande, c’est que, pendant les armistices, on voit ces ennemis acharnés se traiter de façon la plus amicale, la plus chevaleresque : onse prodigue les poignées de main ; on s’attable dans les mêmes cabarets ; on boit dans le même verre ; on s’informe réciproquement de la santé de la femme et des enfants ; on caresse le chien qui vous a mordu ; on tutoie le maître qui doit vous prendre au collet ; onréalise enfin le beau rêve de Bernardinde Saint-Pierre … Au fait, s’il n’y avait pas de fraudeurs, il ne faudrait pas de douaniers, et vice versa ; et il faut bien que tout le monde vive … Après tout, les lois fiscales n’en veulent réellement qu’à la bourse des coupables ; le contrebandier vaincu se console, comme François Ier à Pavie, en s’écriant sur la sellette de la police correctionnelle : Tout est perdu, fors l’honneur !

 

 

Henry BRUNEEL

 

 

(*) Illustrations d’après les croquis de M. Lebrun

 

 

 

 

Bulletin d’information de l’AHAD

 

n°62 (Supplément)

 

Septembre 2012

 

 

 

 

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