Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes
Victor Droguest, roi des contrebandiers
AUCUN ardennais n’ignore la légende de Victor Droguest qui s’était ennobli lui même du titre de roi des contrebandiers. Empruntons à l’ouvrage que Christophe Ryelandt lui a consacré quelques passages essentiels. «Je suis né à Joigny sur Meuse le 6 septembre 1880 dans une masure située dans une ruelle sombre et déserte, c’est là que mon grand père faisait des clous».
Comme tous les enfants, il va à l’école mais son maître constate que bien qu’il soit bon élève il n’a en tête qu’aventure et chasse, plus tard il ajoutera contrebande. Dés lors deux éléments essentiels qui expliquent à la fois la vie de contrebandier de Droguest, et à titre plus général la contrebande dans les Ardennes entre 1850 et 1914 sont posés : la forêt et la misère.
Le climat est rude, les hivers difficiles, il y a peu de terre à cultiver, on élève quelques vaches et quelques chevaux et on cultive du seigle et du sarrasin. Une multitude de petits ateliers fabriquent des clous qui sont vendus dans le monde entier. Mais il y a peu d’argent. La forêt est riche.
«Il fallait travailler 12 heures pour gagner 1,20 francs en faisant des clous» Il gagnera 2 francs par voyage de produits de contrebande.
I – LA CONTREBANDE DANS LES ARDENNES.
Les marchandises objet de contrebande étaient principalement les allumettes, le tabac et le café. Dans la vallée de la Semoy en Belgique on cultivait le tabac. On peut voir encore aujourd’hui de nombreux séchoirs à tabacs à quelques centaines de mètres de la frontière. Cette situation particulière explique cette forme de contrebande qui était d’ailleurs plus le fait des hommes, les femmes se consacrant à celle du café.
L’essentiel des échanges se faisait dans des maisons frontières «les baraques». Peut être à l’origine étaient elles en bois, mais leur prospérité a emmené très vite leur propriétaire, paysan belge dans la plupart des cas, à édifier des constructions en dur. C’était un lieu d’une grande intensité de vie où se mêlaient auberge et commerce, Droguest entre pour la première fois dans la baraque Leger située sur le ruisseau du Flexa a michemin entre les bureaux frontière de Bohan et de Gespunsart :
«La porte s’ouvre et je me trouve dans une cuisine. Des contrebandières de profession battent les cartes autour d’une table. Elles interrogent leur jeu pour savoir s’il y a des douaniers et, après avoir coupé les cartes, les retournent trois fois. Le roi de pique est un brigadier de douane ; elles en ont peu, car c’est un méchant. Le roi de trèfle signifie un sous brigadier, ce qui est aussi très mauvais. Le roi de carreau, l’as de trèfle, enfin, c’est la pièce d’argent pour elles ou pour les douaniers selon la manière dont il est tourné ; S’il est mal placé, les contrebandières remettent leur jeu en poche et attendent parfois plusieurs heures avant de repartir.
D’autres contrebandières groupées autour d’une table absorbent de l’eau de vie qui se laisse boire comme de l’eau mais qui saoule rapidement. Chacune de ces femmes a sa boite à priser en poche. L’une après l’autre, elles ouvrent leur tabatière et offrent une prise à leurs compagnes».
II – UNE VIE AMOUREUSE MÊLÉE SA VIE AVENTUREUSE.
Les aventures amoureuses de Droguest furent nombreuses. De sa première femme Berthe Chauvency, il dit ceci:
«Décédée à trente ans, Berthe était devenue ma maîtresse à l’âge de seize ans. D’un coeur doux et charitable, elle était aussi infatigable. Elle ne craignait pas d’affronter tous les dangers en revenant seule au Bois Jean, en pleine nuit. Lorsque je m’en allais braconner au loin et que je m’absentais ainsi pour quelques jours, Berthe s’en allait seule à travers la forêt, chargée de contrebande, avec ses deux enfants l’un sur le dos et l’autre dans ses bras».
Pendant l’occupation allemande, il rencontre à Charleville une femme mystérieuse : Lina qui partagea son existence pendant au moins deux ans, prenant la tête des bandes de contrebandiers et participant à la résistance contre l’occupant allemand en acheminant lettres et courrier à travers la frontière.
Finalement, Lina fut faite prisonnière par les allemands. Droguest revient alors à Braux où il rencontre deux soeurs, Berthe et Yvonne a qui il fait part de son intention d’organiser une nouvelle bande dont il serait le chef.
«La plus audacieuse était la belle Yvonne. Elle arrivait toujours la première pour le départ. Elle était fière et savait porter ses toilettes. Sa soeur Berthe avait des cheveux noirs en accroche coeur retombant sur les sourcils. Son regard aussi était très attirant. Yvonne nous servait d’éclaireuse aux endroit dangereux. Toute seule en pleine nuit elle rebattait le barrage pour traverser la Meuse, à Braux elle gagnait la baraque la première. Quant à Berthe elle faisait l’arrière garde, je pouvais marcher à coup sûr : ma bande de femmes était bien gardée».
Ceci nous amène à une autre composante de cette organisation de contrebande, celle du clan – La famille est un clan. Il y a un code : le silence. Quand une autorité vous interroge «quoi que tu sais, tu ne sais rien !!». Les deux fautes les plus graves sont de dénoncer et de collaborer avec l’occupant.
III – LA LUTTE CONTRE L’OCCUPANT PRUSSIEN.
Ce n’est probablement pas l’attachement aux lois de son pays qui amène Droguest, à devenir un résistant, mais d’une part il réagit en conscience aux atrocités dont il est le témoin, et d’autre part les allemands gênent considérablement son trafic. Les allemands obnubilés par l’idée que Droguest est un espion lui donneront une chasse sans merci.
Et pendant plus de deux ans Droguest vivra au fond des bois, se nourrissant de gibier et de plantes. Il faut des capacités physiques exceptionnelles et une connaissance prodigieuse du milieu végétal et animal pour réussir cette performance. Bien sur il renseignera à l’occasion les troupes françaises, au gré de ses déplacements. Au moment de l’invasion de 1914, il pénètre dans Charleville, puis renseigne les troupes françaises qui se replient, de la présence des
allemands «le petit fraudeur avait sauvé un régiment».
Pourchassé par les allemands commandés par «un grand gendarme» qui s’était rendu coupable des pires brutalités sur la population, il réussira à lui tendre un traquenard et à l’abattre : «C’était vers la fin du mois de juin 1916, nous étions cachés depuis deux mois dans le trou de l’hermitage». Lina partie faire une cueillette se trouve soudaine face à face avec le grand gendarme, celle-ci feint de succomber à son charme et l’entraîne vers le lieu où l’attend Droguest.
«Pour prévenir Lina que j’étais prêt à recevoir notre redoutable ennemi, j’imitais trois fois le cri du hibou, puis je fis tomber le carreau et écartait les feuilles de lierre qui gênaient ma vue. Le canon de mon fusil était braqué dans le créneau, j’attendais le grand gendarme. Pour obliger le grand gendarme à tourner la tête, Lina lui montre la grotte du doigt en lui donnant un baiser. Quand l’homme eut relevé la tête je visais sa nuque et le coup parti». Ils traînèrent lecadavre vers une mare où les sangliers le dévorèrent. Privés de leur redoutable chef, les prussiens relâchèrent leur pression sur cette partie du département.
IV – UN VECTEUR DE FRAUDE : LES CHIENS.
Le gagne pain de Droguest reste la contrebande. Il a expérimenté le travail en solitaire, puis a amélioré la rentabilité de ses passages en devenant chef de bande de passeurs.
Il utilisera enfin un moyen adapté à l’époque et au milieu : le chien. Pour faire tourner les soufflets des petites forges sur lesquelles on fabriquait des clous, on utilisait «le moteur à puces» un chien. On utilisait aussi ces animaux pour tirer de petits véhicules. Il y avait donc une quantité importante de chiens dans le département, et d’ailleurs une foire aux chiens se tenait à Hirson à la Ste Catherine. Pour la contrebande il fallait de préférence un chien gris noir, suffisamment fort pour être «blatte» c’est à dire transporter dans des sachets de cuir un chargement de tabac ou de café.
Dans la baraque belge on enfermait le chien sans manger ni boire, on le maltraitait. Relâché à la nuit le chien, seul ou en meute, rentrait chez son maître qui l’attendait pour récupérer la charge, le nourrir et le cajoler. C’est pour s’opposer à cette forme de contrebande que l’administration avait interdit dès 1836 l’exportation des chiens dits «de forte race».
Tout cela ne se fait pas sans dressage et patience. On «s’arnaque « quelquefois entre contrebandier. Min d’eux avait remarqué le passage d’un chien blatté. Il fit recouper le passage par une chienne en chaleur, et pendant qu’il était à son affaire il fut promptement débarrassé de son blattage. L’instigateur de ce détournement fut identifié par Droguest qui y mit fin en administrant une raclée au grand «Brise fer» et en le menaçant d’abattre sa chienne si jamais un de ses chiens rentrait sans son ballot. Mais les chiens n’en font parfois qu’à leur tête. Un matin deux chiens reviennent de Belgique, ils sont crottés, haletants, porteurs de sac de contrebande. Ils viennent s’écrouler de fatigue sur le pas de la porte de l’octroi, bureau de tabac. Le buraliste est bien ennuyé car il ne veut pas causer de tort à Droguest ; d’un autre côté la fraude porte préjudice à son commerce ! Finalement il mettra les deux animaux à l’abri dans sa cuisine, les nourrira, tremblant toute la journée qu’un client ne les aperçoivent puis le soir les relâchera.
Enfin il y a le coup de fusil du douanier. Droguest a parfois enterré des chiens tués par les douaniers et dont la patte gauche était coupée. On peut imaginer sa peine et sa colère envers ceux qu’il nommera «des assassins de chiens». Un jour Miraud, un grand chien noir est abattu par les douaniers. Droguest aura l’idée d’essayer d’intenter une campagne de presse en montrant la cruauté de ces agents. Il se fera photographier à côté du chien abattu. Cette photo sera publiée. Certes l’opinion publique sera avisée, mais cette photo servira de preuve à l’administration qui fera condamner Droguest, car s’il n’avait rien dit, rien ne se serait passé.
On trouve au registre des événements de la brigade de Gespunsart le récit de l’abattage d’un chien.
Le 4 décembre 1932, le sous brigadier Camel Lebiet et les préposés Colzey et Taly ont abattu au lieu dit «les bois Marty» un chien chargé de 2 kg 300 de tabac. La marchandise a été versée aux minuties. 3 cartouches brûlées. Probablement s’agissait il de l’un des derniers chiens de Droguest.
V- LE FACE À FACE AVEC LES DOUANIERS
«En 1897, Droguest avait alors 7 ans… Il y avait un bon moment que je voyageais avec ma mère sans jamais avoir été surpris par un douanier. Nous quittions toujours la Baraque vers midi, heure favorable. Mais un jour que nous étions partis plus tard que d’habitude, un douanier caché en haut du Grand Raide, s’élança vers nous :
– Halte à la Douane !
Quittant le sentier, je sautais à travers bois, suivi de ma mère. Le douanier, ayant perdu notre trace, lâcha son chien pour nous rechercher. Ma mère, épuisée par cet-te course de vitesse, s’était cachée dans un fourré. Je me trouvais aux aguets quelques mètres plus loin, lorsque j’entendis appeler au secours ; Je retournais sur mes pas en courant et j’aperçus ma mère terrassée par un chien dans un massif de fougères.
Saisissant un morceau de bois, je frappais de toutes mes forces sur la bête. Le douanier arrivait et, arrachant son chien acharné sur sa victime, il délivra maman.
Des poignées de cheveux éparpillés par terre et les jupons de maman étaient en lambeaux. Le douanier – un nommé Doumellier des Hautes Rivières – nous pria de rien dire :
– N’ayez pas peur de moi, nous dit-il, jamais je ne vous ramasserai»
Dans cette scène il y a tous les éléments qui caractérisent bien les relations de Droguest avec la douane :
– une stratégie de fuite devant la douane, dont on a peur comme institution, en ce qu’elle dispose de moyens de coercitation, terribles (arrestations, emprisonnement, amendes…);
– une connaissance proche des hommes souvent enclins à l’indulgence, peut être parce que eux aussi vivent dans des conditions très dures.
Pourtant une confrontation aura une issue différente. Un matin Droguest revient de Bohan avec une charge de tabac. Il a franchi la frontière, et approche de la Meuse qui coule au fond de la vallée. Notons au passage la performance physique que représente plusieurs heures de marche en terrain abrupt avec un chargement d’au moins 30 kg de tabac) Tout à coup il se trouve face à face avec deux douaniers. Droguest a le réflexe immédiat d’éviter d’être agrippé et il prend la fuite en courant. Les deux douaniers sont sur ses talons, et font les sommations d’arrêt. Mais Droguest connaît bien le terrain et au lieu de suivre le chemin de crête il s’engage à toute allure dans la descente presque verticale des «ronds chenons» bondissant de roches en roches. L’un des douaniers plus âgé a été distancé tout de suite, le second continue la poursuite. Puis tout à coup, un bruit de chute, des pierres roulent, la galopade a cessé. Droguest reprend son souffle, peut être ont ils cessés la poursuite ? Il attend. Et tout à coup un cri de détresse monte dans l’air froid :
– Au secours, j’ai une jambe cassée…
Droguest attend. Le second douanier ne doit pas être loin. En fait le second douanier continue de courir sur le chemin et s’éloigne du lieu de l’accident… On imagine les sentiments contradictoires qui ont du animer le contrebandier. Enfin la vengeance des charges perdues, des chiens tués, des amendes payées…
Néanmoins Droguest se débarrasse de son ballot et prend sur ses épaules le douanier inconscient.
Il reste plusieurs centaines de mètres à descendre sur un terrain dangereux. La brigade la plus proche était Nouzonville et il est probable que Droguest soit allé seul transporter le douanier blessé jusque là. Quoi qu’il en soit l’histoire est jolie et sans nul doute a-t-il reçu en retour l’indulgence à laquelle il pouvait largement prétendre cette fois là.
L’activité de contrebandier de Droguest se poursuivra toute son existence : on retrouve trace d’une constatation contentieuse portant sur 8 kg de blé à l’exportation relevée par la brigade de Gespunsart le 28 décembre 1941.
«A la date indiquée ci contre vers 18 h 00, les préposés Lemener et Bouton ont interpellé au cours d’un service d’observation au lieu dit «400-pas-à-gauche-de-ta-loge», un individu porteur des marchandises énumérées en marge. L’intéressé a déclaré se nommer Droguest Victor 62 ans, domicilié à Braux. Conduit au bureau il fut admis à transiger pour la somme de 500 francs frais en sus, et la confiscation, de la marchandise».
En 1981 un douanier en retraite, Victor Pavy autrefois en poste aux Hauts Buttés interviewé par le journal «l’Ardennais» se souvenait :
«Certes nous avions a peu près cerné le territoire où il exerçait mais la profonde connaissance de la forêt et son sens inné de l’orientation lui permettaient, le plus souvent de passer à travers les mailles du filet. Il avait le terrain pour lui».
Finalement une estime réciproque existait entre des hommes chacun porteur d’une forte identité : «Un homme comme les autres, un copain même, mais chacun faisait son service et nous on était là pour l’épingler».
Droguest mourut le 14 janvier 1968. Le code d’honneur qu’il s’était fixé lui a valu de rentrer par la grande porte dans la série des personnages Ardennais
Jean-François Beaufrère
Sources :
– Mémoires de Victor Droguest Roi des contrebandiers, de Christophe Ryelandt, Editions Jean Petit Pas
– Terres Ardennaises, octobre 1992. Les chiens de Victor (Francis Droguest)
– Yannick Hureaux – La contrebande dans les Ardennes ; conférence juillet 1992
Cahiers d’histoire des douanes et droits indirects
N° 16
Juillet 1995