Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

Douaniers et contrebandiers en 1903

Mis en ligne le 1 septembre 2020

 

 

Cet article paru en février 1903 dans «Les nouvelles illustrées» a été repris dans  « La Vie de la Douane » de mars-avril 1967 sous le n°134.

 

L’équipe de rédaction

 

 


 

Nous avons appris, la semaine dernière, qu’elle était la vie du douanier, héros obscur du devoir, soldat sans cesse en campagne; nous allons voir aujourd’hui quelle est celle de son éternel ennemi le contrebandier, ce fléau des frontières. 

 

Les fraudeurs, en effet, ne sont pas ce qu’un vain peuple pense. Ou plutôt, ils ne le sont- plus. Peut-être, dans les montagnes des frontières d’Espagne, d’Italie ou de Suisse, le contrebandier légendaire, honnête en dehors de l’exercice de ses fonctions, ayant la passion de son aventureux métier comme certains braconniers ont celle de la chasse, capable même de sentiments chevaleresques comme le Marc Divès de l’épopée d’Erkmmann-Chatrian; peut-être ce type existe-t-il encore là-bas. Il serait bien difficile à retrouver intact aujourd’hui sur la frontière du nord.

 

Nous avons affaire maintenant à de véritables entrepreneurs de contrebande.

 

Ces entrepreneurs de contrebande se gardent « en général d’opérer eux-mêmes, ayant sous la main un personnel nombreux et sans le moindre préjugé. C’est ce personnel, fort. différent du spécialiste d’autrefois. qui infecte aujourd’hui la frontière et en rend les abords presque inhabitables, surtout dans le voisinage des grands centres manufacturiers; tels que Roubaix et Tourcoing.

 

Il ne se passe guère de jour sans que les journaux de Lille n’enregistrent-des crimes commis dans les territoires limitrophes : ouvriers revenant de leur travail, estropiés, laissés pour morts; femmes violées dans les champs ou sur des routes, cabarets à-demi démolis, assassinats dans les maisons isolées, mêlées sanglantes, vols partout. C’est que certains hameaux des deux côtés de la frontière sont devenus de véritables repaires de bandits, des agglomérations de repris de justice vivant de rapines, enjambant la frontière après leurs mauvais coups, trouvant au besoin dans la contrebande de quoi alimenter leurs débauches. Le développement croissant de ces foyers criminels tend même à créer un danger social dé forme nouvelle, auquel il faudra opposer à bref délai des moyens de préservation particuliers, ceux usités jusqu’ici étant démontrés insuffisants.

 

Un moment décisif

 

C’est surtout dans ces centres-là que les entrepreneurs de contrebande recrutent leurs troupes. Sur nombre de points de la frontière, en territoire belge, il y a des établissements interlopes où lesdits entrepreneurs engagent et réunissent les porteurs dont ils ont besoin; là aussi leurs hommes trouvent les jouissances dont ils sont avides et qui absorbent le plu clair de leur criminel salaire.

 

Mais, observerez-vous peut-être, où vont les marchandises de contrebande, quand elles-ont réussi à tromper la vigilance de la douane? Leur destination est extrêmement variable. Quelquefois elles sont déposées dans des granges, dans des chaumières abandonnées, quelquefois aussi dans une ferme ou un cabaret dont l’exploitant se montre complaisant par crainte des vengeances, le plus souvent chez des dépositaires affidés, ou même directement chez le commerçant correspondant de l’entrepreneur et destinataire du chargement.

 

La complicité tacite ou stipendiée des populations frontières facilite dans une notable mesure les opérations des contrebandiers. Certains de ceux-ci sont des hommes redoutables, doués d’autant d’énergie que d’adresse, dépourvus de tout scrupule et ne reculant devant rien. Ces hommes-là exercent une influence considérable dans la zone frontière où ils s’imposent par la terreur. Que peuvent les habitants des campagnes contre ces malfaiteurs insaisissables et farouches? Nul n’est à l’abri de leurs rancunes, dans les villages, qui n’ont pour toute police, qu’un garde champêtre. Les fermes, les cabarets, les chaumières isolées, sont moins protégés encore. Le contrebandier de profession trouve là, presque à coup sûr, les complaisances, les indications, les refuges qui lui sont nécessaires; et il s’organise ainsi tout un système de haltes, de dépôts, de correspondances télégraphiques qui l’aident à déjouer les efforts de la douane. Ici, c’est du linge flottant, qui est censé sécher au vent: là, c’est une lumière qui brille ou ne brille pas selon la convention: ailleurs, c’est un marteau qui bat l’enclume de telle un telle ‘manière. Tout parle un langage que comprend l’intéressé, fout lui est avertissement ou signal. Et l’expédition se met ou ne se met pas en campagne, et la bande passe ici ou là, suivant que les avertisseurs ont déclaré le moment propice ou non, révélé l’absence ou la présence des embuscades.

 

Ce que nous venons de dire montre assez clairement qu’entre la Belgique et la France la fraude est l’objet d’un commerce très étendu et méthodiquement organisé.

 

Le fraudeur occasionnel, c’est tout le monde. Parmi les milliers de voyageurs qui circulent quotidiennement entre la Belgique et la France, il n’en est guère qui ne soient détenteurs d’une boite d’allumettes ou d’un paquet de tabac ou de quelques cigares.

 

Ajoutons encore que certains de ces principaux entrepreneurs, connus ou non de la douane, procèdent par convois et disposent d’une véritable petite cavalerie canine. En effet, pour le douanier, le chien est une sentinelle et un dépisteur; pour le contrebandier, il est surtout un entraîneur et un véhicule.

 

Le contrebandier-coureur se l’attache à la ceinture (le douanier aussi, d’ailleurs) par une laisse assez longue pour ne pas gêner ses propres mouvements, et, ainsi remorqué, sa course atteint un extraordinaire degré de rapidité. Voilà le chien dans son rôle d’entraîneur.

 

Comme véhicule, le chien est généralement employé en troupe plus ou moins nombreuse. Un homme remorqué dirige la meute, dont chaque animal est blatté, c’est-à-dire revêtu d’un caparaçon contenant la marchandise, et armé d’un collier hérissé de pointes de fer. La caravane ainsi organisée franchit la frontière à grande vitesse et s’achemine de même vers l’entrepôt désigné d’avance. Les expéditions de ce genre s’effectuent avec une ponctualité et une discipline que l’on demanderait en vain aux contrebandiers humains, à moins cependant que la rencontre intempestive d’un gibier quelconque ne vienne mettre la sagesse canine à une trop rude épreuve.

 

C’est ainsi que, l’an dernier, une paisible famille, qui savourait les douceurs du crépuscule sur le perron d’une villa, vit avec stupeur une suite ininterrompue de quadrupèdes franchir d’un bond la haie voisine, traverser d’une course enragée pelouse et plates-bandes, et s’engouffrer à travers les vitres dans une cuisine basse. C’était un lièvre malencontreux fuyant, éperdu, toute une meute de chiens fraudeurs acharnée à sa poursuite, malgré les jurons et les appels désespérés de son conducteur. Les gabelous en rient encore dans leurs corps-de-garde. 

 

Il  y a aussi des chiens qui opèrent « en tirailleurs », c’est-à-dire isolément et sans cornacs. Ceux-là sont préparés à •Ia manoeuvre par un entraînement spécial, qui consiste à les accabler de mauvais traitements dans leur domicile belge, et à les combler de gâteries et de franches lippées chez le correspondant français. Une fois blatté, en Belgique, on les lâche avec force bourrades; ils s’empressent de filer ventre à terre vers le lieu où ils savent que noces et festins les attendent, et le tour est joué.

 

Cette existence de: chien aventurier a sa centre-partie, tout, comme celle des routiers de la Renaissance, sitôt pris, sitôt pendit. Tout chien fraudeur est abattu, et le douanier lui coupe la patte droite de devant, comme pièce à conviction.

 

En file indienne sur la voie ferrée

 

A côté de la contrebande ainsi organisée systématiquement, il en existe une autre, permanente, plus malaisée encore à réprimer. C’est ce que. dans la logomachie technique, on appelle « la pacotille ». Elle s’effectue quotidiennement par les ouvriers des usines et exploitations voisines de la frontière, qui, à l’heure du travail, par exemple, passent simultanément en masses nombreuses, comme les ouvriers qui, au point du jour, descendent des banlieues vers Paris. Chacun, homme. femme, enfant, porte son petit contingent de fraude, café, tabac, pétrole ou autre produit dont il va se décharger chez tel ou tel épicier avec quelques sous de bénéfice. La douane le sait, mais le moyen de remédier à ce mal? Que peuvent quelques douaniers contre une multitude ? Pendant qu’ils visitent une demi-douzaine d’individus, des centaines d’autres passent indemnes. Nombre de petits épiciers détaillants n’ont pas d’autres fournisseurs que cette nuée de fraudeurs éventuels et anonymes. S’il était permis de comparer le Trésor national à un navire,- on pourrait considérer la grande contrebande par entreprise comme une large voie d’eau qui se rouvre à mesure que les calfats l’aveuglent, et la pacotille comme les mille fissures par lesquelles l’eau filtre petit à petit, mais sans relâche, dans une carène disjointe.

 

Et ce que nous avons exposé jusqu’ici ne concerne guère que la contrebande active, dynamique, pourrait-on dire. Il y à encore le fraudeur occasionnel, qui se glisse, par toutes sortes de ruses, à travers les lacunes ou les défauts de la loi et exerce, ou tend à exercer, au même degré que l’autre, une action stérilisante sur l’une des principales sources du revenu public.

 

Peut être rendrons-nous service aux touristes masculins et féminins en leur apprenant —. car la plupart l’ignorent – ce qu’ils risquent à ce jeu de hasard. D’abord, tout voyageur est tenu de déclarer les produits étrangers dont il est détenteur..A fortiori, il n’a pas le droit de mentir en répondant aux questions qu’on lui adresse ou sinon le douanier doit appréhender le délinquant le conduire au corps de garde, rédiger un procès-verbal (dans l’intervalle le train est reparti) et remettre le captif à la gendarmerie.

 

Dès lors, celui-ci appartient à la justice. M. le voyageur fantaisiste est d’abord enfermé dans la chambre de sûreté de la caserne puis est conduit à pied par deux gendarmes à la maison d’arrêt de l’arrondissement; deux jours après, il comparait devant le tribunal correctionnel, qui le condamne à un emprisonnement variable de trois jours à un mois et à une amende fixe de 625 francs, appuyée de quatre mois de contrainte par corps.

 

Beaucoup de bruit pour rien ! » direz-vous. Possible; mais la loi est telle, et vous devez, Monsieur, et vous aussi, Madame, toutes sortes d’obligations au bon gabelou qui, pour ne point avoir à vous l’appliquer, se borne à saisir le corps du délit et se contente, pour ne pas vous faire manquer le train, d’une transaction rapide et souvent dérisoire. Dorénavant, à moins que vous ne soyez du nombre de ceux qui professent l’indépendance du coeur, vous vous garderez du dédain et de la moquerie à l’égard de ce fonctionnaire stoïque et accommodant; vous le regarderez avec une sympathie émue et l’entourerez de votre considération la plus distinguée.

 

Hippolyte Verly

 


 

« La Vie de la Douane »

N° 134

Mars-avril 1967

 

 

 

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