Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes
Une vision atypique du territoire : les cartes de penthière
Dans un article des « Cahiers d’histoire » paru en 2009, Renata Pstrag, ancienne conservatrice du Musée national des douanes à Bordeaux, livrait une étude sur les « penthières » et présentait une sélection de la collection de cartes de penthière détenues au musée.
Nous vous invitons à partager cette évocation de ce que l’éditorial de l’époque qualifiait de « véritables petits chefs-d’œuvre alliant la représentation de l’espace à celle de la faune et de la flore qui le caractérisent sans oublier, quelquefois, paysages et habitants ».
S’agissant de la carte de penthière annotée par Salvatore Dali rapportée par R. Pstrag, l’interview accordée par l’artiste le 3 juillet 1974 à la revue « La vie de la douane » peut être consultée sur ce site (cliquez ici).
L’équipe de rédaction
L’organisation du personnel des douanes
L’administration des douanes comprend deux grandes branches: les bureaux chargés des opérations de dédouanement des marchandises, et les brigades qui luttent contre la fraude et la contrebande. Au xixe siècle, ces dernières sont organisées militairement. Les préposés armés, souvent casernés, portent l’uniforme et comptent dans leurs rangs beaucoup d’anciens militaires et de fils de douaniers recrutés comme demi-soldiers1. Quels que soient le lieu et l’époque, le travail des brigades présente deux caractéristiques : sa préparation et son exécution sont entourées de secret ; chaque sortie donne lieu à un ordre et à un rapport écrits.
La surveillance du territoire
Au XIXe siècle, la zone-frontière est déterminée par une double tracé : celui de la frontière proprement dite terrestre ou maritime, et celui du fameux rayon des douanes situé à dix kilomètres à l’intérieur du pays. À cette bande de territoire correspondait des pouvoirs spécifiques que les agents pouvaient mettre en œuvre, en vue d’exercer leurs missions. Ce rayon était découpé en portions, et une brigade était affectée à chacune d’entre-elles afin d’en assurer le contrôle, et de veiller à l’imperméabilité de la frontière. Cette zone était appelée « penthière » par les agents, et désignait ainsi la terrain d’action de la brigade. Une brigade était affectée à la ligne frontière elle-même, tandis qu’une ou plusieurs autres en arrière constituait une seconde ligne de « défense » pour compléter le dispositif. Des cartes furent tracées pour matérialiser les connaissances accumulées sur le terrain, et faciliter la mise en place des dispositifs de surveillance douanière. Il s’agit bien d’une cartographie spécifique et unique.
Le terme « penthière »
Il mérite à lui seul notre intérêt car son origine précise est inconnue. On peut lire dans La Revue des Douanes (2) : « On le trouve déjà dans une circulaire du 10 mars 1819, qui l’utilise comme un terme usuel, ce qui laisse supposer qu’à cette époque « penthière » était déjà d’un usage courant dans les brigades. » Th. Duverger dans son ouvrage « La douane française » (3) indique que les agents de la Ferme Générale, qui remplissait les missions douanières sous l’Ancien Régime, employaient déjà ce terme. Il pourrait dériver du terme militaire « bandière » qui désigne les lignes ennemies, que l’on retrouve en allemand, en italien ou en espagnol, ayant donné « bande », « banderolle » mais aussi « contrebande ».
Cependant, l’hypothèse la plus probable est qu’il provienne du mot « pante » ou « pente » voire « pantière » selon les orthographes, qui désigne des filets verticaux que les chasseurs tendent entre les arbres afin d’attraper des oiseaux (pièges communément utilisés par exemple au pays basque pour la chasse à la palombe). Le parallèle entre cet outil de capture et le dispositif de surveillance mis en place par les douaniers pour piéger les contrebandiers n’est pas dénué de sens : la penthière est bien la maille du filet douanier disposé le long des frontières !
Les cartes de penthière
Leur date d’apparition précise est inconnue.
Cependant, une décision du 23 octobre 1834 indique qu’« Il doit être établi, dans chaque poste, un état indiquant la topographie et les limites de la penthière, ainsi que les positions à garder particulièrement. Cet état est conservé sous clé par le brigadier » (4) . En 1889, un inspecteur fait explicitement référence à des règlements prévoyant l’établissement des cartes de penthière, sans cependant en donner les références (5).
Leur création pourrait relever d’initiatives locales qui se seraient répandues, pour ensuite devenir obligatoires vu leur utilité pratique et organisationnelle. La présence dans les brigades de nombreux personnels d’origine militaire peut également expliquer la réalisation de ces documents, inspirées des cartes d’état-major.
Les agents réalisaient eux-mêmes les cartes de leur penthière, elles étaient d’une exactitude très variable et d’une qualité dépendant du talent de l’auteur. Confidentielles, elles étaient généralement conservées sous clé ou accrochées au mur de la brigade. Dans ce cas, elles étaient souvent protégées des regards indiscrets par des volets que l’on verrouillait. En effet, ces cartes indiquaient nombre d’éléments stratégiques : lieu d’implantation des services, limites géographiques de ces différentes entités, et donc limites de compétence géographique, axes de circulation, points de rendez-vous, d’embuscade,… La penthière servait à placer les équipes, en utilisant pour cela les éléments du décor et ainsi à mettre en place un dispositif très précis afin d’intercepter les contrebandiers.
Dès 1922 il existait un fonds cartographique couvrant toute la France. Cependant, les cartes de penthière persistèrent car elles présentaient de multiples avantages : plus précises du fait d’une échelle plus petite (1/1000 ou 1/5000 contre 1/20000), elles comportaient en outre de nombreux détails et mentions considérés comme inutiles pour les cartes officielles. De plus, le découpage des zones ne correspondait pas forcément au découpage douanier de la frontière.
Hormis pour les nouveaux agents affectés à la brigade, la carte ne servait pas réellement à se repérer. En effet, la pratique quotidienne que les douaniers avaient de la zone penthière laisse supposer qu’ils connaissaient le territoire dans ses moindres détails. Elle constituait alors peut-être plus un support lors de l’élaboration des stratégies. La carte servait également au chef de brigade pour établir quotidiennement ses ordres de mission. Il programmait ainsi pour chaque équipe (2 ou 3 douaniers) son secteur d’action délimité par des points sur la carte et les points d’apparition, lieux précis où le service devait faire une station à des heures précises. Les gradés (inspecteur ou officier) pouvaient ainsi partir à la rencontre des équipes pour les contrôler.
Typologie des penthières
Malgré leur grande diversité, on peut dégager des caractéristiques communes. Une première typologie a été élaborée en 2000- 2001 par un étudiant de géographie de l’université de Grenoble (6) , elle est complétée au fur et à mesure de leur étude.
− supports et matériaux : les cartes de penthière étaient réalisés de manière artisanale. Le carton à dessin ou papier calque, et parfois même des cartes routières étaient détournées pour servir de support. Les dessins étaient réalisés aux crayons de couleur, à l’encre ou à l’aquarelle, voire au stylo. Les dimensions sont variables, souvent autour de 80×60 cm. La présence de nombreuses cartes faites de carton entoilé rappelle leur possible origine militaire.
− Contenu : les repères géographiques concrets comme les routes, les sentiers, les cours d’eau, les forêts ou les maisons sont privilégiés. La frontière est souvent figurée en haut de la carte qui est généralement quadrillée, rappelant l’étymologie supposée de la penthière. Des points représentent les « points d’apparition », il s’agit des lieux devant faire l’objet d’une surveillance parti- culière ou permettant une observation efficace et discrète.
Ils sont nommés sur la carte et font souvent référence à des toponymes (l’arbre isolé, la ferme brûlée) ou parfois numérotés et renvoient à un index placé soit de part et d’autre du dessin soit annexé au document. Les échelles ne sont pas toujours précisées tandis que les légendes le sont de façon assez systématique. L’autre côté de la frontière n’est pas toujours représenté, de même que les penthières adjacentes : elles ne sont que citées, la penthière principale apparaissant alors comme un ilot détaché de tout contexte. Cela peut être expliqué par les compétences des brigades, intrinsèquement liées au territoire : elles n’ont pas à traverser la frontière ou à intervenir sur le territoire voisin, l’absence de représentation peut être une façon d’insister sur cet interdit.
En substance, on peut dire que le soin apporté à la carte dépend de la penthière elle-même, de son étendue, de son relief, du nombre de points et de sentiers à reporter : plus ceux-ci sont nombreux, plus la carte doit être précise et détaillée.
Le fonds du Musée national des douanes
Il est composé de plus de 500 documents, les plus anciens datent de 1875 et les plus récents des années 60. toutes les régions de France ne sont pas représentées, les cartes conservées concernent essentielle- ment la frontière nord-est, les côtes bretonne et atlantique, ainsi qu’un petit pourtour méditerranéen. Les versements au musée ont été irréguliers et aléatoires, le personnel étant parfois peu sensibles à ces documents iconographiques, vus uniquement comme des outils de travail.
On peut penser que nombre de penthières ont été détruites au gré des fermetures ou déménagements de brigades, mais aussi de la détérioration de ces documents de moins en moins usités du fait de l’apparition d’outils technologiques plus avancés. avec la construction de l’Union Européenne, le rapport à la frontière s’est profondément modifié au cours du dernier siècle, avec des conséquences évidentes sur le travail des agents en uniforme.
Le dispositif douanier est passé d’une conception de la frontière comme une série de points de passage statiques à surveiller, à une réflexion en termes d’axes de fraude à partir des années 60 pour intégrer la dynamique des routes des contrebandiers. Enfin, la libre circulation des personnes, des marchandises et des capitaux a entraîné un redéploiement des effectifs sur l’ensemble du territoire, à l’in- verse de ce qui s’était passé lors de la révolution française (7) .
Représentation du territoire d’action d’une brigade, la penthière symbolise aussi la relation qu’entretiennent les agents avec cet espace qui les influence et les modèle. La carte de penthière participe ainsi à la construction identitaire des agents et à leur appropriation de leur lieu d’exercice. Image interprétée, elle devient une représentation symbolique des agents.
Le douanier, personnage emblématique de la frontière, décrit à travers ses cartes sa propre compréhension du territoire. Il représente la nation, sa traduction territoriale, et envisage sa violation. Il matérialise les tensions entre les nations et représente la vie locale frontalière.
C’est un révélateur de l’implantation des services et donc de la sensibilité de la de la zone frontière. À travers leurs représentations géographiques, les douaniers se décrivent eux-mêmes tout comme leurs conditions de travail. Ces éléments contribuent sans nul doute à la charge émotionnelle de certains de ces témoignages, comme la carte présentée ci-dessous.
Trajan franchissant les Pyrénées – dessin au feutre sur une penthière
Salvador Dali (Figueras, 1904 – id. 1989)
1974
Numéro d’Inventaire 980.343.1
Cette penthière est l’une des plus récentes du fonds du Musée, puisqu’elle date de 1960. Elle est remarquable par sa maîtrise de l’espace et du support par son auteur, par le soin apporté aux détails mais également aux éléments décoratifs purs ajoutés : danseuse de Flamenco côté espagnol, personnages provençaux autour de la rose des vents côté français, et surtout la scène d’embuscade tout en haut. On comprend que son auteur ait pris soin de la dater et de la signer. avec l’ajout de Salvador Dali en 1974, à l’occasion d’une interview donnée au journal professionnel La vie de la douane, cette penthière revêt un caractère symbolique extrême : la confrontation d’un préposé des douanes et d’un artiste reconnu, le local et l’international, la remise en perspective historique par l’évocation de trajan sur son cheval traversant les Pyrénées.
Au cours de son interview, Dali s’exclame :
« Certaines de mes extases intellectuelles sont venues de la douane. En gare de Perpignan, lorsque gala accomplit les formalités douanières, je reste seul. Là souvent, j’analyse mon tableau. Je prends soudain conscience de l’imperfection de ma toile, je vois clairement qu’il aurait fallu peindre cette chose en bleu… mais il est trop tard, le douanier est là et mon tableau est déjà parti. »
D’autres termes typiquement douaniers entourent l’action des brigades, par exemple la marmotte qui renfermait les ordres de service. Il s’agissait d’une petite caisse-écritoire fermée par un cadenas et servant au chef de poste d’une brigade à enfermer les ordres de mission. Ainsi les agents partant « à l’embuscade » découvraient au dernier moment l’endroit où ils avaient à prendre leur service.
Cet usage s’est révélé efficace pour lutter contre toute compromission d’agents avec des fraudeurs. On peut citer aussi le marron d’embuscade, utilisé par les douaniers lors des longues nuits d’embuscades. Couché dans son lit le douanier de veille serrait dans sa main le marron, petit morceau de bois ou de métal ou simple caillou.
En cas de visa d’un chef, si les deux douaniers étaient surpris à sommeiller, seul celui en possession du marron était en faute.
Renata Pstrag
Notes:
1. Fils d’agents n’ayant pas encore l’âge d’effectuer leurs obligations militaires et qui apprenaient les rudiments du métier sous la direction de leur géniteur et de ses collègues, touchant un demi traitement. Une fois les obligations effectuées, ils remplissaient leurs fonctions à plein traitement.
2. Article anonyme « Le langage des brigades » du numéro 306 du 18 janvier 1958.
3. 1858, cité par J. Clinquart dans son article « Mystérieuse penthière » paru dans la revue « La Vie de la Douane » n° 197 de mai 1984
4. La revue des Douanes n° 220, 19 décembre 1955
5. registre d’ordres de la brigade d’Arles, archives du Musée national des douanes, cote 3B199
6. François Desrues, « Ce que les cartes nous disent de la frontière – Essai d’analyse géo-iconologique d’un corpus de cartes douanières du xix e et xx e siècle » mémoire de Maîtrise de géographie.
7. La suppression des frontières intérieures pour créer un territoire national unique en 1789 a conduit au redéploiement des agents de la Ferme générale vers les frontières au xxe siècle, la suppression des contrôles systématiques aux frontières avec les pays membres a conduit au contraire à une nouvelle organisation des services et à des contrôles en tout point du territoire.
Cahiers d’histoire des douanes
n° 41
2e semestre 2009