Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

Un douanier oublié : le capitaine Saint-Jours

Mis en ligne le 1 mars 2023

NDLR  (cahiers 1996): Depuis plusieurs années, la Société de Borda, la plus ancienne et la plus importante des sociétés savantes des Landes, est en relation avec le Musée des Douanes dans le cadre de recherches intéressant plus particulièrement le directeur général Saint-Cricq.

 

A diverses reprises, son président avait émis le souhait que le Musée des Douanes consacre une étude au capitaine Saint-Jours. Le Congrès d’Etudes Régionales, organisé par la Fédération Historique du Sud-Ouest à Sabres en mars 1995, a été l’occasion de présenter une communication sur cet officier des douanes cher au cœur des historiens et des géographes landais. Dans l’attente de la publication des Actes de ce congrès, voici donc de larges extraits du texte présenté sous le titre «Le capitaine Saint-Jours, un douanier landais à l’Académie de Bordeaux».

 


 

Le capitaine Bernard Saint-Jours

 

a) Une carrière bien remplie

 

Fils d’un brigadier des douanes, Bernard Saint-Jours naquit à Vieux-Boucau le 9 juin 1844. Après ses études primaires (1), il entra dans l’administration douanière comme demi-soldier, à Seignosse, le 1er janvier 1863. Il fut titularisé préposé, deux ans plus tard, et muté à Olhette, toujours dans la direction de Bayonne.

 

Il dut aller chercher ses galons de sous-brigadier dans la direction de Chambéry, à Evires, où il fut affecté le 1er octobre 1868. Il s’y distingua en arrêtant, de nuit, à un kilomètre et demi du point d’embuscade, une charrette important 20 kilogrammes de bonbons et de sucre ! Il passa ensuite, le 1er août 1869, à Mesigny où la guerre le surprit.

 

C’est ainsi qu’il fut intégré le 16 août 1870 comme sergent- major dans la 4ème compagnie du 1er bataillon douanier (2), dirigé bientôt sur Paris (3). Démobilisé, il rejoignit son poste le 5 avril 1871, après huit jours de permission passés à Vieux-Boucau, et participa, courant mai 1871, à l’arrestation de deux hommes, «ballot au dos, sur la montagne escarpée d’Arcine, en vue de Genève».

 

Le 1er juillet 1871, il fut promu brigadier aux Pratz avant d’être affecté à Chapieux (1er janvier 1872). Neuf mois plus tard, il était nommé lieutenant à Menthonnex.

 

Saint-Jours a relaté comment le 24 mars 1874 il réussit, seul, la saisie de huit ballots de tabac et l’arrestation de trois contrebandiers : «A la poursuite d’une piste, après six heures de recherches, à un kilomètre du dépôt, j’entre dans une auberge, cherche s’il y a des étrangers et trouve trois désœuvrés au repos. Je leur déclare hardiment leur arrestation.

 

Je prends l’un d’eux que je connaissais un peu et lui dis : «Vois comme tu es vendu ; on m’a dit que tu portes ce ballot n° tant. – Non, lieutenant, dit-il, ce n’est pas celui-là le mien, c’est celui-ci». Je ne désirais que ce démenti, et les deux autres fraudeurs montrent alors leurs charges dans le tas…».

 

Saint-Jours paracheva son séjour en Savoie par une année et demie à Modane où il fut muté le 1er décembre 1874. Il garda un souvenir ému du directeur de Chambéry, Pierre-Victor Barbier et lui rendit un hommage appuyé dans une brochure qu’il lui consacra en 1904 (4).

 

Le 1er janvier 1877, Saint-Jours était promu capitaine au Russey, dans la direction de Besançon. Il y resta plus de quatre ans. La fraude y était intense, le climat éprouvant. Deux témoignages nous sont parvenus et tout d’abord la relation d’une longue traque :

 

«Hiver 1880. C’est la plus cruellement pénible de mes nombreuses poursuites de traces. La 1ère ligne nous conduit en intermédiaire, au cœur de la nuit, (sur) une forte piste relevée sur la neige. Je la reprends avant le jour avec mes ambulants.

 

Nous traversons la seconde ligne, puis la vallée profonde du Dessoubre, pas sans des alternatives de difficultés et de découragement. Enfin, vers 11 heures 1/2 nous finissons par trouver les ballots cachés en deux lots dans un hameau. Les fraudeurs avaient mis onze heures pour arriver là, depuis la frontière».

 

Capitaine Saint-Jours (Collection Musée des Douane)

 

Il y a ensuite la demande de mutation transmise le 5 avril 1881 au directeur bisontin Pierre Margaine «Pour justifier un avancement relativement rapide que j’avais obtenu de mes chefs seuls sans jamais avoir rien sollicité ni fait solliciter, j’ai resté quatre ans au Russey avant de demander grâce de ma rude capitainerie, dans la pensée de pouvoir encore, par ce moyen, gagner ici ma 2ème classe.

 

Mais aujourd’hui que je commence à me sentir réellement fatigué, je me vois à regret obligé de chercher à sortir de ma petite Russie par simple changement de résidence, quoique je voie des collègues de mon rang sur l’annuaire obtenir leur avancement de classe…»

 

 

Le 1er août 1881, Bernard Saint-Jours obtenait de retourner dans sa circonscription d’origine, à Saint-Jean Pied de Port, où il allait mettre «ordre à la fraude du bétail qui se pratiquait à la frontière à la faveur de pacage». Son séjour en Pays Basque fut marqué par un incident : le 12 novembre 1884, alors qu’il tentait en pleine nuit d’arrêter un fraudeur d’alcool, il fut «entraîné et charrié (sur) 150 mètres pendant que l’escorte courait d’un autre côté» ; il ne réussit à «réduire» le contrevenant «qu’à coups de bâton et avec l’aide d’une escouade survenue».

 

Y eut-il un lien de cause à effet ? Quelques jours plus tard, le 18 décembre 1884, il sollicitait auprès du directeur Louis-Eugène Thierry, dit Thierry d’Argenlieu, une résidence moins mouvementée.

 

«J’apprends que mon collègue de Bayonne se retire. J’ai l’honneur de vous prier de vouloir bien m’accorder votre confiance et de me désigner pour le chef-lieu de votre Direction. J’ai été deux ans préposé à Bayonne, et je peux répondre d’y rendre de bons services.

 

«Comme j’ai aussi servi et travaillé trois ans et demi dans une grande gare (brigades et service des bureaux), les écritures et les opérations d’entrée, de sortie et de transit me sont familières.

 

Ce n’est que le 1er janvier 1888 que Bernard Saint-Jours changea de résidence. Pour répondre à ses vœux mais surtout aux observations formulées par la hiérarchie bayonnaise (6), il fut appelé à la tête de l’importante capitainerie de Bordeaux.

 

S’il fut rapidement remarqué pour ses aptitudes militaires, il eut quelques difficultés à faire reconnaître ses brillantes qualités de douanier – attestées par MM. Barbier et Margaine -, par le directeur des douanes de Bordeaux. Pourtant, dès septembre 1888, M. Kellermann avait proposé Saint Jours pour une promotion.

 

«Arrivé à Bordeaux à un moment où un long intérim de l’Inspecteur divisionnaire et la faiblesse de son prédécesseur avaient rendu la situation particulièrement difficile, cet officier, qui n’avait jamais servi dans un grand service maritime, s’est mis au travail avec ardeur.

 

Il est parvenu promptement à se rendre compte du fonctionnement des différents et nombreux services de la brigade et à réagir d’une façon notable déjà contre le relâchement qui s’y était introduit. M. Saint-Jours mérite d’être récompensé de son zèle et de son activité…».

 

Mais trois mois plus tard, Auguste Kellermann, dans son Rapport d’activité du 4ème trimestre 1888, semblait revenir sur son premier jugement. Il s’étonnait en effet «que le capitaine à Bordeaux n’a(it) relevé aucune irrégularité dans l’important service qui lui est confié, alors que les Inspecteurs de la résidence ont eu assez fréquemment l’occasion de surprendre ou de punir des agents trouvés en faute» ; il conseillait donc «à M. Saint-Jours (de) s’attacher à mieux justifier la confiance que l’Administration lui a témoignée lorsqu’elle l’a appelé à diriger le service actif de Bordeaux».

 

Quoi qu’il en soit, M. Kellermann quitta son fauteuil de directeur le 31 décembre 1891. Bernard Saint-Jours, quant à lui, exerça pendant quinze ans ses fonctions de capitaine à Bordeaux. Ses compétences admises en haut lieu, en mai 1896, il fut désigné pour faire partie d’une «commission chargée de l’étude d’un programme pour l’admission aux grades de sous-brigadier et de brigadier, ainsi que d’un règlement sur la discipline et les récompenses des brigades».

 

En faisant valoir ses droits à la retraite le 1er janvier 1904, le capitaine Saint-Jours laissait le souvenir d’un «fonctionnaire consciencieux, rigide mais juste et bon (7)».

 

b) Le Manuel des Brigades des Douanes

 

Jusqu’au début des années 1950, s’il y eut un nom parfaitement connu de toute la corporation douanière, ce fut bien celui du capitaine Saint-Jours. En effet, le Saint-Jours était «le livre de chevet des candidats aux divers grades du cadre des brigades, comme des aspirants à la Lieutenance et même des jeunes agents préparant les examens du service des bureaux» (8).

 

Il s’agissait d’un ouvrage essentiel de la bibliothèque douanière, dont le titre exact était : Manuel des Brigades des Douanes.

 

Ce manuel avait été publié en 7.000 exemplaires pour la première fois, à Perpignan, en 1858. Son auteur était un jeune lieutenant Jean-Baptiste, Joseph Roux, né le 19 décembre 1823 à Thoranne-Haute (Basses-Alpes), qui professait des idées «avancées» et nourrissait l’ambition d’accéder aux emplois supérieurs ; il est vrai qu’il avait pu suivre des études secondaires.

 

Dans l’Introduction, il écrivait : «Puisse notre travail être utile à la classe si intéressante de ces modestes agents dont nous avons partagé dix ans les travaux sur des lignes bien différentes, rencontrant partout, dans leurs rangs, la probité du citoyen réunie au courage du soldat» (9).

 

Promu capitaine, Roux réédita à Annecy, en juin 1869, son Manuel des Brigades, «revu, considérablement augmenté et suivi de 150 recettes ayant trait aux arts, à la médecine et à l’économie domestique et d’une instruction sur l’entretien des armes».

 

Dans la Préface, l’auteur affichait clairement dans quel «camp» il se situait : «Les agents du service actif, si longtemps considérés comme les Béotiens de la Douanes, se sont ouverts par la force des choses, le chemin des emplois supérieurs. Peu d’entre eux, il est vrai, y sont parvenus encore ; mais l’élan est donné : préposés, sous-brigadiers, chefs de poste, lieutenants, capitaines, tous cherchent à s’instruire, à se pénétrer de leurs obligations…». Et de conclure : «Ce recueil sera mon testament douanier».

 

En effet, au même moment, Roux avait maille à partir avec la direction générale des Douanes qui le voyait d’un mauvais œil tenter de lancer un périodique corporatif La Tribune des Douaniers, bientôt relayé, grâce à un prête-nom – son imprimeur d’Annecy Louis Thésio -, par La Frontière, journal des douaniers.

 

La sanction ne se fit pas attendre pour ce précurseur de la presse corporative. Il fut mis à la retraite en 1872. Il s’établit à Saint-Genis des Fontaines (Pyrénées-Orientales) dont il devint le maire en 1876, tout en demeurant en contact étroit avec ses anciens collègues(10).

 

C’est ainsi qu’en 1877 le capitaine des douanes en retraite J. J. Roux put faire éditer, par l’imprimerie de L’Indépendant de Perpignan, son Manuel des Brigades des Douanes, de nouveau revu et augmenté, mais suivi cette fois «de deux théories sur l’exercice : théorie de la carabine Chassepot et théorie de la carabine Gras». Il avait, pour ce travail, bénéficié de la collaboration d’un «premier commis de direction»(11).

 

La 4ème édition – la dernière à laquelle participa Roux – parut en 1886 grâce à «l’appui de l’officier distingué dont le nom est ci-avant» : le capitaine Saint-Jours. Les deux hommes s’étaient connus en Savoie – Roux était capitaine à Seyssel lors de la déclaration de guerre – et faisaient partie, en août 1870, du 1er bataillon douanier appelé à participer à la défense de Paris.

 

La 5ème édition du Manuel des Brigades, en1894, fut l’œuvre du seul Bernard Saint-Jours qui s’était «appliqué une seconde fois, tout en grossissant la plupart des chapitres, à ne troubler en rien l’ordre des matières et à conserver au livre son format, ses divisions, sa physionomie enfin, avec un tel soin que cette œuvre peut continuer à s’appeler le Manuel J-J. Roux».

 

Vœu pieux. Jusqu’en 1938 – date de la 13ème édition -, le nom du capitaine Roux figure toujours sur la page de garde, mais avec une variante : le Manuel de ou par le capitaine Roux est devenu en 1901, lors d’un supplément à la 6ème édition de 1898, le Manuel fondé par le capitaine Roux. Cette modification, au tournant du siècle, traduit un état de fait : pour l’ensemble des douaniers, l’ouvrage s’appelle désormais le Saint-Jours et le restera jusqu’à sa disparition.

 

A partir de 1898, la «patte» de Bernard Saint-Jours devint en effet de plus en plus évidente : à chaque réédition, le Manuel prenait du volume, les développements et les références historiques se trouvaient multipliés. En 1907, pour la 7ème édition, Saint-Jours, rompant avec ses imprimeurs perpignanais, confiait la publication de son ouvrage au libraire bordelais Arnaud.

 

Victime de son succès, peut-être pour des raisons financières, en 1914 Saint-Jours «consentait la cession du Manuel à la Librairie administrative P. Oudin (de Poitiers)» pour lui assurer «une nouvelle et longue période d’existence».

 

Jusqu’en 1921 Saint-Jours a assuré l’essentiel de la rédaction du Manuel des Brigades. Pour les quatre éditions suivantes, qui s’échelonnèrent de 1926 à 1938, sa participation est moins évidente : la page de garde porte en effet une nouvelle formulation :

 

Manuel des brigades des douanes/fondé en 1858 par le capitaine J.-J. Roux/continué par le capitaine Saint- Jours. Quant à l’édition de 1950, la 14ème et dernière, elle ne comporte aucun nom d’auteur ! Ce Manuel des Brigades, auquel la création de l’Ecole des Brigades des Douanes, ouverte le 1er mars 1938 clans le château fort de Montbéliard, a porté un coup fatal, a de manière indéniable rendu de grands «services au profit de l’instruction professionnelle du personnel» par ses qualités didactiques, ses mises à jour régulières et la multiplicité des sujets traités. Aujourd’hui il constitue une source non négligeable pour l’histoire douanière (12).

 

II. L’académicien Bernard SAINT-JOURS

 

Officiellement retenue le 11 juillet 1912, la candidature de Bernard Saint-Jours au fauteuil vacant par le décès de Raymond Céleste, fut soumise au vote des académiciens le 25 juillet : «le capitaine des douanes en retraite, historien» recueillit vingt suffrages sur vingt votants. Il était parrainé par MM. Camille Jullian, Jean-Auguste Brutails et Ulysse Gayon – ce dernier étant un collègue puis- qu’il dirigeait depuis 1875 le laboratoire des Douanes de Bordeaux (13).

 

La réception du nouvel élu eut lieu lors de la séance de rentrée présidée par Paul Courteault le 24 octobre 1912. Elle marquait pour l’historien «autodidacte» Saint-Jours la consécration d’une douzaine d’années de recherches, jalonnées de «plus de quinze brochures» (14) et allait s’accompagner d’une nomination au poste de secrétaire-adjoint de la Compagnie dès 1913.

 

a) Les travaux de Saint-Jours

 

Dans son discours de réception, après un rappel de sa carrière douanière, Saint-Jours expliqua sa passion pour la géographie historique par les «surprenantes» lectures qu’il avait pu faire sur la Gascogne maritime.

 

«… Le plus souvent, au sujet de cette région où jadis j’avais beaucoup couru et chevauché, je ne reconnaissais pas la mer et les dunes du premier âge ; l’Adour d’autrefois me paraissait ingratement défiguré. Sous le poids de ces impressions, je me mis à la recherche de la vérité, non sans tâtonner parfois, à travers les dépôts d’archives et aussi en interrogeant le sol dans les preuves matérielles qu’il présente».

 

En fait, on peut penser que ces surprenantes lectures n’ont pas été le fruit du hasard. Nombreux étaient à l’époque les officiers et cadres des douanes qui participaient à la vie intellectuelle et artistique de leur ville ou de leur région, en francs-tireurs ou au sein de sociétés savantes ou littéraires (15). C’est ainsi que Bernard Saint-Jours se lança, à la fin des années 1890, dans l’histoire de son village natal, Vieux-Boucau, suivant l’exemple «d’un de ses anciens collègues le capitaine des douanes Bartro» qui avait utilisé «ses loisirs à écrire les Annales de Cap-Breton» (16).

 

Selon toute vraisemblance, «son désir de connaître le passé du littoral gascon, de reconstituer sa vie, de retracer son histoire» est né dans la préparation de son premier ouvrage : Port d’Albret (Vieux-Boucau), l’Adour ancien et le littoral des Landes, paru en 1900.

 

Cette étude non seulement lui attira «les encouragements et l’appui de Camille Jullian» mais détermina la quasi-totalité de ses travaux. A l’exception d’une biographie de son ancien directeur Pierre-Victor Barbier (1904), d’une monographie sur la bastide de Geaune (1909), de recherches sur la population de Bordeaux depuis le XVIème siècle (1912) et de réflexions sur l’irrégularité actuelle des saisons (1926), toute la production géographique et historique de Bernard Saint-Jours est centrée sur ce qu’il appelait «le pourtour de la Gascogne maritime», de Soulac à l’Adour en passant bien évidemment par le Bassin d’Arcachon.

 

Travailleur infatigable, lecteur assidu des dépôts d’archives, Saint-Jours n’hésita pas à se transformer en géologue et en archéologue, en ayant recours aux services d’anciens subordonnés.

 

«… Je me suis longtemps occupé de la station du Gurp avec un collaborateur actif et fort méritant, le brigadier des douanes Hiribarn, aujourd’hui retraité, qui a dessiné et signé en 1913 les deux panoramas de foyers de fours de potiers assis sur les flancs de dunes sauvages de l’endroit…» (17).

 

Auparavant, Saint-Jours avait mis à contribution son collègue et compatriote François Cétran, ainsi qu’il le reconnait lui-même dans son plaidoyer sur les dunes du littoral gascon.

 

En quelques années, avant même son entrée à l’Académie de Bordeaux, Saint-Jours crut avoir «dissipé les légendes et rétabli la vérité». Il s’appuyait sur tout un faisceau d’arguments tirés de son expérience forestière, de l’océanographie, de la géologie, de l’archéologie et de l’histoire, les uns bases irréfutables, les autres témoignages contestables ; pour lui, le littoral gascon ne s’affaissait pas lentement, la mer n’empiétait pas sur le continent et ne refoulait pas les sables, les dunes n’étaient pas récentes, les étangs n’étaient pas d’anciennes baies ouvertes, Cordouan n’avait jamais été rattaché au rivage, la zone habitable du littoral n’avait pas changé depuis les Romains, le port d’Anchises était un mythe et Noviomagus n’avait jamais été à Soulac…

 

Aujourd’hui, la plupart des conclusions de Saint- Jours, qui croyait avoir gagné «une rude bataille contre l’erreur», sont rejetées et nul ne songerait à les reprendre à son compte. Cette douloureuse révision ne manqua pas d’agiter les rangs de l’Académie de Bordeaux dès 1925. Elle explique peut-être aussi que dans l’ Historique de l’Académie (1976) le capitaine Saint-Jours fasse partie des oubliés.

 

b) La polémique avec Pierre Buffault

 

En 1924, le conservateur des Eaux et Forêts Pierre Buffault publiait dans le Larousse Mensuel : «Ce n’est que guère de la fin du Vème siècle que l’on peut dater la formation des dunes nouvelles de la côte gasconne». Il citait des exemples de paroisses, notamment celle de Lège, qui avaient dû se déplacer «devant la menace d’envahissement des sables». Il reprenait ainsi les arguments qu’il avait developpés dans sa brochure La marche envahissante des dunes (1906) (18).

 

Le vieux capitaine des douanes, toujours «robuste» certes mais d’une «savante opiniâtreté» (19) et vraisemblablement fort entêté, y vit la remise en cause de ses théories, pourtant saluées par l’Académie en 1912. Il s’attela donc à la rédaction de ce qu’il appela lui-même un plaidoyer : Les dunes du littoral gascon, où il prit «copieusement à partie et sans bienveillance» Pierre Buffault.

 

La réplique ne tarda pas. Buffault obtint d’insérer à son tour dans les Actes de l’Académie : Les dunes du littoral gascon – Réponse à un plaidoyer (1928). Il y exposait clairement l’objet de la polémique :

 

«En dehors des variations de l’embouchure de l’Adour et de l’inexistence jadis de baies marines sur le littoral, questions sur lesquelles je suis d’accord avec M. Saint-Jours, la thèse de celui-ci se résume essentiellement en quatre propositions :

1°/ les dunes n’étaient pas mobiles avant leur boisement et n’ont rien envahi ; «on a ensemencé et non fixé les sables» ;

2°/ les dunes n’ont pas obstrué des cours d’eau ni refoulé les étangs du littoral ;

3°/ le rivage de Gascogne est stable et n’a pas reculé devant la mer ;

4°/ les dunes étaient la propriété des communes riveraines sur lesquelles l’Etat les a usurpées et à qui il doit les rendre».

 

La réfutation, point par point, du conservateur des Eaux et Forêts obligea Saint-Jours à entreprendre une double riposte : La mer et les dunes n’empiétaient pas : leur état passé et présent (texte publié en 1930) et Nos populations n’ont pas eu à fuir devant les sables (texte publié en 1932).

 

Montbeliard – Ancienne école des brigades des douanes

 

Pierre Buffault ne jugea pas utile de répondre à son contradicteur, du moins directement. Il préféra se consacrer à L’Académie de Bordeaux et les débuts de la fixation des dunes de Gascogne (20). Cette sage attitude ne mit pas un terme au débat. Bernard Saint-Jours, qui au même moment s’en prenait dans un autre domaine au docteur Bertrand Peyneau, ne désarmait pas.

 

Fort du soutien que lui apportaient plusieurs auteurs, René Cuzacq notamment (21), peut-être aussi pour se convaincre de la solidité de ses thèses, le capitaine Saint-Jours, retiré à Vieux Boucau dès 1933 (22), martela ses convictions dans ses ultimes publications.

 

Aussi, lorsqu’il s’éteignit dans son village natal le 7 mai 1938, l’Académie de Bordeaux ne put-elle passer sous silence la controverse à classer désormais au rang des souvenirs :

 

«L’Académie n’accueille pas seulement les normaliens, les polytechniciens et, à la rigueur, les licenciés ès lettres et les docteurs en droit. Elle sait distinguer également les hommes dont le mérite supplée les titres. Ainsi Bernard Saint-Jours…

 

«L’Académie a conservé le souvenir d’une polémique dont nos actes conservent la trace écrite.

 

Entre l’officier des douanes et un inspecteur des forêts s’éleva, au sein de notre Compagnie, un débat dont le fracas, hier encore, n’était pas totalement évanoui, puisque du fond de sa retraite, à 94 ans, Saint-Jours entendait encore invoquer un dernier droit de réponse sans admettre que l’actualité en fût périmée» (23).

 

Le nom de Saint-Jours résonna encore, régulièrement, pendant dix-sept ans, sous les lambris de la docte assemblée. En effet, jusqu’en 1955, l’Académie distribua à une famille nécessiteuse le prix Elvina Saint jours, fondé par le capitaine.

 

 

Michel Boyé

 


Notes: 
(1) L’état de services de Bernard Saint-Jours mentionne «étudiant» clans la rubrique «occupation avant l’emploi». Par contre, les états annuels portent dans la rubrique «instruction» l’appréciation suivante : «classique : primaire mais améliorée ensuite par l’étude».
(2) Capitaine Lépine, Recueil des douaniers mobilisés, 1872.
(3) Parmi les souvenirs de Saint-Jours, la journée du 4 septembre 1870 : «Nous voici au 4 septembre 1870. J’étais de la compagnie de garde au palais du Luxembourg. Les communications avec le Corps législatif étaient animées. La déchéance de l’empire et la suppression du sénat se discutaient au palais Bourbon. Le sénat était assemblé, mais ne délibérait pas. Rouher, tout d’une pièce, soucieux, inquiet, était passé du côté de l’Orangerie. Aux environs de trois heures, on vient dire de rentrer nos faisceaux, de les placer hors de la vue de la grille, pour ne laisser soupçonner aucune velléité de résistance de la part du sénat».
(4) Capitaine Saint-Jours, Pierre – Victor Barbier (1828- 1898), imprimerie A. Arnaud, Bordeaux, 1904.
(5) Selon ses propres dires, Saint-Jours fut aidé dans cette tâche par un brigadier, plus tard nommé lieutenant à Biscarrosse. Il s’agit de François Jean Cétran, né aussi à Vieux- Boucau le 6 juin 1852.
(6) L’inspecteur de Mauléon considérait Saint-Jours apte à l’avancement, en ajoutant : «mais avant de lui assigner un autre avenir que dans son grade, il devrait être mis à même de se révéler en entier dans le commandement du service d’une grande douane». Quant au directeur, il l’estimait «bon capitaine, ne se révélant pas au dessus de son grade et d’une éducation encore ordinaire».
(7) Jean et Bernard Guérin, Des hommes et des activités autour d’un demi-siècle, Bordeaux, 1957. Dans le dossier bordelais du capitaine Saint-Jours – du moins ce qu’il en reste – ne figure qu’une trace de démêlés avec un redevable : la plainte du camionneur de Bègles Lacoste, reconnue mal fondée par la direction générale des Douanes le 29 décembre 1892.
(8) Annales des Douanes, article cité.
(9) Titre intégral de l’ouvrage : Manuel des Brigades des Douanes suivi d’une théorie sur l’exercice et l’inspection du mousqueton et d’une instruction sur l’entretien des armes.
(10) Voir biographie de J. J. Roux dans Jean Clinquart, Histoire de l’Administration des Douanes sous la Troisième République (1871 – 1914), Neuilly-sur-Seine, 1986, p. 697-698.
(11) Préface de la Sème édition (1921).
(12) Ainsi la préface de l’édition de 1898 fait l’historique des ouvrages qui entendaient permettre aux douaniers «de discerner dans l’arsenal des lois ce qui est abrogé ou modifié de ce qui reste intact» et pallier en quelque sorte l’absence de formation professionnelle continue.
(13) Annales des Douanes (1929), p. 204.
(14) Discours de Paul Courteault, Actes de l’Académie de Bordeaux (1912 – 1913), p. 68.
(15) En 1869, l’Académie de Bordeaux avait accueilli dans ses rangs le douanier musicologue Anatole Loquin.
(16) Préface de Port d’Albret, l’Adour ancien et le littoral des Landes.
(17) B. Saint-Jours, Comment le docteur Bertrand Peyneau dénature et dénigre le Giap et aussi la côte, 1930, p. 2. Saint-Jours cite aussi Hiribarn dans L’Acte de naissance de la Gascogne maritime, 1933, p. 5 et dans Le littoral gascon, 1921, p. 7, 48 et 49.
(18) En 1905, Pierre Buffault avait publié dans la Revue Philomatique de Bordeaux Etude historique sur la propriété des dunes de Gascogne, autre thème cher au capitaine Saint-Jours.
(19) Discours de Meaudre de Lapouyade lors de la réception de Pierre Buffault le 31 mars 1927 dans Actes de l’Académie (1927 – 1929), p. 232. Le président de l’Académie se réjouissait à l’avance d’une «joute aussi instructive que courtoise». La réalité fut, semble-t-il, tout autre.
(20) Publication dans les Actes de l’Académie (1932 – 1933).
(21) Voir par exemple «En l’honneur de Bernard Saint- Jours», discours publié dans le journal Les Landes du 30 juin 1934.
(22) Saint-Jours, ayant démissionné de l’Académie, avait alors été remplacé par Roganeau le 14 décembre 1933.
(23) Actes de l’Académie de Bordeaux (1937-1938), p. 289.

 


 

 

 

Cahiers d’Histoire des douanes

et droits indirects

 

N° 17

 

Septembre 1996

 


 

 

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