Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

Sur les traces d’Alphonse Daudet… De la « Semillante » aux douaniers corses

Mis en ligne le 1 septembre 2024

 

Février 1855 : on se battait en Crimée

 

Napoléon III qui ne reculait déjà devant aucune expédition militaire faisait, depuis près d’un an, la guerre au tsar Nicolas sous le fallacieux prétexte de protéger les Lieux saints. L’empereur avait choisi les turcs contre les russes. Anglais et piémontais participaient à la campagne aux côtés des français. Malgré l’éclatante victoire de l’Alma, cinq mois plus tôt, les alliés s’enlisaient dans le siège de Sébastopol où des combats meurtriers faisaient rage. Il fallait sans cesse acheminer vers la Mer Noire de nouveaux renforts.

 

Toulon, port de guerre, connaissait une agitation fébrile et parmi des dizaines de navires, au milieu d’une forêt de mâts, la frégate «Sémillante» était à quai depuis deux jours.

 

Dès l’aube du 14 près de sept cent cinquante hommes, l’effectif d’un bataillon, ont gravi les échelles de coupées. Aux rêves héroïques s’ajoute la joie du voyage et les uniformes chamarrés, zouaves, hussards, sapeurs du génie, se pressent aux garde-corps. Partout sur les quais c’est le brouhaha des dockers, la bousculade des chariots tandis que les palans crissent sous le poids des canons. Hurlements des sous-officiers, hennissements des chevaux.

 

Le mistral dirigé par le massif de la Sainte-Baume et le mont Faron porte les senteurs de pins et de romarin mêlées à l’odeur âcre des fritures d’huile d’olive des gargotes proches. Des lambeaux de nuages bas courent au Mourilion. Le soleil rouge illumine une dernière fois la presqu’île de Saint-Mindrier qui barre au sud l’horizon.

 

Seize heures : la «Sémillante» commandée par le capitaine de frégate Jugan appareille. Personne à bord ni sur le quai de là darse ne peut penser que, du superbe voilier, il ne reviendrait au poste d’amarrage que deux débris de sa coque : un cartouche brisé portant les cinq premières lettres de son nom, dorées sur fond noir et une pièce de bois décorée de feuilles d’acanthe.

 

Les amarres larguées, l’écoute de grand foc raidie, une chaloupe tirant au beau- pré le voilier quitte quai. Le bosco répète dans le vent les ordres du commandant. Et, comme la vigie gagne la hune d’artimon, les gabiers dans le grincement des poulies garnissent de toiles le trois- mâts : misaine, grand voile, huniers, brigantine aussi. Son étrave soulevant l’écume, la «Sémillante» bondit.

 

Elle laisse à tribord le bagne de sinistre mémoire, double à bâbord la Tour royale, traverse la grande rade et gagne la haute mer. La frégate, cap au sud, s’enfonce dans la nuit que perce, au-dessus du Cap Sicié, la lumière désormais dérisoire du phare séculaire de Notre-Dame-du-Mai.

 

Cinq ou six jours plus tard, à Toulon, on racontait dans les estaminets du port comme au mess des officiers de la marine impériale que la frégate «Sémillante» avait péri corps et biens dans les bouches de Bonifacio.

 

Autour des îles Lavezzi des pécheurs avaient recueilli des objets d’équipement militaire. Et les commentaires allaient bon train. Pour atteindre la Méditerranée orientale le capitaine de frégate Jugan, excellent marin, officier énergique, avait-il l’intention de suivre les côtes occidentales de Sardaigne pour passer ensuite entre le Cap Bon et les îles Aegades ? Avait-il au contraire choisi d’emprunter la grande passe des bouches de Bonifacio puis de franchir le détroit de Messine ? Nul ne le saura jamais.

 

On n’ignore pas cependant qu’en hiver les coups de vent du sud-ouest qui prolongent le mistral soulèvent une mer très forte à l’ouvert des bouches de Bonifacio. Leur maximum d’intensité – nous apprennent les instructions nautiques – se situe vers le milieu de la journée. 0r des précisions arrivent, et c’est bien à midi, le 15 février, que la «Sémillante» s’est écrasée sur les écueils des îles Lavezzi. L’aviso à vapeur « Averne » qui faisait escale à Livourne, passa le 28 février pour le sud de la Corse avec mission d’y prendre des renseignements sur le naufrage.

 

Le lieutenant de vaisseau, Bourbeau, commandant du navire, établit trois rapports à l’intention du préfet maritime de Toulon. On peut y lire :

 

Bonifacio, 2 mars.

 

….le spectacle que présente cette côte est navrant et donne une terrible idée de la furie de l’ouragan qui a pu briser en morceaux aussi menus un bâtiment de cette force, porter à des hauteurs considérables quelques tronçons de ses mâts et prendre des quartiers du navire pour les éparpiller à plusieurs encablures de distance, en les faisant passer par-dessus des pointes de rochers élevés de plusieurs mètres au-dessus du niveau de la mer… Dans la journée du 15 février, un ouragan de la partie de l’ouest-sud-ouest comme les vieux marins ne se souviennent pas d’en avoir jamais vu, a éclaté dans les bouches de Bonifacio… un douanier de service sur le quai a été jeté à la mer par la violence du vent, et, pour le secourir, le second maître de Manoeuvre Aimo, patron de la balancelle, « l’aigle », a dû se coucher à plat ventre et lui tendre la main sans être entraîné lui-même…

 

Poussée par cette tempête ouest-sud-ouest, la frégate a dû toucher d’abord sur la pointe sud-ouest de Lavezzi : c’est là, en effet, que l’on trouve d’abord quelques tronçons de ses vergues brisées, encore à flot et retenus dans cette position par l’enchevêtrement de cordages fixés au mat »

 

Bonifacio, 6 mars.

 

L’exécution de mes ordres a amené à la découverte de soixante cadavres, la plupart nus ; ces infortunés avaient eu le temps de se déshabiller pour lutter plus facilement contre la mort. Ils sont presque tous méconnaissables ; parmi eux, cependant, on croit avoir reconnu un prêtre au bas de soie noire dont il était encore porteur. Le corps de M. le commandant Jugan a été retrouvé, et seul reconnu d’une manière positive.

 

Il était en uniforme, et sans cela même, amiral, il était très reconnaissable par suite de la difformité de l’un de ces pieds… L’abondance des cadavres que l’on découvre à chaque instant et qui sont tous en putréfaction, et les difficultés du transport, nous ont forcés d’ouvrir un second cimetière…».

 

Bonifacio, 13 mars.

 

… je me suis rendu en Sardaigne… pour essayer d’y recueillir quelques renseignements… tout le monde est d’accord sur la furie sans exemple de l’ouragan du 15 février… cet ouragan soufflait de l’ouest- sud-ouest ; les bouches de Bonifacio ne présentaient plus qu’un immense brisant où l’on ne pouvait rien distinguer… Le chef du phare de la Testa m’a déclaré que, le 15 février, vers onze heures du matin, une frégate dont il ne comprenait pas bien la manoeuvre, ce qui lui fit supposer qu’elle avait des avaries dans son gouvernail, venait à sec de toile, de la partie du nord-ouest, se dirigeant sur la plage de Reina Maggiore, près du cap de fa Testa, où il pensait qu’elle allait se briser, lorsqu’il l’a vue hisser sa trinquette et venir sur bâbord en donnant dans les bouches de Bonifacio, où l’horizon était tel qu’il l’eut bientôt perdue de vue.

 

Vous remarquerez sans doute, amiral, que, sous le rapport de l’heure, cette déclaration se rapproche de celle qui m’a été faite par le berger de Lavezzi, et qu’à elles deux elles auraient une certaine valeur, qui tendrait à fixer le moment du sinistre au 15 février, vers midi…».

 

Assurément on se sera souvenu d’Alphonse Daudet et des «lettres de mon moulin» qui contiennent «l’Agonie de la Sémillante» tout juste après «le phare des Sanguinaires». Quel rapport existe-t-il- il entre l’écrivain et la Corse ?

 

Une nuit de novembre 1857 le jeune nimois débarque à la gare de Lyon. Dix sept ans et pas un sou. Il réussit à vendre quelques articles à des journaux, participe sans complexe à la vie littéraire et publie dès 1858, «les Amoureuses», un recueil de vers. Trois ans plus tard, en octobre 1860, il entre au service du duc de Morny, ministre d’Etat, président du Corps Législatif, en qualité de secrétaire. Maintenant à l’aise il demeure au 24 de la rue d’Amsterdam mais sa santé chancelante incite ses médecins à l’envoyer à Nice.

 

Il part, en fait, pour l’Algérie le 19 décembre 1861 ; il y passe trois mois. Nous retrouvons Daudet dans un petit pavillon du passage dés Douze-Maisons à proximité des Champs-Elysées.

 

Une année suffit pour que sa santé à nouveau se détériore et le voilà, en décembre 1862, parti pour le midi. En Corse cette fois à la recherche du soleil mais aussi et surtout pour y rencontrer le docteur Marchai de Calvi, son excellent ami, son médecin de confiance, qui était corse. Il y passe près de quatre mois et en ramènera la matière de nombreux contes et nouvelles qui conservent l’empreinte d’un pays aux sites sans cesse renouvelés, aux lumières étranges et le souvenir d’un peuple rude et mystérieux .

 

A Ajaccio, ses fonctions auprès du duc de Morny lui ouvrent les portes des notables locaux. Le jeune Daudet fréquente le Préfet Gery, le secrétaire général Galloni d’Istria, les conseillers de préfecture Colonna-Bozzi, Pietri et Reymond, l’inspecteur principal des postes Pozzo di Borgo et le vieil inspecteur des douanes Vildieu qui l’avait pris en amitié.

 

Rien d’étonnant dès lors que ce «pinsuto» qui n’a pas encore vingt trois ans reçoive l’exceptionnelle autorisation d’embarquer sur un voilier des douanes. Rien d’étonnant non plus qu’il ait, au cours de son périple, entendu parler de la «Sémillante» au point d’en décrire l’agonie.

 

Il convient sûrement, à ce point de notre récit, de vérifier le témoignage de Daudet sur ce drame pour savoir quelle valeur donner à la description des marins des douanes de Corse sous le Second Empire. A bord d’un bateau de la douane commandé par le patron Lionetti, l’écrivain touche les nes Lavezzi et visite le cimetière. On objectera qu’il y en avait deux. Sans doute mais la construction en 1856 d’une seule chapelle avait entrainé l’obligation légitime de réunir les corps autour du sanctuaire de telle sorte qu’il n’existait en 1863 qu’une seule nécropole.

 

Que la «Sémillante» ait quitté Toulon «la veille au soir» n’est pas impossible ; filer dix nœuds pour une frégate qui court vent arrière n’est pas extraordinaire. De même, que vers onze heures et demie un douanier corse de la côte ait «aperçu, tout près de lui un gros navire à secj de toiles qui fuyait sous le vent du côté des nes Lavezzi» n’est pas en contradiction avec le témoignage du chef du phare de la Testa. La zone dans laquelle le voilier a lutté contre la tempête s’inscrit sûrement dans le triangle Capo di Feno, Capo Testa, Lavezzi„ dont le plus grand côté fait huit milles et demi, le plus petit sept milles. Il est possible par conséquent que la «Sémillante» ait été vue de Sardaigne d’abord; de Corse ensuite dans l’heure, ou un peu plus, qui a précédé son naufrage.

 

En revanche le témoignage du berger inquiète. Il n’est pas crédible que dans pareille tempête il se soit «enfui courant vers sa barque pour aller à Bonifacio chercher du monde». Il y a là quelque chose d’obscur… fasse le ciel que ce berger «lépreux, aux trois quart idiot» ne se soit pas livré à quelque actes de piraterie en dérobant des vêtements.

 

Le reste des indications douteuses relève de la poésie : les «six cent cadavres. en tas sur le sable», «l’aumônier son étole au cou»,  «vingt soldats du train qui se trouvaient à bord»…

 

 

«L’Agonie de la Sémillante» n’est certes pas un texte d’historien, la sensibilité et l’imagination poétique de l’écrivain on donné au récit relatant des faits réel: une forme stylisée dans laquelle on n peut interdire les ajouts mineurs ni a fortiori l’interprétation. Mais quand bien même n’aurait-on que ce seul texte pour rapporter le naufrage de la frégate nous serions proches de la vérité. Il suffit pour s’en convaincre de relire les notes officielles du lieutenant de vaisseau Bourbeau.

 

Le 17 février 1863, un soir de mardi gras, après avoir festoyé chez Pozzo Borgo, Alphonse Daudet prend la mer à Ajaccio pour un voyage le long des côtes de Corse sur un bâtiment des douanes. Trois ou quatre semaines. Véritable croisière, faveur exceptionnelle, répétons-le, qu’il doit à l’inspecteur Vildieu.

 

Ce personnage existe, il dirige division d’Ajaccio. Il est loin d’être jeune, «avec sa moustache blanche, son sourire sans dents mais si bon, ses petits yeux gris tout de malice» puisqu’il était aspirant de marine démissionnaire en 1816. Avec son père, également officier de marine qui avait proposé à Napoléon I vaincu de l’emmener en Amérique, il a effectué la première traversée de l’Atlantique de l’ile d’Aix à Halifax sur une petite barque pontée, le «Brise Cailloux».

 

Marcel Cintas

(ancien) directeur adjoint au bureau B/3

 


 

La vie de la Douane

 

N° 181

 

Octobre 1981

 

 

 


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