Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

Sur les sentiers de la « douane littéraire »

Mis en ligne le 1 janvier 2022

 

Manifeste pour la reconnaissance d’une contribution douanière à la littérature

 

Des « gabelous de la littérature » (Pétrus Borel) …

 

Les divine et humaine Comédies ont longtemps caserné la figure littéraire du douanier dans le registre de la satire sociale. Ainsi des publicains pointés du doigt comme les suppôts des Césars dans le Nouveau Testament, ou des fermiers généraux portraiturés en « vermine hideuse qui borde la côte » dans les cahiers de doléance, ces livres de la Genèse révolutionnaire. Des « amers » en somme, en nom comme en adjectif. 

 

Filant la métaphore saline, le sobriquet de « gabelous » prit sous la plume de certains écrivains du XIXe siècle, à l’instar de Pétrus Borel dans ses « Rhapsodies » (1831) ou d’Emile Zola dans « L’Oeuvre » (1886), un sens figuré désignant « celui qui fait obstacle à quelque chose ». Non content de marquer au fer rouge la perception des douaniers malgré l’abolition définitive de l’impopulaire imposition le 31 décembre 1945, cet usage depuis tombé en désuétude imprime toujours sur la rétine collective une supposée étanchéité de la douane à la matière littéraire. Passés au fil de la plume des Rimbaud, Prévost, Druon et Simenon, les gabelous ont été condamnés à conquérir leurs lettres à la pointe de l’épée afin de graver le cor et la grenade dans l’imaginaire littéraire plutôt que dans le granit des stèles, cette « Dernière Douane » de Nicolas Bouvier.

 

Soustrait à la taxation des caravanes de Capharnaüm par l’appel de la Parole, Saint Matthieu, publicain et évangéliste, n’a-t-il pas fait preuve d’un certain talent pour l’Ecrit, inaugurant une longue série de best-sellers douaniers jusqu’aux romans de son lointain collègue Bernard Minier ? Antoine-Laurent de Lavoisier, père de la chimie moderne, ne fut-il pas Fermier Général ? Gageons qu’il paya de sa tête cette appartenance, également contre nature semble-t-il, à la science et au fisc. 

 

Les gabelous donc, qu’on ne saurait taxer d’un manque d’auto-dérision, ont poussé la complaisance jusqu’à alimenter la littérature bureaucratique en vogue au XIXe siècle d’une critique interne à l’administration. Nathaniel Hawthorne, cet autre « douanier décapité » selon Vida Azimi, lança ainsi sa carrière d’écrivain à succès par un grinçant portrait des bureaux de la douane de Boston et de Salem dans son prologue à « La lettre écarlate » (1850), dont le narrateur se consolait de l’absence de gloire littéraire de la manière suivante : « Détaché de l’ambition de le voir répandre dans le monde sur des couvertures de livres, je souriais en pensant que mon nom avait acquis un autre genre de vogue. Le tampon de la Douane l’imprimait sur des sacs de poivre, des panières de rocouyers, des boîtes de cigares, des ballots de quantités d’autres marchandises pour attester que tous droits avaient été payés ». 

 

Maigre réconfort pour son ami, compatriote et collègue Herman Melville, qui dut patienter « encore cent ans », selon Claude Minière, pour voir son œuvre reconnue. Son fameux personnage de scribe « Bartleby » (1853) doit au moins autant aux truculentes figures de Wall Street qu’aux vingt longues années passées au bureau des douanes du port de New York par son auteur, volant à l’administration fédérale « le temps d’écrire des milliers de vers – qui ne seront pas publiés ». Certains vers du moins ont été restitués à l’administration et dédiés à cet « incélèbre écrivain » par Francis Carpentier dans son beau recueil de sonnets intitulé « Douanes » (2018). Autre « croqueur de caricatures », toujours selon Francis Carpentier, Jacques Boucher de Perthes, père de la Préhistoire et Thucydide douanier des guerres napoléoniennes, qui dressa une « galerie de portraits » hawthornienne avant l’heure de ses collègues, par grade et par caractère, dans son « Petit Glossaire » (1835). Il avait beau jeu ensuite de se plaindre : « Si les douanes sont si respectées, comment les douaniers sont-ils si honnis ? ». 

 

Loin d’alimenter uniquement les sarcasmes, cette littérature de bureaux a également suscité une certaine curiosité vis-à-vis de la douane et de ses agents, comme l’a finement observé Vida Azimi : « La vie de bureau, terre-à-terre et si morne, est pourtant propice à l’exploration de l’âme douanière ». Depuis son bureau de secteur, ce « pont où l’écrivain double un cap » selon Claude Minière, Melville décrivait son environnement de travail comme une invitation au voyage dans son oeuvre la plus célèbre « Moby Dick » (1851) : « l’île de Manhattan est ceinturée de quais comme de récifs de corail les îles de l’océan Indien ». De même que Stendhal relisait le code civil pour affuter son style, Blaise Cendrars s’ouvrait à l’ailleurs des nomenclatures du tarif des douanes. Constatant cependant que le douanier ne se laissait pas enfermer dans la « coque » des « Employés » (1845) – « Pas d’employé sans bureau, pas de bureau sans employé » – Honoré de Balzac s’interrogeait sur son identité et finissait, faute de mieux, par le considérer « dans la matière bureaucratique » comme « un être neutre […] sur les confins des bureaux et des armes, comme sur les frontières : ni tout à fait soldat, ni tout à fait employé », une « créature amphibie » disait Boucher de Perthes.

 

Pour reprendre l’interrogation de Balzac, « Que faisons-nous alors du douanier ?»  (« Les employés », 1845)

 

… A la « douane littéraire » (Francis Carpentier)

 

Sous des titres et à des dates presque identiques se sont affrontées trois conceptions littéraires de la douane. Dans le sonnet intitulé « Les douaniers « (1871), Arthur Rimbaud peignait les « Soldats, marins, débris d’Empire, retraités » en bourreaux de buissonniers contrebandiers. Dans une des nouvelles ajoutées à la première édition des « Lettres de mon moulin » (1869), Alphonse Daudet défendait « Les douaniers » (1873) comme des victimes résilientes du devoir, symbolisées par le personnage de Palombo, qui, tel Ulysse attaché au mat de sa patache, opposait aux sirènes du désespoir, une « voix tranquille », la gaieté d’un chant d’aède. Dans son recueil poétique « Les amours jaunes » (1873) Tristan Corbière passait du pluriel au singulier – « Le douanier » – pour lui faire un universel éloge, surprenant Hugues Laroche dans son étude intitulée « Tristan Corbière ou les voix de la corbière » (1997) : « le douanier n’apparait pas comme un personnage négatif, il n’a rien d’une figure paternelle effrayante et castratrice »…. belle vision de la profession. En somme, une littérature douanière de victimes et bourreaux versus une « douane littéraire », selon Francis Carpentier, dans laquelle la douane est un monde et le douanier une voix, celle de la corbière, un chant, celui de Palombo. 

 

(*)

Le public a-t-il davantage été séduit par le jeune marin des douanes corse ou par le petit contrebandier basque de Pierre Loti, « Ramuntcho » (1897) ? Nul ne saurait le dire, mais il semble que l’éternelle bataille ou jeu « douaniers – contrebandiers » se soit prolongée sur le champ littéraire. Bernard Gaudillère, ancien directeur général des douanes et droits indirects, s’interrogeait sur l’origine de cette passion française, voire mondiale, pour les voleurs des douanes, les Vautrins de la contrebande, de Mandrin à Han Solo, les ombres de « La Maison dans la dune » (1932), premier roman de Maxence Van der Meersch. Même Michel Tournier, ce créateur de contes du XXe siècle, se présentait dans l’une de ses conférences comme un « Contrebandier de la philosophie », masquant l’architecture philosophique de ses textes pour mieux en révéler la vérité romanesque. Aux prestidigitateurs de la contrebande, la douane littéraire oppose un gabelou thaumaturge, rendant, visible le dissimulé, matériel le fugace, familier l’étranger, proches les confins. Entendons nous bien, il ne s’agit nullement d’opposer une vision négative de la douane à une vision positive, mais de préférer l’échange au miroir, l’imaginaire au préjugé, sous le patronage d’Hermès, gardien des routes et des carrefours, dieu du commerce et du vol, des douaniers et contrebandiers, comme l’illustre à merveille le beau conte de François Place, « La douane volante » (2010). »

 

Pour se convaincre que la douane est littéraire par essence, revenons à l’étymologie de la 9e édition du dictionnaire de l’Académie française. A l’instar des règles du théâtre classique définies par Nicolas Boileau dans son « Art poétique » (1674), les différents sens historiques du mot « douane » répondent à un principe d’unité : de lieu (« XIIIe siècle, dohanne au sens de « bureau de douane » ») ; d’action (XVe siècle doana [au sens de] « droits perçus »), et de temps (« de l’arabe diwan au sens de « registre, salle de réunion » lui-même emprunté du persan divan [désignant] un recueil de poésies lyriques dans les littératures des pays musulmans. Par extension. Recueil de poèmes inspirés par l’Orient »).

 

« Les portes de la Douane n’ouvrant pas sur le chemin du Paradis » (« La lettre écarlate », 1850), comme le rappelait Nathaniel Hawthorne, elles créent néanmoins des ponts entre les mondes, entre le lyrisme persan et la poésie occidentale chez Goethe dans « Le Divan » (1819), transcende les catégorisations chères à Michel Tournier entre les nomades (les brigades des douanes) et les sédentaires (les bureaux de douane), entre les écrivains inspirés par la géographie et ceux inspirés par l’histoire. La notion de « penthière », au sens de « zone de compétence d’une brigade des douanes le plus souvent cartographiée » illustre bien cette vision propre à la douane du territoire et de son histoire. Comme l’écrivait Boucher de Perthes dans son « Petit Glossaire » (1835) : « Un bon préposé non seulement connait sa panthière toise par toise, pouce par pouce, mais encore il en sait l’histoire depuis l’origine des douanes ».

 

(**)

Un ancien bâtiment des douanes symbolise tout particulièrement ce rapport intime entre le cor, la grenade et la plume : la « Punta della Dogana » à Venise. Tout à la fois un portique de la Sérénissime, un musée, un roman de Jean D’Ormesson narrant la rencontre entre l’âme d’un défunt et un esprit d’un autre monde (« La douane de mer« , 1994) et une maison d’édition suisse spécialisée dans la poésie (La Dogana), qui se présente comme un « lieu de transit plus que de contrôle, favorable aux échanges et qui accorde littéralement un visa à la parole ». Une belle définition de la douane littéraire.

 

Chers lecteurs, pour paraphraser Henri Michaux dans sa postface de « Plume » (1938), vous tenez « donc ici, comme il arrive souvent », un espace en quête d’auteurs, « quoiqu’un monde y ait participé ». En l’absence de moteur de recherche des feuillets dédiés aux douaniers ou d’annuaire des douaniers dédiés aux feuillets, nous vous proposons d’être votre Virgile. En échange, soyez notre Dante « pour chercher, pour plus loin, pour autre chose », au détour d’une page ou d’une vie, venez, vous aussi, déposer votre pierre sur le cairn, déambuler sur les sentiers de la « douane littéraire ».

 

Kevin Mills

 

 


 

Illustrations: 

 

  • (*) « Les Douaniers dans une édition illustrée E. Flammarion, 1904″ (Wikipédia)
  • (**) Visuel reproduit avec l’aimable autorisation des éditions La Dogana
 

 

 

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