Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes
Résistance douanière à Saint-Gingolph (1940-1945)
Dans le cadre de notre rétrospective « Des bataillons douaniers de 1940 à la France combattante » destinée à rendre hommage aux agents des douanes qui se sont engagés dans la lutte contre l’envahisseur au cours du second conflit mondial, nous ajoutons ce nouveau témoignage.
Le récit de Francis Belleville est extrait de l’ouvrage publié par le Comité pour l’Histoire Économique et Financière de la France (CHEFF). Il s’agit d’une évocation autobiographique du vécu de l’auteur pendant les heures sombres de la France. Il livre quelques épisodes de résistance locale venant utilement compléter les différentes formes de résistance déployées par ceux qui avaient choisi de rester au sein de l’administration, pour pouvoir à leur manière permettre l’aide à la France libre.
25 juillet 1940.
Après un mois d’attente, d’espoirs déçus, de parties de pêche et de belote, le grand jour est arrivé. J’ai ma fiche de démobilisation, je redeviens civil. Finie pour moi la « drôle de guerre » ; sans honneur et sans gloire. En définitive, je n’aurai fait qu’arpenter la terre de Savoie en long, en large et en travers. Des Allemands, je n’en ai point vu, sauf quelques-uns… à la jumelle. Les douze cartouches que j’avais reçues, je les ai rendues intactes. […]
Saint-Gingolph, niché au bout du lac Léman en dehors des grands axes de circulation, n’a pas connu l’exode ni les bombardements et les séquelles de la guerre se sont avérées, en définitive, assez modestes. Un point noir cependant : Mussolini, après sa déclaration de guerre à la France le 10 juin 1940, a obtenu de son acolyte hitlérien quelques concessions malgré le peu d’efficacité de son intervention de dernière heure. Conséquence directe pour Saint-Gingolph, un détachement de soldats italiens, plutôt de garde-frontière, est cantonné au village. Occupation assez discrète sous l’œil narquois des autochtones qui réalisent mal que des soldats, qui n’ont pratiquement pas combattu, fassent figure de vainqueurs.
[…] J’ai repris mes fonctions de receveur des Douanes à la gare, fonctions assez peu astreignantes les premiers temps car les échanges internationaux sont au point mort. Très vite, cependant, le bureau retrouve une certaine activité car, si les Allemands contrôlent la frontière helvétique de Bâle à Bellegarde, la frontière savoyarde échappe à leur surveillance. Les gares d’Annemasse et de Saint-Gingolph, situées en zone libre, présentent une importance certaine pour la Suisse en lui procurant des points de passage vitaux pour son ravitaillement et ses exportations.
Les Allemands restent méfiants et ne font guère confiance à leurs collègues italiens pour la surveillance de la frontière savoyarde. Ils préfèrent s’en charger eux-mêmes et exigent de la France la création d’une commission mixte composée d’agents allemands et de quelques douaniers français faisant fonction d’interprètes. La mise en place de cette commission se fait avec une certaine solennité par le directeur général des Douanes venu spécialement en Haute-Savoie pour présenter dans chaque bureau agents allemands et français. Aux termes des accords intervenus, avalisés du côté français par l’amiral Darlan, dauphin du maréchal Pétain à l’époque, les contrôles se feront à l’improviste au gré des exigences ou de l’humeur de l’occupant. Contrôle des Italiens d’un côté, contrôle des Allemands de l’autre, l’atmosphère du bureau dès l’automne 1940, est plutôt tendue. […]
15 janvier 1942, midi. Coup de sonnette à ma porte. J’ouvre. Un monsieur bien mis, chapeau mou, cravate, manteau cossu me tend sa carte et se présente : « Je suis Monsieur Rousseau, caissier général de la Banque de France. Est-ce que je peux a un entretien particulier avec vous ? ». Je le fais entrer dans la petite pièce de notre appartement donnant sur le lac […] Il refuse de s’asseoir. Je pense qu’il avait dû faire une enquête sur mon compte car sans préambule, il me pose la question : « Peut-on faire sortir par votre bureau des convois d’or de la Banque de France sans que les commissions allemandes ou italiennes s’en aperçoivent ? ».
Je réfléchis quelques, secondes. « Je pense que oui. Pas de problème pour les Italiens. Ils ne montent la garde qu’au moment du passage des trains réguliers. Il faut donc envisager un convoi spécial en dehors des horaires normaux. Le matin, aux environs de onze heures serait moment le plus favorable. Pour les Allemands, c’est plus délicat. Ils peuvent faire des contrôles à tout moment, mais ils doivent toujours être accompagnés d’un interprète français. Je pense que ce dernier doit connaître un peu à l’avance l’heure de départ et peut-être la destination du contrôle ».
Je lui donne les noms de deux camarades interprètes dont je connais les opinions et le comportement.
Coup de téléphone ce 20 janvier 1942, le premier convoi est annoncé. Devant la gare, sur l’esplanade dominant la route, je mets mon planton en faction pour nie signaler l’arrivée éventuelle d’une voiture de la commission allemande. Le train, arrive, squelettique, la machine et un wagon dont je fais sauter les plombs. 45 caisses sont là, bien alignées, 2 140 kg de lingots d’or me signale la fiche accompagnatrice. J’embarque dans le wagon pour franchir la frontière. Drôle d’impression de convoyer pareille fortune ! Arrivé au Bouveret, l’attaché financier à l’ambassade de France à Berne m’attend et prend livraison du chargement. La même opération se renouvelle le 10 février 1942 (63 caisses de lingots — 3 175 kg), le 25 février 1942 (33 sacoches qui ne payent pas de mine, mais qui contiennent 2 152 kg de pièces d’or, un vrai pactole qui aurait fait bonne figure dans la caverne d’Ali Baba, le 9 avril 1942 (un des plus gros envois — 130 caisses et sacoches de lingots et monnaies 5 252 kg), le 28 mai 1942, 82 caisses de lingots (3 988 kg), les 12 et 25 juillet 1942, 101 caisses et 19 sacoches de lingots et monnaies (5 405 kg), le 25 août 1942, 105 caisses de lingots (3 373 kg), les ler octobre et 9 novembre 1942, 254 caisses de lingots (10 295 kg).
Dix exportations ont été réalisées de janvier à novembre 1942, portant sur un total de 833 caisses et sacoches d’un poids de 36 182 kg de lingots et monnaies d’or d’une valeur d’un milliard six cent trente-six millions de francs (francs de 1942). A remarquer que le dernier envoi a été effectué deux jours avant le franchissement de la ligne de démarcation par les Allemands (11 novembre 1942).
Je vous ai dit que la règle du cloisonnement exigeait d’en savoir le moins possible sur l’action clandestine de chacun. C’est pourquoi, sciemment, je n’ai jamais pris contact avec le mécanicien conducteur du train.
J’ai appris bien plus tard son nom : Pierre Bertin de la « Résistance-fer ». Pour la première opération, son chauffeur a eu peur de franchir la frontière. Il est descendu de machine à Évian et c’est seul que le mécanicien a conduit son convoi à bon port.
L’ensemble de ces opérations s’est déroulé sans accroc, les rouages à tous les échelons étaient bien huilés. La commission allemande n’en a rien su, les Italiens non plus. Seul, le chef de la section de contrôle italien, le capitaine G., m’a fait un jour cette remarque : « Monsieur le receveur, je crois que ce matin un train est passé sans que nous l’ayons contrôlé » — « C’est exact, lui répondis-je, mais c’était une simple machine haut-le-pied qui regagnait son dépôt». Il n’a pas insisté, heureusement ! […]
11 novembre 1942. Par la radio, nous venons d’apprendre que les Allemands ont franchi la ligne de démarcation et qu’ils envahissent la zone sud. Au bureau, les commentaires vont bon train. Fini la belle illusion d’une zone dite « libre ». […] Pétain reste en place faisant, derechef, don de sa personne à la France, mais son prestige s’affaiblit, son pouvoir tombe en quenouille. Le gouvernement de Vichy avec Laval détenant toutes les rênes s’enfonce de plus en plus dans la collaboration. […]
Toujours ce 11 novembre 1942, 10 heures. Trois agents de la commission allemande débarquent à mon bureau sans être accompagnés de l’interprète. Je le fais remarquer immédiatement au « chef ».
« Vous savez, me dit-il, que depuis ce matin, il y a quelque chose de changé. La France est entièrement occupée par notre armée et nous n’avons pas besoin d’interprète. » Je prends un air surpris et, buté, je lui réponds : «Je l’ignore complètement mais pour moi ça ne change rien. J’obéis aux ordres de mes supérieurs. Vous devez vous conformer à l’accord conclu qui exige la présence d’un interprète. Vous ne vérifierez mon bureau qu’en présence de ce dernier ». Très pâle, le « chef» et ses deux acolytes tournent les talons. L’après-midi, ils sont revenus avec un de nos collègues-interprètes. Petite satisfaction ; mais il y en avait si peu à l’époque ! […]
Août 1943 — Coup de téléphone de l’inspecteur principal des Douanes à Thonon, mon chef direct : « On me signale, me dit-il, que des Juifs franchissent la frontière en fraude dans le secteur au-dessus de Novel. Une filière très active fonctionnerait au départ de Lyon, ferait étape à Évian et Bernex où des passeurs prendraient en charge ces clandestins pour les acheminer vers la Suisse en franchissant le col de Neuvaz. Cette situation est en contradiction formelle avec la réglementation douanière et ne saurait être tolérée. Procédez à une enquête sur le terrain et remettez-moi un rapport dans les meilleurs délais ».
Cette information ne m’apprend rien de nouveau. Des passeurs, j’en ai déjà rencontrés à Novel dans un petit bistrot où ils « cassaient la croûte » avant de prendre le chemin du retour. Bien qu’ils soient très discrets, je ne me fais aucune illusion sur leur activité. Cette enquête qui m’est imposée ne me plaît pas du tout. Je traîne les pieds, ais en agent discipliné, il m’est très difficile de me soustraire à cette corvée. Donc, en ce beau jour d’août 1943, me voilà grimpant la vieille route caillouteuse bordant la Morge, le torrent frontière qui, par ressauts et petites cascades, va se perdre dans le lac cinq cents mètres plus bas. Une bonne heure de marche pour atteindre Novel où je prends au passage un agent de la brigade locale. De concert, nous montons dans la direction du col de Neuvaz. Passé la petite chapelle nichée au bord du chemin d’alpage, nous abordons une zone de prés de montagne parsemée, ça et là, de quelques petites granges où les Novelans, presque tous cultivateurs, remisent leur foin, Première grange… Une bonne dizaine de personnes, hommes et femmes sans compter les enfants, ont trouvé là un refuge précaire. Un difficile dialogue s’instaure. Ce sont des Juifs hollandais maîtrisant très mal le français. Partis de Hollande, ils ont travers la Belgique pour gagner la France. Ensuite, ils ont franchi clandestinement la ligue de démarcation pour trouver un abri provisoire en zone sud. Maintenant, talonnés par l’invasion allemande, ils fuient à nouveau dans des conditions pénibles pour ne pas dire lamentables : mal chaussés, sans aucune expérience de la montagne, ils ont passé de nuit le col de Neuvaz avec leurs enfants, leurs valises et leurs sacs contenant le peu qu’ils ont pu sauver. Les passeurs sont repartis les laissant sur place. Ils se sentent abandonnés et nous supplient de les faire passer en Suisse. Des femmes, très volubiles, affirment ne plus avoir d’argent, mais nous offrent leurs alliances que nous refusons avec énergie. Nous leur expliquons qu’ils se trouvent à moins de 200 mètres de la frontière délimitée par un petit ruisseau facile à enjamber. Nous leur précisons qu’a 1300 mètres en contrebas existe un petit pont qu’ils peuvent emprunter sans problème en toute sécurité et que notre intervention est inutile. Que leur dire de plus ?
Un rapide sondage nous montre que les autres granges sont inoccupées. En redescendant le long de la frontière, nous tombons encore sur un couple avec un enfant de cinq à six ans. Surpris, le mari nous présente spontanément une carte d’identité française qui sent la fausse carte à plein nez : Navet Jean, né à Lyon. Comment ce «Lyonnais » ne parle-t-il qu’un français hésitant avec un fort accent étranger ? Le faussaire qui lui a établi sa carte, à prix d’or sans doute, aurait pu, semble-t-il, se dispenser de le baptiser d’un nom si ridicule au caractère péjoratif évident. De nouveau, nous donnons toutes explications utiles : la frontière est à moins de dix mètres, le petit ruisseau est là, de l’autre côté c’est la Suisse. Il suffit ensuite de prendre le chemin de descente pour rejoindre Saint-Gingolph (Suisse). Si près du but, ils hésitent. J’ai l’impression qu’ils ne nous croient pas. Il est difficile pour eux de réaliser que leur vie de proscrits s’arrête là et que ce modeste ruisseau marque bien le passage d’une France hostile à une terre accueillante. Nous les quittons. Une centaine de mètres plus loin, nous nous retournons, ils sont toujours là. Ils n’ont pas encore osé franchir le « Rubicon ».
Je n’ai jamais fourni le rapport demandé. D’ailleurs, les événements se bousculent. Je ne sais s’il y a rapport de cause à effet, mais « mon » inspecteur principal est maintenant dans le collimateur de la Résistance. Peu de temps après, il reçoit son « cercueil », vous savez, ce petit objet symbolique annonçant au destinataire que ses jours sont comptés. En catastrophe, il quitte Thonon. Muté à Rouen, il trouvera en cette ville une mort tragique. Le 30 mai 1944, il sera une des nombreuses victimes du terrible bombardement allié sur Rouen. L’hôtel des Douanes, atteint de plein fouet. s’effondre sur tout le personnel réfugié dans l’abri souterrain. Dans l’impossibilité de dégager les corps, il faudra les recouvrir de chaux vive pour lutter contre la puanteur de la putréfaction.
Quelques clandestins (Juifs ou autres) ont passé la frontière par mon bureau, mais en nombre très limité car il fallait beaucoup de culot pour tenter l’aventure compte tenu des contrôles journaliers des commissions allemandes et italiennes. G., mon adjoint, était l’élément moteur de ces passages. Des impératifs s’imposaient : il fallait être jeune, alerte ; se déguiser en cheminot (tenue tout venant, casquette SNCF, pas de bagage apparent) ; dès l’arrivée du train de marchandises (les trains de voyageurs ne circulaient plus depuis belle lurette), le clandestin bien stylé descendait et, avec sang-froid, se réfugiait dans le local «bagages» situé en bout du bâtiment de la gare. Le train redémarrant, il sautait en voltige sur un des wagons lui passant devant le nez comme un cheminot en service normal. Curieusement, Allemands ou Italiens, n’ont jamais fait de contrôle sur le nombre d’agents de la SNCF sortant de France. Au retour, il y avait parfois un manquant. […]
L’arrêté préfectoral du 5 janvier 1945 institue un « Tribunal d’honneur professionnel » pour les membres de l’administration des Douanes en fonction dans le département de la Haute-Savoie. Il est destiné à juger du comportement de certains fonctionnaires des Douanes durant l’Occupation. Je suis désigné pour faire partie de ce tribunal qui se réunit à la sous-préfecture de Thonon le 10 février 1945. […] Sept dossiers nous sont remis, intéressant les officiers et le personnel sédentaire. Nous les étudions avec beaucoup de soin et un maximum d’impartialité en partant du principe que seuls seront retenus les cas présentant un caractère de gravité manifeste comme : les manœuvres ayant abouti à la mort ou à la déportation de résistants ou autres personnes ; les dénonciations de camps de maquisards, de ravitailleurs des maquis, de cachettes d’armes, etc.
Aucun des dossiers présentés ne rentrait dans ces cas extrêmes. On y retrouvait pêle-mêle : les anti-résistants, les anti-de Gaulle, les anti-alliés ; les fidèles du vieux maréchal et de son gouvernement vichyssois collaborationniste ; un lecteur de L’Action française, propagandiste des thèses chères à Maurras ; des collabos plus ou moins discrets, plus ou moins dangereux.
Par note confidentielle du 12 janvier 1945, j’informais le directeur des Douanes à Chambéry des résultats de notre réunion en spécifiant qu’aucune décision n’avait pu être prise, compte tenu que les dossiers ne présentaient pas la défense des accusés. Je n’ai plus entendu parler de cette affaire. Je pense que la Douane a dû préférer « laver son linge sale en famille » et punir ses agents qui ne lui faisaient guère honneur en puisant dans l’arsenal des sanctions administratives : changements disciplinaires, rétrogradation et même révocation.
Source :
Extraits de l’ouvrage « De la penthière aux nouvelles frontières » Récits autobiographiques de douaniers, 1937-1996, Morceaux choisis et commentés par Michèle Poulain, IGPDE – Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2012, pp. 503-507,plus de renseignements sur https://www.economie.gouv.fr/igpde-editions-publications/penthiere-aux-nouvelles-frontieres.