Pour une anthologie de la poésie douanière : 50 poèmes en guise de bougies
Le 1er janvier 2022, le site internet de l’AHAD inaugurait un nouvel espace dédié à la « douane littéraire ». Il ne s’agissait pas à proprement parler d’un champ de recherche inédit du patrimoine douanier ; dès 1955, les publications de l’institution douanière, notamment le « Journal de la formation professionnelle », avaient déjà initié le mouvement. L’AHAD avait poursuivi cette approche au sein de ses Bulletins d’information (1981) et ses Cahiers d’Histoire des Douanes et Droits indirects (1989).
En offrant un nom et un cadre d’accueil aux productions littéraires ayant un lien avec les activités de la douane, ce site internet avait pour ambition de rassembler, au sein d’une rubrique dédiée, les échanges entre lecteurs et auteurs, issus du monde professionnel, associatif et universitaire.
En moins de trois années d’existence nourries d’une vingtaine de publications, force est de constater que le projet a fort bien avancé: des lecteurs assidus nous ont signalé les productions de douaniers poètes du siècle dernier tandis que des auteurs contemporains nous ont confié leurs écrits (Francis Carpentier, Claude Huyghe, Cécile Masquelet, Kevin Mills, Jacques Premel-Cabic, Jean-Claude Tardif,…).
La somme de ces travaux de recherche nous permet aujourd’hui, grâce au travail de Kévin Mills et le soutien de toute l’équipe, de publier pas moins de 50 poèmes rédigés entre 1820 et 2025 (*) en guise de bougies pour fêter le jubilé de l’AHAD.
Patrick Deunet
Vice-président de l’AHAD
(*) Cette anthologie ainsi que le répertoire « Parlez-vous douanier ?» feront prochainement l’objet d’une publication sous forme de brochure.
Par le calame et le caducée
« Il y a eu de tout temps (et il y a encore) des douaniers poètes. Ont-ils été talentueux ? Si la réponse à cette question doit obligatoirement être cherchée dans les anthologies de la poésie française, il est difficile de faire preuve d’optimisme ! Mais on doit être indulgent à l’égard des poètes : il est rare qu’ils n’aient pas été, une fois au moins touchés par l’inspiration ! ». (1)
En cette année de célébration du demi-siècle de l’Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes (AHAD), cette réflexion de Jean Clinquart en 1990 invite à dresser un bilan de 50 ans de recherches sur le patrimoine poétique de la douane ; un premier constat s’impose, on aurait tort de « faire preuve » de pessimisme à ce sujet.
« Douaniers poètes » et poètes inspirés par la douane
Non seulement les écrivains inspirés par la douane ne manquent pas dans les anthologies poétiques (Guillaume Apollinaire, Nicolas Bouvier, Paul Claudel, Tristan Corbière, Julien Gracq, Arthur Rimbaud, etc.), mais les « douaniers poètes » y figurent en bonne place.
Comme le rappelle Vida Azimi (2), « la généalogie littéraire douanière est glorieuse. Elle peut monter jusqu’à Geoffrey Chaucer (1343-1400) ». En effet, le « père de la poésie anglaise » fut nommé, le 8 juin 1374, « contrôleur des douanes et taxes sur les laines, peaux et cuirs tannés du port de Londres », fonctions qu’il exerça pendant 11 années avant d’être nommé « juge de paix » pour le Kent en octobre 1385. Derek S. Brewer (3) précise que « le contrôleur devait tenir les comptes, les inscrire de sa propre main […] Chaucer, dans son Palais de Renommée, se plaint de cette tâche, il exprime son soulagement quand, le soir venu, il se retrouve seul chez lui, entouré de ses chers livres. » :
« Car quand ton travail est fini,
Et tes comptes bien arrêtés,
Fuyant repos et nouveauté,
Tu rentres chez toi sans retard,
Et puis, muet comme une tombe,
Tu te mets à un autre livre
Jusqu’à en avoir le tournis ;
Tu vis ainsi comme un ermite,
Moins l’abstinence toutefois. » (4)
À l’instar de Chaucer, l’ensemble des douaniers poètes auraient pu prendre à leur compte cette déclaration de Charles de Massas aux électeurs dont il sollicitait le suffrage en 1848 : « Placé à vingt ans dans les douanes, je leur donnai mes jours ; mes loisirs, je les consacrai aux lettres. ». C’est notamment le cas d’Herman Melville qui, « placé » pendant dix-neuf ans aux douanes de New-York écrivit des milliers de vers entre 1866 et 1885, tout en étant unanimement reconnu comme un inspecteur honnête et travailleur. La majeure partie de ses poèmes furent publiés un demi siècle après sa mort, à compter de 1947, et les lecteurs francophones durent attendre 2022 pour découvrir la première traduction intégrale de ses recueils poétiques.
Anthologies poétiques et quête de poésie douanière
Comme l’illustre la reconnaissance tardive de la poésie d’Herman Melville, ou le destin des vers d’Arthur Rimbaud et Tristan Corbière, sauvés de l’oubli par Paul Verlaine, on ne saurait faire des seules anthologies poétiques la source exclusive de ces recherches sur le patrimoine poétique de la douane. Les publications corporatives (le Journal de la formation professionnelle et la Vie de la douane), ainsi que le fond du centre de documentation historique du Musée National des Douanes ont permis de dénicher les œuvres de douaniers poètes moins connus que leurs illustres prédécesseurs (Jean Condou, Manzon, Vincent Mazzacane, Alain Lamothe, Jacques Thuault,). En outre, l’identification de nombreux poèmes douaniers dans les ressources de la bibliothèque numérique de la BNF, Gallica, témoigne de l’intérêt patrimonial de conservation des écrits de ceux qui ont inscrit leur nom dans l’histoire, à défaut d’avoir révolutionné les lettres (Antoine Bartro, Jacques Boucher de Perthes, René Crayssac, E. Lepine, Louis Pierquin, Edmond Roche).
Douaniers investis et poètes inspirés
Ces témoignages versifiés restituent les conditions d’exercice du métier de douanier à travers les âges, voire constituent d’authentiques déclarations d’amour à la profession. « Quel est donc le secret de cette institution pour s’attacher aussi vite et aussi durablement le dévouement de ces hommes qui n’avaient au départ d’autre préoccupation que de gagner leur vie ? » s’interrogeait René Rémond dans son avant-propos aux mémoires de René Drelon intitulées « Par le Cor et la Grenade », lauréat du premier prix du concours autobiographique « Pour la mémoire des douanes » (5). L’AHAD a identifié, à ce jour, pas moins de trois recueils poétiques exclusivement dédiés à la douane : « Douanilaria » (1900) de Charles Alfred Barthélémy, « Les debout » (1902) de Jules François Agostini et « Douanes » (2018) de Francis Carpentier. Quelle autre profession pourrait se targuer d’avoir autant mobilisé les muses ?
Dans le silence des anthologies poétiques sur l’appartenance à la Gabelle de ces auteurs, l’AHAD et ses lecteurs ont patiemment collecté, vers après vers, année après année, un florilège de 50 poèmes douaniers, œuvre éminemment collective que nous avons la joie de vous présenter en cette année de célébration du cinquantenaire de l’association, par ordre chronologique. Nous tenons à remercier les auteurs, leurs ayants-droit et maisons d’édition de nous avoir aimablement soutenu dans ce projet.
S’il y a eu « de tout temps » des douaniers poètes, nous avons fait le choix, par souci de cohérence dans le corpus des textes, d’ouvrir ce florilège au XIXe siècle avec le procès-verbal de Jean-Antoine Trimolet en 1820 et de le clore, provisoirement, en cette année 2025… preuve s’il en était besoin, qu’« il y a encore » et toujours, non seulement des douaniers poètes, mais également des douanières poétesses.
Mais cette cohérence ne se limite pas, loin s’en faut, à la chronologie, puisque les thèmes, les mots choisis par les douaniers poètes et les écrivains inspirés par la douane se répondent, se croisent, à l’instar des procès-verbaux versifiés de Jean-Antoine Trimolet et Jules-François Agostini, dont les douaniers « debouts » épousent la silhouette du Henri Rousseau portraituré par Guillaume Apollinaire ; ou les gabelous « retraités » d’Arthur Rimbaud et Tristan Corbière, « taillad[ant] l’azur frontière » chez l’un, « gratt[ant] l’horizon » chez l’autre, aspirant aux galons de « brigadier » à l’instar de ceux de Charles Alfred Barthélémy… Ces entrelacs dessinent une constante, un « lien ancien et mystérieux entre l’emploi dernier et l’activité littéraire » selon la juste formule de Vida Azimi (6). Si tout a été dit ou presque sur les écrivains diplomates, l’un de leurs plus éminents représentants, Paul Claudel, reconnaissait que « C’est Matthieu le publicain qui eut cette idée le premier, / Sachant la force d’un écrit, de coucher en noir sur le papier ».
Invité à commenter sa bibliographie lors de l’interview qu’il a accordée à l’AHAD, le douanier poète Francis Carpentier ne disait pas autre chose en déclarant le 6 mai 2022 sur un banc lillois :
« Vous auriez pu mettre dans ce palmarès quantité de procès verbaux, de comptes rendus, de rapports d’audit, etc. Rédiger un sonnet, rédiger un haïku sur les bords d’un lac ou d’un parc oriental, ou rédiger un procès verbal circonstancié sur le capot d’une 4L comme ça m’est arrivé assez souvent, finalement c’est toujours le même exercice. Sauf que dans un cas on essaie de faire passer une émotion qu’on ressent, faire passer l’idée d’une ambiance, alors que dans le second cas on s’attache a être au plus près des faits. […] c’est simplement un choix d’outil. ».
Puissent ces justes paroles inspirer les générations à venir de douaniers poètes qui sommeillent en tout gabelou plumitif, par le calame et le caducée.
Kevin Mills
Notes :
1) Jean Clinquart, La douane et les douaniers, Editions Tallandier, 1990, p. 271.
2) Vida Azimi, « Un douanier décapité : Nathaniel Hawthorne. Suivi d’un florilège littéraire sur la douane et les douaniers », Historia et ius – ISSN 2279-7416, www.historiaetius.eu – 10/2016 – paper 16, p. 3.
3) Derek S. Brewer, “Vie et œuvre de Geoffrey Chaucer”, in Geoffrey Chaucer, Les contes de Canterbury et autres œuvres, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2010, p. XXXII.
4) Geoffrey Chaucer, Le palais de renommée, Livre II. Le rêve, in Les contes de Canterbury et autres œuvres, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2010, v. 652-660.
5) René Rémond, Avant-propos, in René Drelon, Par le Cor et la Grenade, Comité pour l’histoire économique et financière de la France / IGPDE, « Mémoires », Paris, 2003, p. VIII.
6) Vida Azimi, « Un douanier décapité : Nathaniel Hawthorne. Suivi d’un florilège littéraire sur la douane et les douaniers », Historia et ius – ISSN 2279-7416, www.historiaetius.eu – 10/2016 – paper 16, p. 2-3.
50 poèmes douaniers classés par ordre chronologique
(1820-2025)
2. 1829, Charles De Massas (douanier), Le Commis poète ou mes adieux aux douanes
3. 1834, Edmond Roche (douanier), La dune (Les algues)
4. 1859, Antoine Bartro (douanier), Le douanier
5. 1862, Jacques Boucher de Perthes (douanier), Le trafic (Les maussades : complaintes)
6. 1871, Arthur Rimbaud (écrivain), Les douaniers
8. 1873, Tristan Corbière (écrivain), Le douanier (Les Amours jaunes)
9. 1894, Louis Pierquin (douanier), Le soir (Vieilles lunes et défroques)
10. 1900, Charles Alfred Barthélémy (douanier), Sur la falaise (Douanilaria)
11. 1900, Charles Alfred Barthélémy (douanier), L’ecoreur (Douanilaria)
12. 1900, Charles Alfred Barthélémy (douanier), Marche des douaniers (Douanilaria)
13. 1900, Charles Alfred Barthélémy (douanier), Gloire et devoir (Douanilaria)
14. 1900, Charles Alfred Barthélémy (douanier), Le douanier (Douanilaria)
15. 1902, Jules-François Agostini (douanier), Prologue et Épilogue (Les debout)
16. 1902, Jules-François Agostini (douanier), Chanson douanière (Les debout)
17. 1902, Jules-François Agostini (douanier), Rapport de service (nuit de Noël) (Les debout)
18. 1902, Jules-François Agostini (douanier), Le douanier (Les debout)
19. 1907, Guillaume Apollinaire, poème sans titre (incipit : « Trente ans debout à la frontière »)
20. 1913, René Crayssac, Le douanier (Sous les flamboyants)
21. 1913, Guillaume Apollinaire (écrivain), Inscription pour le tombeau du peintre Henri Rousseau
23. 1914, Guillaume Apollinaire (écrivain), Souvenir du douanier
24. 1915, Paul Claudel (écrivain), Saint Matthieu (Corona benignitatis anni Dei)
25. 1935, Olivier Moreau-Neret (écrivain), La balance commerciale (La balance des comptes)
26. 1940, Jean Condou (douanier), Le douanier (Fleurs de la Neste)
27. 1947, Herman Melville (douanier), Ma vieille vareuse
28. 1951, Julien Gracq (écrivain), La sieste en Flandre hollandaise (Liberté grande)
29. 1952, Manzon (douanier), La halte
30. 1952, Manzon (douanier), Nocturne
31. 1953, G. F., Le chemin des douaniers
32. 1954, Manzon (douanier), Winter
33. 1955, Vincent Mazzacane (douanier), Un amour de douanier
34. 1960, André Larroudé (douanier), Le froid
35. 1970, Jacques Thuault (douanier), L’aubette (Poèmes à trois temps)
36. 1975, Alain Lamothe (douanier), Le grenier
37. 1983, Nicolas Bouvier (écrivain), La dernière douane (Le dehors et le dedans)
38. 2000, Jacques Premel-Cabic (douanier), Gabelou
39. 2014, Claude Huyghe (douanier), La dune et la lune (La commode oblique)
45. 2020, Kevin Mills (douanier), La complainte du douanier
46. 2021, Cécile Masquelet (douanière), Vallard
47. 2024, Kevin Mills (douanier), L’écor du jour
48. 2025, Jacques Premel-Cabic (douanier), Comines
49. 2025, Cécile Masquelet (douanière), Embruns douaniers
50. 2025, Jean-Claude Tardif (douanier), poème sans titre (incipit : « Chose insignifiante »)
