Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

Paul du Brux : un douanier à la découverte des Scythes (1814-1835)

Mis en ligne le 1 juillet 2019

 

Serait-ce parce que nous redevenons, en quelque sorte nomades, que les frontières s’abolissent, que tout se “délocalise” tandis que les réseaux modernes de communication ouvrent un espace illimité ? L’idée du nomadisme, en tout cas, et avec elle l’intérêt pour les Scythes et autres grands nomades antiques des steppes eurasiatiques sont l’objet, ces derniers temps, d’un regain d’intérêt. Livres et expositions se multiplient et c’est tout juste si, désormais, l’image ne nous est pas devenue familière, de ces guerriers en pantalon et bottes souples, caftan serré à la taille, arc au flanc, à cheval le plus souvent, qui incarnent l’idée de mobilité sans entraves et de liberté.

 

Certes, depuis le premier témoignage de l’historien grec Hérodote, au Ve siècle av. J.-C., jusqu’au “jeune Scythe” de Paul Valéry, en passant par Rabelais et La Fontaine, jamais l’image littéraire du Scythe, tout à tour barbare absolu ou sage philosophe, n’a cessé de hanter l’imaginaire occidental. Mais à quoi ressemblaient concrètement ces hommes, comment étaient-ils vêtus et armés, quel visage était le leur ? On en avait complètement perdu l’idée, et sans doute aurait-il fallu attendre longtemps encore pour le savoir, s’il n’y avait eu à Kertch vers 1830 un douanier qui s’ennuyait un peu, avait beaucoup de temps libre, une immense curiosité pour les choses du passé et une rigueur scientifique hors du commun pour son époque. Ce gabelou en quelque sorte étymologique, puisqu’il était en charge des salines exploitées pour le compte du tsar sur les rives de la mer d’Azov et de la mer Noire, c’était un Français émigré en Russie après la Révolution, Paul Du Brux.

 

L’on ne peut ici que rendre hommage à cet homme qui, avec la découverte du célèbre vase de Koul-Oba, a rendu un visage aux Scythes tout en prenant la pleine mesure de l’importance historique de ce qui surgissait là, à cet archéologue modeste et scrupuleux, soucieux de fouilles méthodiques, attentif aux objets de peu de prix comme à la topographie des ruines et à la structure des murs, à ce savant qui parvint à mener de front l’exploration, le relevé de plans, et la publication, au moins manuscrite, du résultat de ses recherches, au fondateur du musée de Kertch, bien avant que ne s’ouvrît au public, en 1856, le musée de l’Ermitage.

 

Ce sont deux archives françaises croisées, celles de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres et les Archives militaires de Vincennes, qui nous racontent son histoire.

 

Une découverte exceptionnelle

 

Le mercredi 15 avril 1835, un manuscrit intitulé « Description du tombeau découvert à six verstes de Kertch le 19 septembre 1830, et ouvert le 22 septembre du même mois par ordre et sous la direction de Meur de Stempkovsky » était déposé sur le bureau de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Il avait été transmis par le ministère de l’Intérieur avec une lettre envoyée de « kertch en Tauride, le 27 septembre / 9 octobre 1834 » par l’auteur du mémoire, Paul Du Brux, et concernait, pour l’essentiel, l’extraordinaire découverte, en 1830, de la tombe scythe de Koul-Oba, d’une richesse dont les quelques images publiées ici ne donnent qu’une idée partielle.

 

 

 

L’Académie confia sur-le-champ l’examen du manuscrit à Raoul Rochette, grand connaisseur en la matière. Dès la semaine suivante, celui-ci remis son rapport. Un rapport très favorable, assorti d’encouragements et d’une demande explicite d’informations complémentaires, qui fut publié dans le Journal des Savants sous la forme d’une notice rédigée à partir des informations données par Du Brux. Raoul Rochette y déclare « Ce Mémoire m’a paru digne de tout l’intérêt de l’Académie par les faits nombreux qu ‘il renferme et par les notions nouvelles qu’il fournit sur un point d’antiquité très important ; et le ton de franchise et de simplicité avec lequel il est rédigé n’est pas moins propre à inspirer la confiance.Aussi ai-je cru remplir les intentions de l’Académie et seconder les vues de l’auteur en présentant un extrait de son travail, et en procurant à cet extrait une publicité qui pouvait servir l’intérêt même de la science ».

 

Certes, le texte du fouilleur de Koul-Oba était quelque peu résumé, remanié, interprété, commenté et parfois critiqué par Raoul Rochette, mais pour la première fois – et la seule de son vivant – l’inlassable activité archéologique que Du Brux déployait en Crimée depuis plus de vingt ans se trouvait publiquement reconnue. Et pour la première fois, l’un de ses rapports manuscrits trouvait un écho imprimé, dans la langue de l’original. Du Brux, malheureusement, n’en sut jamais rien.

 

L’Académie lui avait pourtant répondu sans tarder, comme en témoigne le 24 juin 1835 une lettre du ministère des Affaires étrangères promettant de suivre l’affaire. Mais, le 26 octobre 1835, une autre lettre, émanant une fois encore du ministère de l’Intérieur, accompagnait un nouveau manuscrit de Paul Du Brux, que celui-ci avait adressé à l’Académie le 30 juin, avant même de savoir ce qu’il était advenu de son premier envoi. Hélas, le même courrier en informait l’Académie, Paul Du Brux était mort à Kertch le 13 août 1835.

 

Une origine contestée

 

C’est à Jamoigne, dans le duché du Luxembourg, alors possession autrichienne et aujourd’hui province belge, que naquit Paul Célestin Augustin Du Brux le 31 août 1770 de Célestin Alexis Simon Guillaume, dit Dubreu ou Dubru, officier, et de Marie Anne Grandjean. Notez que, dans les états de service que Du Brux adressa au gouvernement français sous la Restauration, il se dit né le 31 août 1769, dans le duché d’Yvois-Carignan.

Or Jamoigne n’a jamais fait partie de ce territoire, conquis par Louis XIV en 1659 et resté, depuis, à la France. D’autre part, Du Brux était d’un an plus jeune qu’il le déclarait. Est-ce le fait de sa propre ignorance ? Ou ne faut-il pas plutôt voir dans ces deux erreurs une intention délibérée : celle d’être plus incontestablement français, et plus incontestablement digne, par son ancienneté, d’obtenir décoration et pension ?

En revanche, d’après les sources russes, Du Brux est né en 1773 ou 1774. S’agit-il d’une erreur ? Ou, là encore, d’une volonté délibérée : celle d’apparaître comme un archéologue en pleine force de l’âge, avec un avenir devant lui ?

 

Du père, né en 1739 à Monquintin, dans le même duché de Luxembourg, nous ne savons que ce que nous en apprennent les états de service conservés dans les archives de l’Armée, au château de Vincennes.

Entré comme soldat dans le corps des volontaires royaux, devenu légion royale, Du Brux père fit une carrière d’officier, sous l’Ancien régime, au service de la France. Il participa aux campagnes du Hanovre, de la Corse et des Antilles, puis fut accepté au service de terre où il s’apprêtait à prendre sa retraite, en 1792, quand la guerre de la France contre l’Autriche, le priva de la pension que lui versait la marine.

Il reprit alors du service dans les troupes contre-révolutionnaires du prince de Condé, dont il fit les campagnes jusqu’à la dissolution de cette armée, en 1801. Sans ressources, il sollicita un emploi de l’archiduc d’Autriche, faisant valoir qu’il était né sujet autrichien. Sa pension lui fut à nouveau versée à partir de floréal an 11 (avril-mai 1803), mais diminuée.

Il s’en plaignit au ministre français de la Guerre, en l’an 13, demandant une augmentation et le paiement des années d’arriérés ou, à défaut, soit une place dans le bataillon des vétérans, soit un emploi civil. Par deux pièces du minutier central des Archives nationales, nous savons que le 9 thermidor an X (28 juillet 1802), il avait chargé deux « procureurs », les sieurs Crespin et Létang, de percevoir à Paris pour lui les arrérages échus et à échoir de sa pension militaire. Il mourut à Jamoigne, « en 1811 dans la plus grande misère ».

 

Une brève carrière militaire

 

Célestin Du Brux eut au moins quatre fils : Paul, l’archéologue, qui paraît être l’aîné ; Pierre Augustin Célestin, né le 26 août 1772 ; Etienne Toussaint, qui se disait âgé de 22 ans en 1801 ; ainsi qu’un garçon dont nous ignorons le nom, mais qu’une lettre de son père permet de faire naître aux environs de 1787.

C’est sur Paul que les archives nous renseignent le plus abondamment, grâce, surtout, aux demandes de médaille, de grade et de pension qu’inlassable- ment il adressa au gouvernement français de 1816 à 1825. En 1784, il entra comme sous-lieutenant au régiment des chasseurs des Alpes, dont les compagnies d’infanterie formèrent, à partir de 1788, le 6° bataillon de chasseurs à pied, dits « chasseurs bretons ».

 

Paul du Brux y devint lieutenant en 1789 et y servit jusqu’à son émigration, en 1792. Engagé alors dans l’armée de Condé comme son père et son frère Etienne Toussaint, il en fit les campagnes de 1792 à 1797, la première dans la 19° compagnie des gentilshommes,et les autres dans la compagnie n°5 des chasseurs nobles. En 1797, il suivit l’armée en Russie, mais malade, sans ressources et chargé de famille, il resta au dépôt de Volhynie quand, en 1799, l’armée de Condé regagna l’Allemagne.

 

En 1800, il donna sa démission. Tout ce que nous savons de la vie de Paul Du Brux pendant les dix années qui suivirent, se résume à ce qu’il dit dans une lettre adressée à Louis XVIII, en 1816, pour obtenir la croix de Saint-Louis et le brevet de lieu- tenant-colonel. En février 1810, Du Brux entra au service de l’empereur de Russie, avec le titre de conseiller honoraire. Vivant chichement à Saint Pétersbourg, il accepte en 1811 l’aubaine d’une fonction modeste, celle de responsable des douanes à Kertch, chargé des salines impériales.

 

Des documents d’archives attestent qu’il fut, dans ces fonctions, très efficace, accroissant considérablement la production de sel pour le plus grand bénéfice de l’Etat, sans que sa situation personnelle s’en trouve le moins du monde améliorée. Tous les témoignages, unanimes, décrivent au reste Du Brux comme le plus désintéressé des hommes.

Par lettres patentes du 31 décembre 1817, il obtint du roi Louis XVIII l’autorisation de continuer à servir l’empereur. Cette autorisation, que Du Brux sollicita en 1816, ne laisse aucun doute sur sa qualité de français. En 1817, la croix de Saint-Louis lui fut accordée. C’est durant cette période qu’il commença de fouiller les tombes qu’il découvrait aux environs de Kertch.

 

A la découverte des Scythes

 

Kertch, ancienne forteresse turque, est alors une bourgade désolée : deux rues et quelques centaines d’habitants vivant de la pêche et du commerce avec les bateaux de passage. C’est dire que les activités douanières y sont réduites.

Du Brux trompe son ennui par de longues promenades durant lesquelles il ramasse monnaies, tessons et petits objets de terre cuite. Bientôt son intérêt devient passion et ce sont de lourdes pierres couvertes d’inscriptions grecques qu’il entasse dans la cour de sa modeste demeure, tandis que les autochtones prennent l’habitude de lui apporter leurs trouvailles. Ainsi naît ce qui deviendra le musée de Kertch.

 

 

 

Près d’un demi-siècle auparavant, en 1787, le prince Charles Joseph de Ligne avait, en compagnie de l’impératrice Catherine II, du ministre Potemkine et du corps diplomatique, descendu le Dniepr et parcouru la Crimée. Des bords de la mer Noire, il avait écrit à la duchesse de Coigny : « Je ramasse ici près, dans le vieux Cherson, des débris de colonnes d’albâtre. Je rencontre des bouts d’aqueduc et des murs, qui me présentent une enceinte aussi grande à la fois que Londres et Paris ».

 

Ces ruines, qui n’avaient inspiré au prince que les habituelles méditations sur la fragilité des choses de ce monde, éveillèrent chez Paul Du Brux, comme lui officier, né comme lui sujet autrichien et comme lui entré au service de la Russie, une authentique « passion pour l’antiquité », la passion d’un archéologue qui révéla au monde le vrai visage de la civilisation scythe.

A partir de 1816, Du Brux se met à fouiller quelques tombes avec des ouvriers qu’il paie de ses deniers. Il redouble d’activité l’année suivante lorsque, nommé inspecteur des salines, il est un peu mieux payé. « Poussé uniquement par son amour pour la science, il s’en allait, avec un morceau de pain en poche, faire des recherches à 60 kilomètres de Kertch.

Après avoir passé deux ou trois nuits dans ces lieux déserts, il revenait chez lui, exténué et mourant de faim ; selon ses propres expressions, il ne se permettait le luxe de s’acheter du tabac de soldat que lorsqu’il avait deux kopecks de trop » raconte Nikodim Kondakov, qui lui-même fouillera plus tard la région.

 

Il présenta ses résultats au grand duc Michel, en 1817. De passage à Kertch en 1818, le tsar Alexandre I° visite ce que Du Brux appelle son « dépôt d’antiques » et qu’il décrit ainsi : « On y trouve nombre d’objets d’or : des bracelets, des boucles d’oreille, des anneaux, des figures d’animaux, de femmes et autres fragments de statues, beaucoup de stèles funéraires à figures et à inscriptions, dont deux en marbre ; mais plus que tout sont précieuses les inscriptions de monuments érigés durant le règne des rois du Bosphore.

Il doit y avoir pas moins de deux cents médailles, la plus grande partie en excellent état et d’un extrême intérêt. Outre les objets mentionnés, le musée renferme quantité de vases en verre et en argile de formes diverses ; trois armoires sont pleines de statuettes et de bustes en argile ou en plâtre. »

L’empereur autorise Du Brux à conserver par-devers lui les objets et l’encourage chaudement à poursuivre ses recherches, sans toutefois lui accorder la moindre aide financière. D’autres objets sont adressés au cabinet impérial, au grand-duc Michel, au comte Roumiantsev, chancelier de l’Empire, ou à d’autres encore.

 

En 1818 et 1819, les visiteurs furent particulièrement nombreux. Pouchkine lui-même, dans une lettre à son frère du 24 septembre 1820, il écrit : « Nous sommes arrivés par la mer à Kertch… Des rangées de pierres, un fossé presque comblé, c’est tout ce qui reste de la ville de Panticapée. Il ne fait pas de doute que bien des trésors sont enfouis sous la terre que les siècles ont accumulée ; il y a là un français envoyé de Pétersbourg pour faire des recherches, mais il ne dispose ni des moyens ni des informations suffisantes, comme c’est si souvent le cas chez nous ».

 

En 1830 eut lieu la découverte de la tombe de Koul-Oba. Dans son rapport de 1834 envoyé à Paris, Du Brux relata la découverte en détail, décrivant, mesurant, notant scrupuleusement la situation des objets et des corps, avec un souci d’exactitude remarquable pour l’époque.Combien la connaissance que Du Brux avait de la région du Bosphore cimmérien,combien son expérience des ruines et des tombes nous semblent aujourd’hui supérieures aux spéculations de certains hommes de cabinet de ce début du XIX° siècle ! Paul Du Brux, « exilé au bout de l’Europe » mourut à Kertch en 1835, le 13 août.

Il avait 65 ans. Tout l’y retint, sa famille, sa pauvreté, sa mauvaise santé et, plus tard, son âge. Ajoutons-y les Scythes, ces nomades qui firent de lui, au terme de ses « courses vagabondes », un sédentaire, l’enracinant à jamais dans une archéologie dont il avait jeté les bases.

 

 

Véronique SCHILTZ

 

Bibliographie :
Jean-Pierre GAVIGNET, Everardo RAMOS et Véronique SCHILTZ : Paul du Brux, Koul-Oba et les Scythes : présence de Paul du Brux dans les archives françaises, in Journal des Savants, juillet-décembre 2000, pp.323-374, Paris 2000
Véronique SCHILTZ : La redécouverte de l’or des Scythes, Découvertes Gallimard, 1991
Véronique SCHILTZ est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’art et la civilisation des nomades antiques de l’Eurasie ; elle a été commissaire scientifique de plus sieurs expositions dont « l’Or des Scythes » à Paris en 1975 et « l’Or des Amazones » à Paris en 2001. Elle poursuit ses recherches au laboratoire « Archéologie d’Orient et d’Occident » (ENS-ULM) qui mène des fouilles à Samarcande ; elle a publié un ouvrage intitulé « Les Scythes » consacré à l’art des steppes dans la collection « Univers des Formes » (Gallimard)

 

Cahiers d’histoire des douanes françaises
N° 27 -2003
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