Olivier Moreau-Neret, La balance commerciale (La balance des comptes), 1935 (25/50)

Mis en ligne le 30 octobre 2025

Économiste, banquier et administrateur de sociétés, Olivier Moreau-Néret (1892-1983) côtoya de près l’administration des douanes au début de sa carrière en sa qualité d’inspecteur des Finances. Élu le 18 mars 1946 dans la section d’économie politique, statistique et finances de l’Académie des sciences morales et politiques qu’il présida en 1954, Grand-officier de la Légion d’honneur, croix de guerre 1914-1918, il est accessoirement l’auteur des vers qui suivent, extraits d’un recueil poétique intitulé “La Balance des Comptes”, publié le 15 janvier 1935, alors qu’il était directeur honoraire au ministère des Finances. Comme l’écrivait Guy Thuillier à son propos « Les financiers sont aussi poètes, on l’oublie parfois ». C’est que derrière les chiffres de la “balance commerciale” versifiée d’Olivier Moreau-Néret, battent le cœur des douaniers qui les ont patiemment collecté.

 

La balance commerciale (La balance des comptes), 1935*

 

Après quelques remous, le cargo noir, bordé
De blanc, dans le bassin du port s’immobilise ;
Puis, d’un déhanchement rageur et saccadé,
Il gagne lentement du quai la masse grise.

 

Il reste là, roulé par un flot rare et sourd,
Prisonnier qu’on enchaîne aux bornes d’amarrage,
Et sur lui les palans, schématiques vautours,
Etirent en grinçant leurs longs cous de cordage,

 

Et de leurs rudes crocs d’acier vident ses flancs.
Mais sitôt qu’un objet, coton, cuivre ou banane,
Ayant quitté le bord, vient à couper le plan
Qui limite la mer finie, accourt la Douane !

 

Sur terre ses agents balancent, redoutés,
Leur pas lourd tout le long de la ligne idéale
Qu’ont déplacée au cours des siècles les traités
Ou qu’ont fait s’infléchir maintes noces royales.

 

Afin de mieux capter les passages furtifs,
La frontière en secteurs de garde est cloisonnée ;
Et, dans l’aire soumise à son contrôle actif,
Chaque brigade fait une ovale tournée.

 

Qui se croise avec la voisine, anneau mouvant,
Maillon perpétuel d’une chaîne inégale
Qui, se formant sur tous les points à chaque instant,
Enserre le pays d’une ronde fiscale.

 

Qu’on le déclare ou qu’il soit saisi, clandestin,
Tout objet pénétrant en chaque territoire
Subit un immédiat et sévère examen
Pour l’assiette des droits et taxes accessoires.

 

Car le douanier, chercheur épris de vérité,
Rejette dès l’abord la candide apparence ;
Il déchire, brutal, ces voiles empruntés
Dont la fraude avec art couvre la provenance.

 

Des produits naviguant sous de faux pavillons,
Et, par tous les moyens poussant son analyse
Qui détruit les effets de la contrefaçon,
Rend sa nature vraie à chaque marchandise.

 

Connaissant de ses sens le pouvoir limité,
Croyant à la vertu du Nombre incontestable,
Il mesure d’un air serein la qualité
Et, sans craindre l’erreur, pèse l’impondérable.

 

Mousseline onduleuse et molle aux mille fleurs,
Qui mouleras demain un corps de jeune fille
Et dont, en se tendant, la limpide minceur
Trahira le contour que ta couleur habille,

 

Tu n’es pour le douanier qu’un nombre par carré
De fils s’entrecroisant dans la trame et la lice;
Tous les articles sont de même démembrés
En éléments premiers excluant l’artifice ;

 

Mais aussi, chaque jour, qu’ils viennent par le Nord
Le Sud ou le Levant, qu’ils tombent en oblique
Du ciel, qu’ils soient livrés en gare ou dans un port.
Le même nom les couvre et la même rubrique.

 

Car l’Univers entier — minerais et métaux,
Faune de tous climats, exubérante flore,
Innombrables objets conçus par le cerveau
De l’homme, ce nouveau créateur — vient s’enclore

 

Dans les cadres étroits et précis du Tarif,
Somme définissant les genres, les espèces,
Et fixant leurs rapports selon l’impératif
D’un régime douanier qui protège ou qui laisse

 

Les travaux et les biens s’échanger librement,
Bible dont le passant néglige la lecture,
Mais qui punit le moindre écart sévèrement,
Même chez ceux dont l’âme est sans mystère et pure.

 

Dès qu’au fil de l’année un mois s’en est allé,
Les bureaux font revivre, en détaillant les heures
Du jour et de la nuit, l’incessant défilé
De ceux qui viennent, vont, transitent ou demeurent.

 

Puis vers la capitale, en larges plis scellés,
Tous ces documents lourds de matière imposable
S’en vont ; mais aussitôt les voici morcelés
Pour un ordre nouveau par d’habiles comptables

 

Qui dressent sur papier bulle de grands tableaux ;
Et chaque page aux tons jaunis est un portique
Dont le soubassement reçoit de noirs totaux
Et le fronton s’anime au tracé des rubriques.

 

De tous ces éléments l’harmonieux accord
Dégage, en chiffres clairs, la balance précise
Du commerce, opposant par pays aux apports
Étrangers les envois lointains de marchandises.

 


*Source : Olivier Moreau-Néret, La Balance des comptes, Editions Les Argonautes, 1935, p. 11-16.