Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

Les grandes phases de la politique douanière de la Grande-Bretagne, de la France et de l’Allemagne de 1815 à 1939 – Episode 1

Mis en ligne le 1 juillet 2022

 

N.D.L.R.- Nous exprimons nos très vifs remerciements à M. Tacel pour l’article ci-après qu’ il a bien voulu nous remettre à l’intention de nos lecteurs. Nous donnerons dans les deux prochains numéros la suite de cette très intéressante étude.

N.D.L.R. de  « La vie de la Douane »  – Mars-avril 1962 

 


 

Une sorte de réprobation universelle frappe aujourd’hui les méthodes douanières, de restriction des échanges internationaux, considérées comme génératrices de crises et de conflits. Le G.A.T.T., sans les proscrire formellement, recommande leur abandon ; les ententes douanières, du type union douanière, association de libre échange ou zone à tarifs préférentiels, tendent à diminuer le nombre des frontières douanières par la création de grands espaces commerciaux et aussi, sous la pression des puissances tierces, à abaisser les tarifs interzones.

 

C’est par d’autres procédés que la manipulation des droits et la règlementation douanière que l’on cherche aujourd’hui les voies de la prospérité  S’il ne s’agit pas d’une expérience éphémère, si l’avenir ne voit pas les Etats claquemurer précipitamment la forteresse de leur marché national, la deuxième guerre mondiale aura marqué un tournant important dans l’histoire de la politique douanière : la fin d’une époque où les douanes ont été le principal moyen d’action de l’Etat sur l’économie.

 

Cette époque avait commencé en 1815. Dans la deuxième moitié du XVIIe siècle et durant tout le XVIIIe siècle, en effet, le système douanier était plus mercantiliste que protectionniste, lorsqu’il n’était pas purement fiscal. Procurer des ressources au Trésor, du numéraire à l’Etat, en contrariant les importations, source de débours, en favorisant les exportations, source de profits, tel était le but des droits qui, en France, en Espagne ou en Angleterre, frappaient les matières premières à la sortie, les produits manufacturés de qualité à l’entrée.

 

Ils ne touchaient en définitive qu’un petit nombre d’articles, la production visant dans chaque pays en premier lieu à satisfaire les besoins nationaux et ne fournissant de surplus exportables que dans certaines catégories de produits dont le prix élevé absorbait facilement les frais d’un transport rare, lent et coûteux. Ils s’assortissaient de monopoles divers, en particulier en matière de commerce colonial, et d’un contrôle direct ou indirect de l’Etat sur la production, la circulation, et les prix.

 

Dira-t-on que les années de la Révolution et de l’Empire ont vu une utilisation plus poussée de l’institution douanière ? Certes il ne faut pas méconnaître l’aspect protecteur des mesures de contre-blocus de la Convention montagnarde et du Blocus Continental napoléonien, combiné avec une minutieuse réglementation intérieure au continent qui devait assurer le drainage des matières premières au profit de la France ; mais il n’en reste pas moins que la Douane est avant tout une arme de guerre de 1793 à 1802 et de 1806 à 1814.

 

C’est donc bien en 1815 qu’elle devient, dans un monde où le libéralisme économique triomphant a désarmé l’Etat, le principal, parfois l’unique instrument de son intervention dans le domaine de l’économie. L’Etat a perdu sa souveraineté en matière de prix et d’organisation du travail et de la distribution : la liberté des prix, la liberté du travail et du commerce sont devenues les axiomes du capitalisme naissant ; mais il conserve la souveraineté douanière. Or, l’exercice de cette souveraineté prend plus d’efficacité du fait des progrès des moyens de transports et de l’abaissement progressif des frets qui, en diversifiant les produits qui font l’objet d’un commerce « international » et en multipliant leur volume, rendent les économies nationales de plus en plus interdépendantes et de plus en plus sensibles aux fluctuations de l’offre et de la demande extérieures.

 

 

D’où l’intérêt passionné suscité par la politique douanière durant plus d’un siècle ; l’orientation de l’intervention gouvernementale déclenche, croit-on, l’essor ou le déclin de l’économie.

 

 

Deux thèses s’affrontent : celle du protectionnisme et celle du libre-échange. Leur succès dépend sans doute de l’audience plus ou moins grande que leurs défenseurs obtiennent auprès des hommes au pouvoir, du poids électoral ou de la puissance d’influence des alliances qu’ils sauront contracter.

 

 

Mais il dépend aussi de la conjoncture générale :

Dans les périodes d’expansion les milieux d’affaires se passent volontiers de l’intervention de l’Etat, qualifiée d’ingérence, sinon d’ intrusion ;
Dans les périodes de contraction, au contraire, ils sollicitent l’assistance tutélaire de l’Etat, sauf dans les secteurs où les producteurs ont réussi à s’organiser en monopoles.

 

Le schéma vaut en matière douanière et rend compte, dans une large mesure, du parallélisme de l’évolution des politiques douanières des trois pays qui nous retiendront au cours de cette étude ; la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne.

 

Tous trois ont connu une première période protectionniste qui s’étend de 1815 à 1846-60 et coïncide partiellement avec la phase de régression de longue durée de 1820 à 1850, telle que la définissent les économistes classiques.

 

Ils sont venus au libre-échange avec la phase d’expansion des années 1850-1873 et l’ont pratiqué jusqu’en 1879 pour l’Allemagne et jusqu’en 1892 pour la France.

 

Le retour au protectionnisme de ces deux pays s’explique en partie par les difficultés accumulées au cours de la « Grande Dépression » de 1873 à 1896. Cependant, le schéma se trouble à partir de là : l’Angleterre reste libre-échangiste malgré la crise qui l’éprouve à l’extrême fin du siècle et en dépit des efforts de Joseph Chamberlain. D’autre part, on ne voit pas que la reprise des années 1896-1914 se traduise en France ou en Allemagne par un sensible allègement des tarifs.

 

Il retrouve sa netteté, par contre, après 1919. Sur les vingt années de 1919 à 1939, cinq seulement, de 1925 à 1930, ont été des années de prospérité sinon de véritable équilibre ; des crises nationales ou internationales, monétaires ou commerciales, ont affecté les économies des Puissances de 1919 à 1925 et de 1930 à 1939 ; plus que jamais et partout cette fois, même en Angleterre, on a vu dans l’aggravation des contraintes commerciales et des entraves douanières le seul moyen de défendre la production nationale menacée d’effondrement ou la monnaie menacée de faillite.

 

 

I – LE PROTECTIONNISME DE LA PREMIERE MOITIE DU XIXe SIECLE

 

La chute de l’Empire démantelait le système douanier du Blocus Continental. En l’espace de quelques années, il s’y substitua un hérissement de barrières douanières nationales qui cloisonnèrent les économies intérieures plus rigoureusement qu’au XVIIIe siècle, car, avec le renforcement de l’appareil de l’Etat hérité ou imité du régime consulaire, les frontières politiques étaient devenues de plus solides réalités.

 

Ce faisant, on renouait apparemment avec la tradition de l’Ancien régime mercantiliste. Mais Chaque pays visait désormais à protéger son économie.

 

Pour des raisons de sécurité d’abord. La guerre, le blocus maritime anglais avaient enseigné que chaque pays doit pourvoir par priorité à ses besoins par une économie de subsistance aussi diversifiée que possible dans la gamme de ses productions ; une telle économie comporte nécessairement des secteurs à faible rendement, vulnérables à la concurrencé étrangère contre laquelle ils doivent être défendus.

 

Pour des raisons financières ensuite. Les capitaux sont rares dans l’Europe des années 1820-1850 ; la révolution et la guerre en ont détruit une grande masse ; la production de métal précieux de l’Amérique latine baisse après l’indépendance des colonies ibériques ; d’autre part, sauf en Angleterre, l’appareil bancaire, peu développé, est insuffisant pour assurer à l’argent la mobilité nécessaire ; en bref les entreprises trouvent difficilement du crédit pour procéder à des investissements ; elles sont donc condamnées à conserver des prix de revient élevé et cherchent à se défendre contre la baisse mondiale des prix, conséquence de la raréfaction du numéraire, en obtenant que leur soit réservé le monopole du marché national.

 

Pour des raisons psychologiques enfin. Le Blocus Continental avait coupé l’Europe -malgré la contrebande- à la fois des Iles Britanniques et des pays d’outre-mer ; le rétablissement, après 1814, des relations maritimes inquiète comme une nouveauté pleine d’incertitudes, et, dans un réflexe de défense, chaque Etat reprend à son compte les pratiques protectionnistes que le Blocus Continental avait portées à l’échelle européenne.

 

A – LE PROTECTIONNISME BRITANNIQUE

 

De 1793 à 1814 l’économie britannique avait vécu sous des circonstances exceptionnelles. Le Blocus Continental, en supprimant toute exportation du continent vers l’Angleterre (décret de Milan, 1807), avait assuré à son agriculture une protection très efficace, certaines années totale. En l’absence des blés de la Baltique et des pays méditerranéens, les blés anglais s’étaient vendus jusqu’à 155 shillings le quarter (290 litres) en 1812, 171 shillings en 1813, contre 47 shillings pour la moyenne des années 1785-1794.

 

L’Etat, d’autre part, avait multiplié les commandes à l’industrie et bien qu’il payât en monnaie dépréciée, compensé ainsi la perte d’une partie des débouchés étrangers.

 

Cependant, même si la guerre contre la France et l’Europe napoléoniennes n’avait pas ruiné l’économie, on attendait du rétablissement de la paix la réouverture du marché continental et une brillante reprise des affaires.

 

Cet espoir fut déçu. La plupart des pays du continent restèrent fermés aux exportations britanniques, soit parce qu’ils protégeaient leurs propres industries créées à l’époque napoléoniennes, soit, plus simplement parce que la pénurie de moyens de paiement au lendemain de guerres ruineuses ne permettait pas d’acheter ; coïncidant avec l’annulation des commandes gouvernementales à l’industrie, cette situation provoqua en 1815-16 une crise brutale qui jeta des centaines de milliers de chômeurs hors des manufactures.

 

Simultanément les blés d’Europe centrale et orientale, favorisés par une baisse brusque des taux de fret et d’assurances, affluèrent en Angleterre, provoquant une baisse verticale du prix du blé à 65 shillings le quarter en 1815. Les céréales restant, malgré les transformations agricoles du XVIIIe siècle, la principale production rurale de l’Angleterre, les revenus des propriétaires fonciers s’effondrèrent.

 

C’est au protectionnisme que l’on recourut pour faire face à cet état de choses. Il revêtit deux formes : protectionnisme agricole et protectionnisme industriel.

 

Le premier est le plus caractéristique et aussi le plus rigide. Il était exigé par les propriétaires fonciers, les landlords, qui possédaient encore en 1815 l’essentiel de la fortune britannique et qui, par l’intermédiaire du parti tory, détenaient la majorité à la Chambre des Communes. Ils n’entendaient pas renoncer aux hauts prix auxquels le Blocus les avait accoutumés ; d’autant que la Poor Law leur fait supporter exclusivement la très lourde charge de l’assistance aux indigents (4 millions d’individus, le quart de la population).

 

Le gouvernement Wellington-Castlereagh, émanation du parti tory, leur accorda les Corn Laws de 1815 qui prohibaient l’importation du blé en Angleterre lorsque le prix du blé tomberait au-dessous de 80 shillings le quarter. Sauf à la suite de la mauvaise récolte de 1816, le prix du blé restera jusqu’en 1824 légèrement inférieur à ce niveau, assurant aux producteurs un écoulement rémunérateur.

 

Les droits sur les produits manufacturés n’étaient pas réclamés avec une égale vigueur. L’Angleterre avait moins besoin de protéger son marché national contre la concurrence étrangère que d’accroitre ses ventes au dehors. Aussi la pièce essentielle du protectionnisme industriel est-elle l’interdiction d’exporter les machines britannique, le continent ne fabriquant de machines que pour l’industrie du lin et la soie, cette interdiction frappait d’infériorité son industrie et la plaçait dans l’impossibilité de concurrencer celle de l’Angleterre. Néanmoins, et bien que ce fut sans grande utilité, le tarif britannique comportait également de lourdes taxes, établies en 1787 à la suite du traité Eden et relevées en 1809 et 1813, sur les produits manufacturés (47% ad valorem en moyenne, 85% sur les cotonnades, 90% sur les toiles) ; les soieries étaient prohibées.

 

Ces droits protectionnistes étaient assortis de droits purement fiscaux sur le thé et les boissons alcoolisées, importante source de revenus pour le Trésor, qui ne percevait pratiquement plus d’impôts directe après la suppression en 1815 de l’impôt sur le revenu ou income tax, considéré comme un expédient financier de guerre.

 

Quelques adoucissements furent apportés au protectionnisme rigide de 1815 par le ministre du Commerce, Huskisson, à la suite des manifestations ouvrières contre le pain cher et d’une reprise générale des exportations après 1821. Dès 1824 l’exportation des machines fut autorisée, les soieries furent admises et les droits sur les produits manufacturés réduits de 20 à 50%. En 1828 la prohibition des céréales fut remplacée par un système d’échelle mobile qui, autour d’un pivot de 73 shillings le quarter, abaissait ou relevait les droits suivant que le prix du blé national montait ou descendait à la suite de mauvaises ou de bonnes récoltes.

 

Ce n’étaient pourtant encore que des mesures empiriques, et l’essentiel, de l’appareil protectionniste subsistait en 1842 lorsque Peel prit le pouvoir.

 

B Le protectionnisme français

 

En France la Charte de 1814 accordait au Roi des pouvoirs étendus et limitait l’influence politique des classes dirigeantes dans lesquelles se recrutaient les électeurs du suffrage censitaire. Mais la Restauration n’avait pas été appelée par les vœux des Français ; elle s’était imposée grâce aux manœuvres de Talleyrand en 1814 et de Fouché en 1815, par la victoire des Alliés : elle ne pouvait durer qu’en donnant satisfaction aux notables ; propriétaires fonciers et manufacturiers.

 

Or, ils sont protectionnistes. Si les petits propriétaires, qui ne commercialisent qu’une faible fraction de leur récolte sont assez indifférents au régime douanier, les grands propriétaires, dont les domaines s’accroîtront à la suite de la répartition du « milliard des émigrés », redoutent la concurrence des pays du centre et de l’Est de l’Europe ; les industriels, celle de l’Angleterre, que la fin du Blocus Continental ressuscite, et celle de la Belgique, désormais séparée de la France et unie à la Hollande.

 

En se ralliant au protectionnisme, le gouvernement de Louis XVIII procurait aux premiers une revanche sur les années de l’époque impériale, où le blé, surabondant sur le continent, refluait vers la France, avilissant les cours ; aux seconds, il ne pouvait conserver le marché européen que l’Empire leur avait offert, Mais il pouvait du moins garantir le marché national.

 

Le protectionnisme industriel, fut établi par les lois du 21 Décembre 1814 et du 28 Avril 1816 qui prohibaient de nombreux articles manufacturés et frappaient de 50% les fers anglais ; le 27 Juillet 1822 les droits sur les fers furent élevés à 120% et un droit identique atteignit le charbon britannique, de façon à faciliter aux propriétaires de forets la vente de leur bois aux maures de forges ; ainsi se trouvait stoppé le progrès de la métallurgie au coke.

 

D’une façon générale, la France manquant d’industries de base, sidérurgie et filature, ses industries transformatrices, quincaillerie, tissage, étaient gênées par la lourdeur des taxes appliquées aux demi-produits. Le système des drawbacks apportait bien un certain allègement, mais il ne favorisait que les industries exportatrices, c’est-à-dire quelques industries textiles, comme celle de Mulhouse.

 

Les droits sur les produits agricoles, sucre, café, établis par la loi du 28 Avril 1816, ont un caractère fiscal. Le véritable protectionnisme agricole fut introduit par la loi du 16 Juillet 1819, dont la souplesse, contrastant avec la rigidité des Corn Laws britanniques, traduit un compromis entre les exigences des Ultras représentant l’aristocratie foncière et la pondération des Constitutionnels, alors au pouvoir, plus proche des manufacturiers qui souhaitaient éviter une forte hausse du prix du pain. Le territoire français est divisé en trois zones à l’intérieur desquelles le prix du blé est considéré comme normal lorsqu’il se fixe à 23,21 et 18 francs le quintal.

 

Un droit de 0,25 franc et de 1,25 franc est perçu sur le blé étranger, selon que l’importation se fait par un navire français ou étranger ; ce droit est majoré de 1 Franc par franc de baisse sur le blé français ; l’importation est prohibée si le prix intérieur tombe au-dessous de 20,18 ou 16 francs le quintal. Une loi du 4 Juillet 1821 renforça la protection : on passait de trois à quatre zones et le prix normal variait de 26 à 20 francs ; le droit correspondant au prix normal passait à I Franc ou à 3,25 francs, suivant la nationalité du navire importateur ; la prohibition intervenait si le prix du blé français tombait de 2 francs ; en revanche l’exportation était interdite si le prix augmentait de 2 francs. En fait l’importation est restée interdite de 1821 à 1830, sauf en 1827.

 

Protégeant à la fois les propriétaires fonciers et les industriels, la Restauration apparaissait bien comme un régime de notables : l’aristocratie foncière formait le personnel dirigeant et s’octroyait des avantages majeurs, après avoir pâti de la politique du pain à bon marché du Premier Empire, mais le pouvoir ménageait aussi la grande bourgeoise.

 

Malgré ses velléités libérales et son indépendance à l’égard des propriétaires fonciers, malgré les pressions des négociants des ports, des compagnies de chemins de fer et des soyeux, impatients d’obtenir un assouplissement du système douanier, la Monarchie de Juillet ne modifia pas sensiblement le dispositif de la Restauration. En 1832 elle supprima la prohibition des importations de blé, en lui substituant une progression illimitée des droits de douanes de 1,50 franc par franc de baisse du prix intérieur du blé. Un projet d’union douanière avec la Belgique échoua par suite de l’opposition des maitres de forges et le plan de refonte générale du tarif, dans le sens d’un abaissement, présenté par Guizot en 1847, n’eut pas le temps de venir en discussion devant les Chambres.

 

Au fond, moins unanimement protectionniste que les propriétaires fonciers, la bourgeoisie industrielle et commerçante, qui soutenait le régime, était tout aussi réservée sur le résultat d’une politique de libre-échange.

 

C LE PROTECTIONNISME ALLEMAND

 

La situation de l’Allemagne ne peut en rien se comparer à celle de la France et de l’Angleterre. Dans cette confédération de 26 Etats souverains, l’établissement du protectionnisme devait être précédé de l’unification douanière.

 

Chacun des Etats formait un territoire douanier distinct et les marchandises acquittaient des droits, péages plutôt que taxes douanières, au passage de chaque frontière. Ainsi les produits allemands, dont les prix se trouvaient majorés au cours de leur déplacement, ne bénéficiaient-ils d’un avantage que sur le territoire de l’Etat dont ils étaient originaires ; hors de là, ils se trouvaient à égalité avec les produits venus de pays non allemands, et parfois même en situation d’infériorité. Les droits étaient suspendus à l’occasion des foires de Leipzig et de Francfort-sur-le-Main, mais ils l’étaient aussi pour les produits non allemands. En somme chaque Etat était réduit à son propre marché et l’ensemble du marché allemand était librement ouvert à l’étranger.

 

Cette situation n’était pas nouvelle en 1815. En raison de sa structure, l’Allemagne n’avait jamais connu le régime douanier mercantiliste de l’Europe Occidentale, et aucun des Etats allemands n’avait pu l’appliquer pour son compte, soit en raison de son exiguïté, soit en raison de sa propre dispersion territoriale. Mais en 1815, elle présente des dangers pour la jeune industrie créée sous. l’Empire : l’industrie textile de Westphalie et de Saxe, l’industrie métallurgique de la Silésie, de la Sarre, et du Wupperthal, en particulier, étaient menacées d’asphyxie, l’Angleterre déversant par Hambourg et le Hanovre, deux Etats sans droits de douanes, des cargaisons de produits manufacturés qui étaient acheminées par la route de Cassel et bifurquaient de là vers Francfort et Leipzig.

 

Il fallait donc d’abord créer un véritable marché allemand par l’union douanière pour assurer la libre circulation des marchandises du Rhin à la Vistule, ensuite protéger ce marché contre l’invasion des produits britanniques.

 

L’impulsion est venue des provinces occidentales de la Prusse. Le royaume de Prusse connaissait, à l’échelle nationale, les mêmes problèmes que la Confédération : il était compartimenté par des douanes intérieures, ponctué d’enclaves étrangères, coupé en deux enfin par une bande de territoires allant du Hanovre à la Bavière, de sorte que les produits rhénans dirigés sur Berlin ou les produits silésiens envoyés à Sologne devaient transiter par le Nassau ou la Hesse-Cassel et acquitter, de ce fait, des taxes à une puissance étrangère.

 

Or, les pays rhénans, intégrés dans l’empire français jusqu’en 1814, Sarre et Westphalie, perdaient brusquement, par suite de la dislocation de l’Empire, le marché de 50 millions de consommateurs qui leur avait permis de s’industrialiser. Le gouvernement prussien devait leur fournir un marché de remplacement, sans quoi ces pays, mi-français, mi-germaniques de culture et de tradition, resteraient réfractaires à toute assimilation. C’est le point de vue que réussit à faire prévaloir auprès du ministre des Finances de Berlin, Motz, un westphalien nommé directeur des Finances, Maassen.

 

Une loi du 11 Juin 1816 abolit les douanes internes, réalisant l’unité du marché prussien (10,5 millions d’habitants) ; une autre du 26 Mai 1818 établit un tarif extérieur, d’ailleurs assez modéré (les droits ne dépassaient pas en moyenne 10%), car il fallait ménager les provinces orientales du royaume exportatrices de produits agricoles et leur éviter des représailles étrangères. Les nouveaux droits, auxquels s’incorporaient d’assez lourdes taxes de consommation à but fiscal, étant perçus même sur les marchandises transitant en direction des petits Etats enclavés, ceux-ci se trouvèrent contraints, sous menace d’étouffement économique, de se laisser absorber dans le territoire douanier prussien. Il ne fallut pourtant pas moins de dix ans, de 1819 à 1829, pour vaincre toutes les résistances des princes méfiants.

 

 

Que des industriels de la Prusse Rhénane aient vu plus loin et envisagé l’élargissement de leur horizon commercial aux 25 millions d’habitants qui peuplent l’Allemagne (Autriche non comprise), une adresse des fabricants du Rhin Inférieur, envoyée le 27 Août 1818 au roi Frédéric-Guillaume III, le prouve nettement :  » Nos industries y lit-on, sont exclues de tous les marchés d’Europe par des barrières douanières, tandis que les industries d’Europe trouvent en Allemagne un marché ouvert « .

 

C’était l’ensemble du marché allemand qu’il fallait protéger. Le gouvernement prussien était d’autant plus disposé à favoriser ce vœu que, pour achever l’unité douanière du royaume, il devait obtenir le rattachement au territoire douanier prussien d’un au moins des Etats qui s’intercalaient entre ses parties rhénanes et ses parties centrales et orientales, ce qui l’engageait sur la voie d’une union douanière générale des Etats allemands.

 

Dès 1827, Motz s’attacha à négocier avec les Etats intermédiaires. Peut-on déceler à cette date une arrière-pensée politique dans cette démarche? Sans doute depuis Frédéric II les rois de Prusse ambitionnaient de prendre la tête de l’Allemagne, mais la notion d’unité allemande, familière aux milieux de l’Université et du journalisme, est à peu près étrangère à la Cour de Berlin à cette date. Rien en tout cas ne permet de penser que Motz et Maassen, qui lui succéda en 1830, ont songé à préparer l’unification politique par l’unité douanière. Ils ont seulement cherché à unifier le marché allemand au profit de l’Etat économiquement le plus fort, la Prusse.

 

C’est plutôt chez les partenaires de la Prusse que l’appréhension d’une vassalisation politique apparaît, et leur réaction est une réaction de défense. La signature du premier accord douanier avec un Etat allemand non enclavé, le duché de Hesse Darmstadt, dont la date, 11 février 1828, ouvre l’histoire du véritable Zollverein, provoqua la formation de deux associations douanières rivales ; leur unique but était de s’opposer à l’absorption économique de leurs membres par la Prusse.

 

La première réunit le 18 Janvier 1828 la Bavière et le Wurtemberg ; la deuxième groupa, le 24 Septembre 1828, autour de l’électeur de Hesse-Cassel, 17 Etats de l’Allemagne moyenne, dont le Hanovre ; elle contrôlait la grande route de Hambourg à Francfort et Leipzig et le carrefour-clé de Cassel ; son créateur pensait drainer le commerce des produits britanniques.

 

La Prusse disposait de deux moyens de pression. D’abord l’appui des milieux d’affaires. Gênés par le système douanier prussien, les commerçants réunis à la foire de Francfort ont élevé une protestation ; mais comme ils sentent par ailleurs la nécessité d’assurer la protection de l’industrie allemande, ils ne peuvent suivre l’association libre-échangiste de l’Allemagne moyenne, pas plus que l’association des deux Etats du Sud, purement agricoles, et ils ne voient d’autre issue que l’adhésion au système prussien.

 

Cette conclusion inattendue leur a été soufflée par un jeune professeur d’économie politique de Tubingen, Frédéric List, Animateur de l’Association Allemande pour le Commerce et l’Industrie, qui devient à partir de ce moment l’infatigable avocat du Zollverein auprès des milieux d’affaires.

 

Le deuxième atout de la Prusse, c’est le contrôle des voies navigables, Rhin, Elbe, Oder, canaux de la Havel et de la Sprée, plus importantes que les routes, surtout depuis l’apparition de la navigation à vapeur sur le Rhin en 1824 et la convention de libre-navigation rhénane de 1831. La grande route nord-sud, il est vrai, lui échappait ; elle entreprit de la doubler par une route de Langelsalza à Wurzbourg et Bamberg par Gotha, sur laquelle aucune taxe de transit ne serait levée.

 

Cette menace de détourner le trafic de Cassel fut décisive. Dès 1829, ses Etats ruraux du sud, Bavière et Wurtemberg, constatant que l’identité de leur structure économique retirait tout intérêt à leur union douanière, s’étaient rattachés au système prussien. En 1831, l’Association de l’Allemagne moyenne se disloquait : l’électeur de Hesse-Cassel, le premier, adhérait au Zollverein, le 25 août : Le 25 mai 1833 vingt-deux Etats étaient déjà groupés autour de la Prusse et signaient avec elle le Traité constitutif du Zollverein. Avec Bada Nassau et Francfort qui s’y réunirent en 1835 et 1836, l’Union Douanière, mise en vigueur depuis le 1er janvier 1834 pour une durée de huit ans, groupa 26 millions d’habitants.

 

L’Angleterre avait pourtant réussi à maintenir en dehors du Zollverein cinq Etats liés à elle par leurs intérêts maritimes ou par des attaches politiques : le Hanovre, le Brunswick, l’Oldenburg, Brême et Hambourg, réunis en une « Union des Impôts », le Steuerverein (1er mai 1834), qui resta jusqu’en 1851 le dernier terrain du libre-échange en Allemagne, celui par lequel pouvaient s’infiltrer les produits britanniques.

 

Au renouvellement de 1851, la Prusse économiquement plus forte, rallia, moyennant quelques concessions, le Hanovre, détaché de la Couronne d’Angleterre depuis 1837 ; l’Oldenburg suivit en 1852 : le Brunswick les avait précédés en 1844. Brême et Hambourg, par contre, avaient trop d’intérêts maritimes pour se lier, et c’est seulement en 1888 que les deux ports, membres de l’Empire Allemand depuis 1871, rejoignirent le Zollverein.

 

A certains égards le Zollverein, dans son fonctionnement, préfigure le Marché Commun. Les taxes et péages sont supprimés aux frontières communes des Etats membres et les marchandises circulent librement à travers toute l’Allemagne. Un tarif extérieur commun est appliqué aux puissances tierces ; les droits sont perçus par chaque Etat sur la section de frontière extérieure qui leur appartient ; versés à un fonds commun, ils sont répartis entre les Etats au prorata de leur population. Cette disposition, qui permettait aux Etats dépourvus de frontières extérieures de participer aux produits des douanes, imposait à la Prusse un sacrifice, car ses importations représentaient une fraction des importations allemandes très supérieure au rapport de sa population à la population allemande, mais ce sacrifice était nécessaire pour faire accepter aux autres Etats la direction économique de la Prusse.

 

Le tarif extérieur a d’abord été le tarif prussien modérément protecteur de 1818. Il ne pouvait être modifié que par négociations avec les Etats membres. Progressivement ce tarif est devenu de plus en plus protectionniste. D’abord du seul fait qu’il ne comportait que des droits spécifiques : dans une période de baisse des prix, comme le fut la période de 1820 à 1850, les droits spécifiques restant constants pour une quantité déterminée de produits, s’alourdissent par rapport à la valeur des marchandises qui diminue. Ensuite l’industrialisation croissante de l’ouest de la Prusse, avec la mise en exploitation de la Rhur à partir de 1835, et les progrès de la Silésie exigèrent un renforcement de la protection douanière. List s’en fit le défenseur.

 

Dans son  » système national d’économie politique  » (1841), il soutient que la création d’une industrie exige une protection douanière et oppose les nations jeunes qui ne peuvent être que protectionnistes aux nations enrichies et fortement équipées, comme l’Angleterre, à qui le libre-échange est profitable. Cette théorie devait avoir d’importants retentissements ; on en retrouverait les lointains prolongements dans les privilèges accordés. aux Etats associés au Marché Commun par rapport au régime douanier des Etats membres. Une révision des droits eut lieu en 1843 et le tarif devint nettement protectionniste.

 

Toutefois l’Allemagne, largement exportatrice de produits agricoles par ses pays du sud et de l’est, ne pratiqua jamais un protectionnisme aussi étroit que la France et l’Angleterre de la première moitié du siècle. Il est vrai qu’à l’époque où elle édifie son système protecteur les courants libre-échangistes étaient en train de s’affirmer en Europe Occidentale.

 

M. TACEL

Professeur agrégé de l’Université

Professeur de géographie économique à l’ E.N.D.

 

( A suivre)

 


 

La Vie de la Douane

 

N° 104

 

Mars-avril 1962 

 


 

 

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