Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

Les écrivains douaniers : des êtres « Borderline »

Mis en ligne le 1 janvier 2022

Nous ne cachons pas notre satisfaction de pouvoir reproduire deux extraits du bel article de Madame Vida Azimi sur la douane et la littérature: « Un douanier décapité: Nathaniel Hawthorne » publié en 2016 sur le site de la revue  « Historia et Ius « .

 

Le premier extrait repris ci-dessous est suivi d’un second  intitulé  » Florilège sur la douane et les douaniers ».

 

Nous tenons à remercier chaleureusement la revue « Historia et Ius » pour son aimable autorisation à la reproduction de ce texte.

 

L’équipe de rédaction

 


  

Les écrivains douaniers : Des êtres borderline

 


Il existe, semble-t-il, un lien ancien et « mystérieux » entre l’emploi douanier et l’activité littéraire, si l’on passe en revue les noms des grands écrivains venus de cette administration10. La douane et surtout la douane de mer ont inspiré poètes et prosateurs (cf. Florilège en fin d’article) dont certains venus du sein même des douanes. Serait-ce parce que l’écrivain est un être « à la frontière » (Borderline) ? Serait- ce par vocation maritime, la mer sentie comme espace et horizon infini ? Serait-ce une manière de prendre le large, en restant immobile ? De rêver sans bouger ? De faire « un voyage autour » d’un poste de garde, si exigu soit-il, comme d’autres ont voulu faire « un voyage autour (de leur) chambre » (Xavier de Maistre, 1794)? Détenteur de l’autorité, tout douanier « créature amphibie » (Boucher de Perthes), marqué des dons de l’esprit, pourrait dire, à la suite de Hawthorne : « Je suis d’ailleurs » (« I am a citizen of somewhere else »)11. Sur le mode anecdotique, tout écrivain issu des douanes pourrait faire sienne la réplique d’Oscar Wilde, interrogé par les douaniers à son entrée sur le sol américain (1881), celle de « n’avoir rien à déclarer autre que son génie ». Il y a probablement de tout cela chez les écrivains douaniers, il y a aussi des motifs prosaïques dont un salaire convenable, permettant de vivre avant de vivre de leur plume. 

 

La généalogie littéraire douanière est glorieuse. Elle peut monter jusqu’à Geoffrey Chaucer (1343-1400), contemporain de Boccace : A 31 ans il devient vérificateur aux douanes du port de Londres, ce qui lui permet de jouir de l’assurance de son statut et commencer à écrire, parachevant sa carrière par Les Contes de Canterbury (1378, dernier manuscrit 1400) dont le succès lui vaut à sa mort, d’être enterré au « Coin des poètes », à l’Abbaye de Westminster. Le XVIIème siècle a son douanier et écrivain français, « scandaleux », Jacques Chausson, dit « des Estangs » (1618-1661), arrêté pour une tentative de viol sur un jeune noble, reconnu coupable de sodomie et condamné au bûcher avec son complice Jacques Paulmier, dit Fabri. Son procès pour sodomie, le premier du genre des temps modernes, fut retentissant. Il composa un poème avant sa mort : « Je suis ce pauvre garçon/ Nommé Chausson/ Si l’on m’a rôti/ A la fleur de mon âge/ C’est pour l’amour d’un page/ Du prince de Conti ». Advient après Robert Burns (1759-1796), surnommé Rabbie Burnes, Scotland’s favourite son, ou the Bard of Ayrshire, « le barde d’Ayrshire », poète, pionnier du romantisme, qui a occupé dès 1791 un emploi à l’administration des impôts et des douanes à Dumfries (Ecosse). Il faut encore rappeler Jacques Boucher de Perthes (de son vrai nom Jacques Boucher de Crèvecoeur) (1788-1868), directeur des douanes, écrivain, musicien et « père de la préhistoire» en France. Sa carrière aux douanes fut longue: En 1802, il est surnuméraire, en 1804 commis dans les bureaux de son père, attaché à la Direction des Douanes de Marseille puis à Gênes jusqu’en 1808, vérificateur à Livourne puis sous- inspecteur à Foligno en Italie, Inspecteur des Douanes à Boulogne en 1811, sous-chef à la direction des douanes à Paris en 1812, inspecteur à la Ciotat et à Morlaix du 11 juillet 1816 à août 1824. Paléontologue célèbre, auteur d’un discours De l’Homme antédiluvien et de ses œuvres (1860), il a aussi écrit un savoureux Petit Glossaire, Esquisses de Mœurs Administratives (1835), apprécié des historiens de l’administration. 

 

Emile Zola (1840-1902), lui, fit un passage fulgurant, aux Docks de la douane en avril 1860, comme employé aux écritures, pour un salaire misérable de presque soixante francs par mois (soit le tiers de celui d’un employé). Ses débuts de vie professionnelle à la douane, décrite comme « une immonde écurie, une infâme boutique »12, furent durs mais le dégoût l’emporta et il quitta la douane au bout de trois mois. Parmi les Américains, à la même époque que Hawthorne, a vécu Herman Melville (1819-1891), le géant de la littérature américaine avec Moby Dick or the White Whale (1851) et Bartleby The Scrivener (1853) dont la fameuse phrase « Je préférerais pas » a nourri des théories d’anti-pouvoir (Voir Toni Negri). Passionné par la mer, Melville doit affronter des difficultés financières telles qu’il fut amené à accepter en 1866 un poste élevé dans la haute administration des douanes qu’il ambitionnait depuis longtemps, en quête de sécurité matérielle, multipliant suppliques et démarches auprès du gouvernement : il finit par avoir gain de cause et fut nommé inspecteur des douanes au port de New York où il resta en fonction vingt années durant, jusqu’à sa démission en 1885. 

 

La douane est tout aussi présente chez des écrivains qui n’y ont pas été employés. Ainsi l’écrivain français, Maxence Van der Meersch (1907-1951)13 consacra des livres à la vie frontalière franco-belge, dans le monde de la douane et de la contrebande ; son roman L’empreinte du dieu (1932) où il narre des trafics illicites de tabac, lui fait obtenir le prix Goncourt. 

 

Certains grands écrivains sont d’ascendance douanière : C’est le cas de Jean-Jacques Rousseau dont la famille compte des douaniers de père en fils ; ce serait, d’après ses biographes, pour échapper à ce « cruel destin » qu’il s’enfuit sur l’île Saint-Pierre avec son amour de jeunesse, Carole. Le père de Paul Valéry, Barthélémy Valéry était vérificateur principal des douanes à Sète, d’où le premier souhait de son fils d’entrer à l’Ecole navale. 

 

D’autres ont eu affaire avec la douane en qualité de trafiquants : Henry de Montfreid (1879-1974) est de ceux-là, lui qui a mené une vie aventureuse dans la Corne de l’Afrique, vivant de divers commerces illicites voire criminels (perles, armes, haschich, morphine), enfreignant la loi avec de « louches besognes », rêvant « de la menace du danger », sachant qu’il se mettait « à dos d’un seul coup l’administration de la Côte des Somalis »14. Son lourd passé ne pèse plus pour la postérité, tant et si bien que le Musée national des Douanes à Bordeaux, non rancunière face à l’illustre et mauvais client, lui a consacré une exposition, « Henri de Montfreid, le Contrebandier de Bordeaux » (2012). 

 

Toute une création littéraire et artistique est hantée par l’image de la douane et des fraudeurs. La bande dessinée avec Hergé (1907-1983), le père de Tintin dont Les Aventures ont commencé en 1929, illustre avec humour et pertinence l’imagerie populaire sur la douane : Dans « Objectif lune », le capitaine Haddock, compagnon de 

 

Tintin, est arrêté à la douane avec des bouteilles de whisky. Dans «l’affaire Tournesol », Tintin force la frontière. Quand le douanier n’écrit pas, il peint en autodidacte: Henri Julien Félix Rousseau (1844-1910), surnommé « douanier Rousseau » par Alfred Jarry, entre après la guerre de 1870 et la défaite de Sedan à l’Octroi de Paris, comme commis de deuxième classe. Sa peinture est habitée par l’exotisme, un produit à portée de main de beaucoup de douaniers. Ses admirateurs « virent en ce douanier un passeur, un homme à la lisière entre raison et fantasme, entre civilisation et sauvagerie »15. Les chansonniers eux-mêmes ont trouvé dans la douane un thème de prédilection : le sketch de Fernand Raynaud, « Le douanier » est un morceau d’anthologie. Enfin le cinéma s’est emparé de la thématique avec entre autres: Sur un mode majeur de film noir extraordinaire, Usual Suspects (1995) de Bryan Singer (Oscar du meilleur scénario original, Oscar du meilleur acteur dans un second rôle) dominé par l’interrogatoire de Verbal Kint (Kevin Spacey), petit escroc sans envergure, par le « US customs official », le douanier, Dave Kujan (Chazz Palminteri) qui révélera la clé de l’histoire criminelle. Pour le réalisateur, Bryan Singer : « le spectateur est manipulé par le réalisateur comment l’agent Kujan l’est par Kint » ; l’interrogatoire « est un miroir du thème central du film : le point de vue, la perception, les contradictions entre ce qu’on croit et la réalité ». Le faux et le vrai, la contrefaçon et l’authentique ne déterminent-ils pas l’observation de tout douanier ? Melville écrivait : « Qu’est-ce que la réalité, sinon un impondérable » ! Sur un mode mineur de comédie populaire, il y a aussi Rien à déclarer de Dany Boon (2010), l’histoire ayant pour trame l’application de l’Acte Unique européen de 1986 sur la libre circulation des marchandises et des personnes et du traité de Maastricht de 1993, faisant disparaître la douane fixe au profit de la douane volante. 

 

Les douaniers de nos jours se piquent de littérature et de poésie. L’atteste le forum sur « La Douane dans la littérature et la poésie »16 tenu en 2006 par plusieurs intervenants, sur le site bien ( ?) nommé, « gabelou.com », où domine surtout un douanier, membre titulaire, sous le pseudonyme évocateur de Gapian17 74 : « La soi- disant ‘mauvaiseté’ des douaniers, leurs dures conditions de vie, la quête souvent infructueuse qu’ils menaient ont été illustrées par de grands noms de notre littérature. A travers ce sujet je voudrais évoquer la dimension parfois profondément mélancolique de leurs fonctions » ; « après 23 ans de boutique pour ce qui me concerne, écrit Gapian 74, Je connais parfaitement les moindres recoins de l’âme douanière… Je sais aussi qu’en chacun d’entre-nous se trouvent des ressorts secrets qui correctement actionnés révèlent un ‘meilleur de nous mêmes’, que nous ne soupçonnions même pas…mais trêve de philosophie de bar (…) et place à la poésie ». Un autre gabelou, sous le nom de GD75, se plaît à souligner « une qualité utile autant que nécessaire en Douane : la propension philosophique ». 

 

Hawthorne n’a pas connu le plaisir de partage littéraire avec ses « collègues » peu versés en littérature qu’il dépeint avec une certaine condescendance et de l’ironie : 

 

« Nul d’entre eux n’avait jamais lu, je présume, une page de ma composition. Les eussent-ils toutes lues qu’ils n’en fussent pas plus souciés que d’une guigne. Et il n’en serait pas allé le moins du monde différemment si les pages en question avaient été écrites par une plume comparable à celle de Burns ou de Chaucer, en leur temps, eux aussi, fonctionnaires des Douanes. (…) Sous le rapport des échanges littéraires, le commissaire du port – un excellent homme – engageait, je dois dire, souvent une discussion avec moi sur Napoléon ou Shakespeare, ses sujets de conversation favoris. Le commis aux écritures du receveur –un jeune homme qui, murmurait-on, couvrait de temps en temps une feuille du papier à lettres de l’Oncle Sam de quelque chose qui (vu d’une distance de quelques mètres) ressemblait beaucoup à la poésie– le commis du receveur me parlait de livres quelquefois comme d’une question sur laquelle j’aurais peut-être pu avoir quelques lueurs. C’était là tout en fait de commerce littéraire et cela suffisait à mes besoins18.» 

 

La vie de bureau, terre-à-terre et si morne, est pourtant propice à l’exploration de l’âme douanière. 

 

Vida Azimi

 

Texte reproduit avec l’aimable autorisation de la revue « Historia et Ius »

 


 

Notes:

10 Luca Vandelli, « Il pubblico impiegato nella rapprentazione letteraria », in : L’Impiegato allo specchio (a cura di Angelo Varnis e Guido Melis), Turin 2002, p. 37, note 4. 

11 Les Bureaux de la douane, op.cit., p. 78. La formulation originale en anglais est tirée de l’édition North, 2005. Citée par Cécile Roudeau, « Hawthorne et ses sorties : lieu et écriture dans La Lettre écarlate et « Les Bureaux de la douane », http://www.numilog.com/package/extraits_pdf/e225936.pdf

12 Lettre à Paul Cézanne, 13 juin 1860, citée par Henri Mitterrand, Biographie d’Emile Zola, I, Sous le regard d’Olympia, Paris 1989, p. 249. 

13 Exposition « Dans les mots et les pas de Maxence Van der Meersch », 1er septembre 2004-15 février 2005, Musée de la vie frontalière de Godewaersvelde. http://www.musee- godewaersvelde.fr/pages/05_actu.html. 

14 Henri de Montfreid, Les Secrets de la Mer Rouge, Paris 1932, cité par Abdoulmalik Ibrahim Zeid, Le Discours du Voyageur sur Djibouti entre 1930 et 1936, Thèse, sous la direction de M. le Professeur J.M. Grassin et de J.D. Penel, Université de Limoges/Département de littérature comparée, 2003-2004 (444 pages), p. 10, 241, 243. https://fr.scribd.com/doc/283731067/Montfreid-Abdoulmalik-Ibrahim- Zeid. 

15 Séric Biétry-Rivierre, Le Figaro, 13-14 février 2010. Une exposition a été consacrée au Douanier Rousseau à Paris, « L’innocence archaïque », Musée d’Orsay, mars-juillet 2016. 

16 http://www.gabelou.com/forumgb/viewtopic.php?id=852


17 “Gapian” vient de “gabian”, ce qui signifie “douanier” en terme de marine méridionale. En Bretagne, “gapian” est un oiseau réputé pour fouiller tous les endroits. 

18 Prologue, p. 54-55.

 


 

Source: Historia et ius – ISSN 2279-7416 www.historiaetius.eu – 10/2016 – paper 16 

 


Bibliographie essentielle 

– Romans : Fanshaw, 1828; La Lettre écarlate (The Scarlet Letter), 1850 ; La Maison aux sept pignons (The House of Seven Gables), 1851 ; Valjoie (The Blithedale Romance), 1852 ; La Faune de marbre (The Marble Faun), 1860. 

– Nouvelles : La Tache de naissance (The Birth-Mark), 1843 ; La Fille de Rappaccini (Rappaccini’s Daughter), 1846. Recueil de nouvelles : Twice-Told Tales, 1837, nouvelle version 1851 ; Mosses from an Old Manse, 1846, nouvelle version 1854.

 

 

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