Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

Les douanes françaises au Luxembourg (1795 – 1798)

Mis en ligne le 1 novembre 2021

par Henry Dhumeau

 

 

Les recherches qui ont permis de rédiger cette étude ont été menées à bien grâce à l’aimable intervention de M. Marc Schloesser, Directeur des Douanes Luxembourgeoises et l’assistance généreuse de M. Guy May, Conservateur des Archives d’Etat de Luxembourg.

 

Jean-Paul Chagrot et Raymond Doucet de la Direction des douanes de Nancy ont collaboré activement aux travaux de dépouillement des archives.

(1992)


 

 

Le Luxembourg, département français : voilà une situation originale autant que provisoire où se sont confondues son histoire et celle de la France pendant les années fortes de la Révolution et de l’Empire. Temporairement département frontière en outre, les recherches sur la douane française y sont donc fructueuses.

 

Les provinces des Pays-Bas Autrichiens dont fait partie le Luxembourg, connaissent une période de grand bouleversement et d’agitation permanente à partir de la fin de 1792. Les succès des armées françaises après Valmy et Jemmapes ouvrent la route d’une première conquête de la Belgique à l’automne 1792. Mais elle est suivie d’un retrait général après les défaites de Dumouriez à Neerwinden et son passage à l’adversaire au printemps 1793. Aucune administration douanière française n’est mise en place pendant cette période, faute de temps bien entendu. Après une année 1793 difficile où les armées révolutionnaires contiennent avec peine les coalisés dans le Nord et dans le Nord-Est de la France, la victoire de Fleurus, le 26 juin 1794, relance la conquête de la rive gauche du Rhin.

 

L’armée de Moselle sous les ordres de Jourdan, traverse une première fois la frontière entre la France et le Luxembourg. Elle va participer à la victoire de Fleurus et entrer à Bruxelles le 8 juillet 1794. Sa campagne se poursuit vers Liège et la Meuse, puis le Rhin qui est atteint en octobre et novembre suivants.

 

Par contre, la conquête du Luxembourg lui-même est loin d’être terminée. Les troupes françaises, si elles occupent tout le pays qui se trouve sur la rive gauche du Rhin, se heurtent à une résistance dispersée mais opiniâtre de la province, encouragée par la défense intraitable de la place forte de Luxembourg. Le blocus est commencé le 21 novembre 1794 et se poursuit jusqu’au 7 juin 1795, date de la capitulation. Le général autrichien BINDER, défenseur de la place, a constaté en effet qu’il ne peut plus espérer de secours extérieur.

 

L’occupation de la Belgique se concrétise immédiatement par la création d’une administration centrale à Bruxelles. Elle est chargée essentiellement de surveiller la rentrée des contributions extraordinaires et des réquisitions pour les armées. Un arrêté du 21 fructidor an II (7 septembre 1794) découpe le pays en arrondissements qui correspondent aux anciennes provinces. Cette organisation ne prend une forme définitive qu’en novembre 1794 après l’arrivée des troupes françaises sur le Rhin; les provinces occupées sont gérées par deux Administrations Centrales et Supérieures de la Belgique : l’une à Bruxelles avec 8 administrations d’arrondissement à Bruxelles, Gand, Ypres, Mons, Tournai, Namur, Liège et Saint Hubert ; l’autre à Aix la Chapelle pour le reste du pays compris entre Rhin et Meuse.

 

L’arrondissement dont le siège est à Saint-Hubert n’est autre que celui de la province de Luxembourg, mais la capitale traditionnelle n’est évidemment pas disponible à ce moment.

 

Pendant toute cette période où la Belgique est traitée en pays conquis, la Convention maintient les lignes de douanes avec la France et même avec les provinces voisines de Namur et de Liège telles qu’elles existaient dans le régime impérial précédent.

 

La confusion la plus totale règne alors au Luxembourg où les armées se partagent encore la province.

 

Les militaires ne respectent bien entendu pas les frontières. Les liens avec les administrations centrales sont rompus. Les représentants du Peuple auprès des armées n’ont qu’un seul souci, réquisitionner pour subvenir aux besoins des armées et s’enrichir au passage avec les commissaires chargés de ces exactions.

 

Le désordre va continuer jusqu’à l’annexion de la Belgique prononcée par la loi du 9 vendémiaire an IV. Luxembourg, qui avait retrouvé le siège de l’arrondissement après sa capitulation (1) est le chef lieu de l’un des 9 nouveaux départements : le département des Forêts, appellation particulièrement heureuse pour imager cette région.

 

Pendant quelques années, l’administration douanière va être réorganisée sur la frontière entre les départements nouvellement constitués et le reste de la rive gauche du Rhin conquise. Puis, cette administration suivra l’élargissement du territoire et un nouveau « reculement des barrières » la portera sur la ligne du Rhin. Le département des Forêts ne sera plus région frontière à partir de 1798.

 

 

1 Le Luxembourg, pays occupé.

 

 

La première période qui va de la conquête de l’été 1794 à l’annexion de l’automne 1795 est un temps de grand désordre où l’organisation impériale subsiste curieusement devant l’incapacité des nouveaux responsables à maîtriser la gestion administrative des pays conquis.

 

Il faut bien avouer que la volonté politique de la Convention ne conduit pas à précipiter les choses. Carnot en particulier au Comité de Salut Public se prononce pour la mise à contribution forcée de la Belgique, de façon à faire payer le maximum au pays et entretenir les armées sur leur conquête. Il n’est donc pas opportun d’en faire un territoire français trop rapidement car il ne pourrait plus être soumis qu’aux impositions communes à l’ensemble de la République.

 

Dès le 17 Août 1794, le Comité de Salut Public ordonne que les douanes de la Belgique seront régies par l’Agence des Douanes de la République Française (2).

 

Cette mesure reste parfaitement symbolique pour la région du Luxembourg puisqu’aucune autre instruction importante ne parvient avant plusieurs mois.

 

Le 3 février 1795 enfin, l’Administration Centrale de la Belgique arrête de « mettre la comptabilité des douanes sur une base fixe et qui assure les intérêts de la République; considérant qu’il est instant qu’une partie aussi essentielle soit organisée afin d’éviter les dilapidations… Article I – Les receveurs subalternes et autres Employés des Douanes rendront de la manière usitée ci-devant, leurs comptes mensuels à leur Receveur Municipal respectif ; à cet effet, tous les Bureaux subalternes des Douanes, qui sont détachés du Département d’où ils ressortissaient ci-devant, ensuite de disposition de quelques agents de la République Française rentreront dans le département d’où ils ont été détachés » (3).

 

Une source de revenu aussi essentielle à l’époque mérite une priorité dans l’organisation centralisée. Il faut rattraper l’action désordonnée des commissaires de tout poil qui se sont abattus sur la région pour le service de l’armée. Ceux-ci ont redécoupé les circonscriptions administratives, rattachant aux Arrondissements des localités appartenant à d’autres Provinces, sans souci des liens administratifs existant ou de la volonté des habitants. Autant de raisons pour compliquer et rendre incertaine la rentrée des droits.

 

L’Administration Centrale veut garder la maîtrise des liaisons financières. Les receveurs des douanes verseront leur caisse à la recette municipale des départements (division territoriale équivalant au canton futur) qui sont centralisés par l’Administration d’Arrondissement (Province), chargée de les contrôler en même temps.

 

Accompagnant cette décision du 3 février, une instruction de l’Administration Centrale est très significative de l’état des lignes de douanes : « Cet arrêté suppose tous les Receveurs principaux, subalternes et autres employés à leurs postes respectifs et y exerçant leurs fonctions avec la plus grande activité et le zèle le plus ardent pour les intérêts de la République. Mais loin de là… les pétitions … exposent que des employés ont abandonné leurs postes, que ceux qui y sont restés demeurent inactifs opposant l’impossibilité du service sans être réarmé ».(B 165-1944)

 

Ce tableau est parfaitement corroboré par des lettres et pétitions qui arrivent des agents en place : Comment servir la République avec « activité »et zèle ardent quand sa maison a été pillée au passage par l’armée autrichienne (4), quand la fraude est intense et soutenue par les autorités locales parfois : « la fraude se commet impunément par les habitants de ces environs, et même par des individus très bien connus ».

 

Un receveur ajoute au passage que les douaniers n’ont pas été payés depuis 4 à 5 mois et déplore : « les fraudeurs viennent si franchement dans cette province même avec des armes que le petit nombre des employés sur ces frontières… » ne peuvent s’y opposer. Il demande l’aide des troupes cantonnées sur place (5).

 

Autre constatation de l’officier principal à Saint- With (6). Malgré l’interdiction de sortie, les grains sont exportés à Stavelot et Liège, arrondissements voisins car il ne se trouve plus aucune douane pour les arrêter. Et pourtant, les barrières intérieures entre les anciennes provinces existent toujours, comme on va le voir.

 

Devant de tels débordements signalés encore à Aubange sur la frontière française maintenue et à Zimmeren, dans la partie allemande de l’arrondissement, l’Administration de Luxembourg essaie d’obtenir du Général FRIANT, commandant la place, des armes pour les douaniers ou l’aide de la troupe. (7).

 

Le receveur à Lashmitt, voisin de Zimmeren, rapporte qu’il a voulu mettre en pratique les ordres reçus et ‘fait sonner la cloche en informant le public que la Douane était rétablie pour la République française aux mêmes droits et dispositions comme sur l’ancien pied… ». Mal lui en a pris car les habitants du pays qui ont retenu les slogans révolutionnaires s’opposent à toute entrave à la liberté, en particulier des échanges. Ils empêchent les étrangers de payer les droits et menacent les douaniers, le receveur et son garde, d’être « écrasés de coups » s’ils les arrêtent. Suprême provocation pour ce douanier sincère : « la populace de cette endroit ont planté devant mon bureau l’arbre de la liberté en disant à haute voix qu’il était franc à rien payer ». (8).

 

D’autres vexations sont encore dénoncées contre les douaniers. A Tournay (près de Neufchâteau), le Receveur Marechal « expose que par animosité contre les douaniers, il est sans cesse marqué pour loger des troupes… qu’il ne peut plus répondre ni de sa caisse ni des registres, ni des objets saisis qui sont déposés dans son bureau » (9).

 

L’Administration de Luxembourg décide d’interdire de telles pratiques aux officiers municipaux qui utilisaient là un moyen de pression discret pour se débarrasser de la douane.

 

Pire à Saint-Vith où le contrôleur se plaint à l’Administration d’Arrondissement : « Dant le seul des trois chefs du département qui ait eu assez de confiance en la loyauté française pour resterferme à son poste… » ; il en est bien mal récompensé car l’Administration d’Arrondissement voisin de Blankenheim, en province allemande conquise, interdit carrément la perception des droits aux postes frontières qui la séparent de la province belge de Saint-Vith. Le contrôleur SAGEBIN s’inquiète de savoir si cette administration n’outrepasse pas ses pouvoirs et s’il faut rétablir les bureaux empêchés de fonctionner (10).

 

En désespoir de cause, il revient à la charge un peu plus tard en faisant un tableau saisissant du désordre ambiant : « Cet ordre, citoyens, eut été complètement maintenu et conservé si des autorités de tous genres et tous pays ne s’étaient cru en droit de le troubler. L’une a supprimé les meilleurs bureaux du Département, d’autres puissamment secondées par les militaires répandus dans le canton ont proclamé le commerce indépendant de la Douane…. Enfin des nués de commissaires disséminés sur la surface de notre malheureuse province ont ajouté au désordre et l’ont rendu presque indéchiffrable » (11).

 

Comment reprendre une telle situation ? C’est ce qu’il nous faut rechercher dans les traces des instructions de l’Administration Centrale et Supérieure de la Belgique, que nous retrouvons en archives.

 

Tout est à faire à partir de l’été 1794 où l’Administration Centrale commence à s’occuper du pays conquis. Son premier souci reste l’approvisionnement des armées pour lequel les impositions extraordinaires et les réquisitions se succèdent. Des commissaires désignés spécialement suppléent quelquefois les réseaux comptables traditionnels dans cette tâche, avec une redoutable efficacité pour les nouveaux citoyens.

 

L’arrêté du 15 pluviôse an 3 déjà cité (12), nous indique que l’Administration Centrale est chargée de la Direction des Douanes depuis le 1″ frimaire an 3 (21 novembre 1794). Il nous éclaire en outre sur la méthode choisie par les responsables pour reprendre la maîtrise de la situation et les commandes d’une machine administrative qui continue de tourner malgré tout sur son élan. Les receveurs rendront leurs comptes « de la manière usitée ci-devant ».

 

Autrement dit, l’Administration se base sagement sur l’ancien système en attendant d’avoir le temps et les moyens d’en changer.

 

Une circulaire de l’Administration Centrale vient confirmer cette continuité malgré le changement politique.

 

« Les ordonnances, règlements et dispositions émanées par le ci-devant gouvernement sur le fait des douanes doivent sortir leur effet lorsqu’il n’y est pas dérogé par les arrêtés des Représentants du Peuple ou par cette Administration ». (13)

 

Continuité aussi dans l’organisation impériale en place puisque les frontières entre les provinces sont conservées malgré l’hostilité rencontrée localement. Une seule exception subsiste avec la ville de Luxembourg qui n’est toujours pas intégrée au nouveau dispositif.

 

« L’Administration informée qu’il existait à Luxembourg un bureau principal des Douanes dont les Officiers se trouvent enfermés dans la place, ce qui paralyse le service des Douanes dans cette partie »(14), donne l’instruction suivante :

Les officiers principaux, qui conservent ainsi leur titre des douanes impériales, résidant à Marche et à Saint-Vith, limitrophes de Luxembourg, seront chargés provisoirement de la direction des douanes de l’arrondissement de Luxembourg, chacun pour leur secteur.

 

Dès que la place de Luxembourg est conquise, le même souci de continuité préside à la remise en route de la Douane. L’Administration d’Arrondissement, nouvellement installée à Luxembourg autorise à demeurer sur place sur leur demande, les officiers principaux des douanes « ayant rempli fidèlement leur fonction sous la domination de l’Empereur et désirant d’être maintenus par la République Française ».

 

Les citoyens CORNEMONT, HENNERS, CRESKENS sont maintenus comme Receveur principal, contrôleur et inspecteur au bureau principal de Luxembourg. Ils proposent immédiatement de conserver les deux « messagers » qui étaient chargés de transporter le courrier des bureaux subalternes à Luxembourg : l’un tous les lundi « du quartier Wallon » (frontière avec la France), l’autre tous les jeudi du quartier allemand (frontière allemande). ( 16)

 

 

Si les lignes de la douane impériale sont maintenues, il importe maintenant de savoir quelles lois elles sont chargées d’appliquer.

 

La circulaire du 24 ventôse an 3 citée plus haut pérennise la législation antérieure (17). Mais son application est quelquefois un exercice difficile : « malgré l’enlèvement des documents du Bureau principal, même des tarifs et ordonnances, d’après lesquels on perçoit les droits, j’ai fait ex memoria tout ce qu’il était humainement possible de faire » explique l’Officier principal de Saint-Vith qui a ainsi poursuivi tant bien que mal l’exercice de ses fonctions.

 

Le résultat n’est pas concluant, car les litiges sont inévitables. L’Administration de l’Arrondissement de Spa réclame contre les habitants de l’Arrondissement de Luxembourg qui interdisent la sortie des grains qu’elle leur a achetés (18).

 

Les officiers principaux des douanes ne sont d’ailleurs pas plus au courant car ils demandent à l’Administration d’Arrondissement de Luxembourg de leur adresser un état des objets prohibés par les lois françaises pour qu’ils puissent s’y conformer (19).

 

Un arrêté des Représentants du Peuple semble régler le problème, en maintenant expressément les prohibitions à l’exportation de grains et de viandes (20).

 

Mais, les paysans de Villers devant Orval s’insurgent quand on les arrête à la frontière avec la France : ils brandissent un arrêté postérieur mais venant de l’Arrondissement de Luxembourg qui décide que la prohibition des grains édictées l’année précédente à cause de la disette devait être levée.

 

Cela n’empêchera pas un douanier d’être condamné aux frais d’une saisie de grains, faite à tort au mois d’août 1795 à l’exportation. Il faut bien avouer que trouver le bon texte tenait de la gageure dans ces conditions.

 

L’application du taux de change des assignats qui ont reçu cours forcé en Belgique est aussi l’objet de mises au point difficiles. Certains Receveurs refusent carrément les assignats. D’autres les changent au 1/20′ de leur valeur et non pas au 1/40′ malgré les rappels. (22)

 

Les alcools et vins sont aussi l’objet d’hésitations pour la perception des droits : « le receveur à Virton demande la conduite à tenir pour les entrées de vins et eaux de vie de France qui n’ont pas payé pendant le blocus de la ville ». (23)

 

Même si les droits sont bien dus, il n’est pas toujours facile de les faire payer : le Receveur à Zimmeren (frontière avec Trèves) est en effet victime d’une fronde des curés locaux : « Quant aux divers curés de son district dont ce bureau fait mention et qui étant redevables de droits de quelques tonneaux de vin qu’ils ont fait venir de l’étranger, semblent avoir formé une petite coalition pour les refuser malgré la promesse qu’ils avaient faite de les acquitter. » (24)

 

L’armée de son côté s’était arrogé un traitement de faveur exceptionnel car elle bénéficiait de l’exemption des droits d’entrée pour les vins et comestibles importés de France en Belgique par les vivandiers attachés à chaque régiment. Cette exception était évidemment une source de fraude active, protégée par les militaires eux-mêmes. (25)

 

Les difficultés sont donc multipliées pour entraver l’action des douaniers qui sont toujours autant contestés par la population. L’Administration Centrale se doit d’intervenir pour conforter leur autorité ; elle ordonne aux Administrations d’Arrondissement de leur délivrer des Commissions en bonne et due forme « … considérant que des individus se permettent en quelques endroits de refuser les droits et impôts publics, que d’autres résistent aux visites et autres devoirs qui incombent aux employés à la garde et conservation de ces droits sous le prétexte d’insuffisance de pouvoir ou de commission… »

 

Une « formule de commission imprimée en français et dans les deux langues, où celle flamande est usitée, est adoptée ». (26)

 

Parallèlement, elle attise le zèle des douaniers en les intéressant aux saisies réalisées et en attribuant des parts du produit des amendes et confiscations non seulement aux employés saisissants mais aussi, à leurs chefs « considérant que les saisies ne se font qu’au nom du bureau et le plus souvent que sur des indications qui sont données aux employés par le bureau, que si les Officiers principaux et les Receveurs subalternes continuaient à être privés de tout bénéfice il résulterait une inertie et une insouciance de leur part » (27).

 

L’intéressement aux résultats de la lutte contre la fraude est d’autant mieux venu que la situation des employés n’est pas florissante. D’un côté, les gardes jubilaires (ou retraités) semblent de plus en plus oubliés si l’on s’en remet aux nombreuses réclamations de pensions impayées.

 

Quant aux actifs, les salaires sont très insuffisants car ils sont payés en assignats.

 

Une liste des employés de Marche avec leur salaire montre que les gages annuels étaient compris entre 180 florins pour les gardes et 1.500 florins pour les receveurs principaux, fixés par un arrêté de l’Administration Centrale du 26 nivôse an 3 (15 janvier 1795) (le change était de 15 florins pour 60 livres françaises, nous dit le préambule de la liste citée). De 720 livres à 6.000 livres annuelles de gage, la situation des employés dans l’Arrondissement de Luxembourg était apparemment plus lucrative que dans le reste de la France (400 à 3.000 livres à grade égal).

 

Précisons toutefois que ces employés de l’Empire avaient des fonctions qui débordaient la douane seule. Le receveur principal à Marche a des gages fixés à partir de trois éléments, les Douanes (600 florins), les Subsides (600 florins), les Domaines (300 florins).

 

Admettons aussi que les salaires payés en assignats, dévalués au 1/40e de leur valeur, sont très difficilement négociables dans le commerce local.

 

Une pétition des officiers principaux du département de Marche nous éclaire sur leur sort (28).

 

« Nous exposons à cette administration l’état de détresse où sont réduits les employés en général attachés aux Douanes de notre Département. Les plaintes amères qu’ils ne cessent de nous faire de bouche et par écrit sur l’impossibilité où ils sont de subsister depuis près d’un an que nous ne recevons que des assignats ne sont malheureusement que trop fondées… Cependant nous apprenons que les départements de Luxembourg et Saint-Vith situés dans la même province, sont payés en numéraire ».

 

Il s’agissait sans doute d’initiatives des receveurs locaux si l’on sait que le paiement des douaniers en numéraire ne sera décidé qu’au début de l’année suivante, après la fin des assignats.

 

Les officiers principaux poursuivent: « nous serions réduits à périr de misère. Cela est si vrai que lorsque nous recommandons le service aux employés, ils nous objectent qu’ils ne sont point en état de supporter les fatigues qui en dépendent eux qui n’ont pas le sou… aussi ne traînent-ils qu’une existence languissante et exténuée ce qui ne peut manquer d’influer considérablement sur la diminution du produit des douanes ».

 

Le plaidoyer est pathétique mais habile car il lie la rentabilité de la caisse dont on attend beaucoup, à l’amélioration des appointements.

 

D’autres témoignages de receveurs en place mettent en lumière la raison majeure des plaintes : les fonctionnaires sont payés avec un retard croissant et certains ne reçoivent plus rien depuis plusieurs mois.

 

Le désordre, les obstacles nombreux à l’exécution du service et la mauvaise volonté des habitants font que les caisses sont vides. Il est grand temps de reprendre sérieusement l’organisation administrative du pays pour arrêter le désastre économique et financier qui s’amorce.

 

 

2 Le département des forêts.

 

L’annexion de la Belgique prononcée aux premiers jours de l’an 4 est l’une des dernières décisions de la Convention, peu avant sa séparation. Cette mesure pertinente permet enfin d’organiser les provinces réunies selon le modèle français. Le découpage en 9 départements divisés en districts et en cantons est arrêté non sans mal, après des discussions passionnées sur le rattachement de telle ou telle commune.

 

Des retouches seront d’ailleurs nécessaires dès l’automne 1796, pour délimiter les cantons de langue française et de langue allemande. Le nouveau département des Forêts comprend en effet une grande partie de l’ancienne province de Luxembourg à cheval sur l’actuel Grand Duché, la Belgique et l’Allemagne.

 

La refonte de l’organisation douanière a été annoncée quelque jours auparavant par les Représentants du Peuple près les armées qui transfèrent les Douanes de Belgique et l’Agence Nationale des Douanes directement à Paris. La Régie des Douanes qui renaît le mois suivant, retrouve donc son autorité sur l’ensemble des frontières nouvelles de la France.

 

L’Administration d’Arrondissement de Luxembourg confirme aux Officiers principaux des douanes que cette partie ne la concerne plus par conséquent. La Régie applique les grandes orientations de 1791 et étend au Luxembourg une organisation française ; les barrières sont reculées aux frontières extérieures des provinces réunies face au pays de Trèves et à la Westphalie.

 

Cette fois, la situation est modifiée d’une manière approfondie et méthodique. On commence par nommer un directeur des Douanes de la Belgique, nomination qui devra être ratifiée par l’Agence nationale. Celle-ci désignera aussi « les inspecteurs généraux, les contrôleurs ambulants et autres chefs » reprenant ainsi ses prérogatives normales. Le nouveau directeur GRUYER, qui s’attribue le titre de Directeur Général, est originaire de Belgique.

 

Connaissant bien la situation, il s’efforce immédiatement de structurer les services extérieurs de la douane. Ses premières circulaires en tracent le cadre et définissent les nouvelles lignes douanières :

1. « Les bureaux frontières depuis KERKEPANE près de DUNKERQUE jusqu’y compris KNOCKfont partie de la direction de Dunkerque »: directeur GALLOIS.
2. « Une direction s’étend depuis SASDEGAN jusqu’à BAYLEN inclusivement; elle s’étend encore sur les douanes et entrepôts en deçà de la Meuse; il s’en réserve la direction.
3. « Les bureaux depuis BAYLEN jusqu’à l’extrémité du ci-devant pays de LIMBOURG forment un troisième arrondissement »: directeur TURC à RUREMONDE.

4. « Enfin le sieur LETOURNEUR dont la résidence est à Luxembourg est nommé directeur des Douanes depuis l’extrémité du pays de LIMBOURG jusqu’à l’extrémité du pays de LUXEMBOURG ». (31)

 

 

Elles commentent ensuite la loi d’annexion :

« L’article 12 de cette loi supprime les bureaux des Douanes entre la Belgique et la France et la Belgique et les pays conquis ».

« Je vous envoie aujourd’hui copie de la déclaration des Représentants du Peuple près des armées du Nord et de Sambre et Meuse… qui supprime les bureaux de Tonlieue, Soixantième, Hautconduit et autres droits de douanes internes ».

 

Il règle le sort des agents en place en ordonnant de cesser de leur payer leurs appointements ; en même temps, la perception des droits disparaît dans les bureaux supprimés. Il ajoute cependant:
« La nation française est juste. Les préposés qui par la suppression de leur poste se trouvent sans emploi, doivent tout attendre de sa loyauté. Ils peuvent également compter sur ma vive sollicitude pour eux, tant pour replacer avant tout autre (les actifs) … que pour solliciter des pensions de retraite pour ceux qui par leur âge et leurs années de service sont dans le cas d’en espérer ». (32)

 

Des relevés de personnel, effectués sans doute en vue de la réorganisation en septembre 1795, laissent apparaître une brutale saignée dans les effectifs. Tous les bureaux de l’ancien département de Marche qui le séparaient du Luxembourg et de la France sont supprimés : 89 emplois en moins. Les bureaux de l’Arrondissement de Luxembourg sur la frontière avec la France sont aussi fermés comme leurs vis-à-vis français. 46 emplois supplémentaires disparaissent et sans doute, autant côté français. Il n’en reste plus que 36 sur la frontière entre Luxembourg et le pays de Trèves.

 

Comme l’avait promis le directeur GRUYER, une partie des douaniers est transférée sur les nouvelles lignes de douanes.

 

« Les Préposés des Douanes Françaises supprimés qui passeront dans les bureaux et brigades des pays réunis recevront un escalin par lieue pour frais de route et un mois d’appointements pour frais de déplacement ». (37).

 

Ceux des pays réunis qui changent de résidence sont moins bien traités car ils n’ont que les frais de route. Or, la situation critique des finances locales ne facilite pas la mise en application de ces mesures dans le département des Forêts. De nombreuses pétitions de douaniers continuent d’affluer à l’administration du Département pour obtenir leur dû. Celle-ci commence à s’interroger sur la nécessité de payer autant de douaniers qui, tout en freinant les échanges avec les pays allemands, ne rapportent plus rien aux caisses de la collectivité.

 

L’Administration du Département demande au Ministre des Finances, d’abord si elle est fondée à délivrer des sommes d’argent au directeur des Douanes sur la caisse du District. Celui-ci réclame en effet 30.000 livres pour le paiement des traitements et frais de route des mois de nivôse et pluviôse à 744 préposés des douanes.

 

Ensuite, elle en profite pour réclamer la réduction de l’effectif des douaniers trop nombreux à son goût : « le nombre des employés absorbera toujours le montant des recettes des douanes si vous n’ordonnez une réduction absolument nécessaire ». (38)

 

Le Ministre des Finances DERASMES va d’un côté faire rechercher des fonds à Bruxelles, Ostende et Dunkerque pour subvenir aux besoins. D’un autre côté, il prend la défense de la-politique arrêtée pour la protection des frontières et rappelle que la réduction des effectifs douaniers est de la seule compétence des Régisseurs des Douanes.

 

« Cette réduction ne doit point être déterminée par la disproportion qui existe entre les recettes et les dépenses…
mais il n’est pas moins nécessaire d’entretenir un nombre suffisant de postes et d’employés pour maintenir l’exemption – l’application sans doute – des lois prohibitives et assurer sur toute la ligne une surveillance active ».

 

Une interrogation subsiste à propos du chiffre de 744 préposés, cité comme devant être payés par Luxembourg. On a vu que les listes d’employés retrouvés avant la formation du nouveau département ne totalisaient que 176 noms environ dans le secteur : erreur de transcription ou gonflement volontaire des effectifs à payer ?

 

La nouvelle ligne de douane ainsi constituée, il faut retrouver des locaux bien placés pour qu’elle puisse se loger.

 

Les Représentant du Peuple tiennent à ce qu’il n’y ait pas de retards :
« Voulant prévenir les difficultés que les Directeurs et Inspecteurs généraux des douanes pourraient éprouver pour l’établissement des bureaux et brigages…
Les Municipalités de la Belgique et autres pays réunis seront tenus de désigner dans le jour et de procurer dans la huitaine de la notification du présent arrêté aux divers préposés des douanes… les emplacements et maisons convenables pour y fixer leur demeure et y placer les bureaux ». (33)

 

L’arrêté prescrivait encore aux administrations locales d’aider les responsables douaniers et aux militaires de leur prêter main forte s’ils étaient requis.

 

Ces prescriptions ne s’avèrent pas inutiles car l’installation des bureaux ne va pas toujours sans mal. La Commune de Gransdorf, dans la partie allemande, réclame contre l’installation d’un poste de brigade de 8 hommes. Elle est déjà surchargée de troupes de l’armée de Sambre et Meuse en quartier d’hiver.

 

Le coût supplémentaire des douaniers lui est insupportable.

 

L’Administration du Département des Forêts, après consultation du Directeur des Douanes, répond que les employés paient les loyers et les vivres contrairement aux militaires. Le seul effort demandé est d’attribuer gracieusement un bureau aux douaniers. De plus, la ligne des bureaux, arrêtée définitivement par le Gouvernement, ne peut être modifiée maintenant. Un bureau de douane sera donc maintenu à Gransdorf. (34)

 

Ailleurs, le Receveur Principal à Gravenmacher, CORNEMONT, ex-officier principal des Douanes à Luxembourg, propose une maison placée sur la route de Trèves, à la sortie et habitée par un seul individu. Le Receveur à Echternach envisage d’occuper une partie de l’abbaye locale pour son bureau. Aucune difficulté n’est soulevée dans ces deux cas. (35)

 

Quant au matériel nécessaire pour les contrôles, il est tout trouvé. En effet, celui des bureaux de la frontière française supprimée est rassemblé à Longwy. Le Directeur propose qu’il soit réparti dans les nouveaux bureaux de Luxembourg, Gravenmacher et Bitbourg.

 

« Maintenant que les receveurs se sont rendus à leurs postes respectifs, il ne reste plus qu’à alimenter ces mêmes bureaux de registres, poids, balances et autres effets nécessaires à leur manutention ».

 

Le receveur de Longwy, Didelot, doit faire charger 8 voitures le 20 pluviôse et les expédier à Luxembourg tirées par 4 chevaux. Le prix du transport sera payé par le Directeur des Douanes.

 

Pour parfaire le cordon douanier, le décret du 22 août 1791 avait prescrit en outre de planter des poteaux sur la frontière. L’Administration départementale en avait rappelé l’exécution. Le Directeur LETOURNEUR met les choses au point et rappelle que la pose des poteaux a été suspendue depuis le début de 1795. Les bureaux sont distingués suffisamment par un « tableau »(pancarte) au-dessus de la porte avec la mention « bureau des droits d’entrée ». (36). Cette sage précaution du Directeur évitera d’avoir à faire des frais inutiles sachant que la frontière est loin d’être définitive.

 

Autre signe d’une organisation rigoureuse, la séparation de la Belgique en direction douanières est suivie de l’arrivée effective des directeurs annoncés et de l’affectation de leurs employés.

 

Le citoyen LETOURNEUR apparaît dans les correspondances avec le département dès le début de 1796, comme Directeur Général des Douanes Nationales à Luxembourg. Responsable du service, il devient l’interlocuteur du Département et il traite de toutes les affaires de douane avec les Administrations locales et la Régie Nationale.

 

Une anecdote savoureuse nous confirme même sa présence dès le 19 novembre 1795 avec celle de son collège à RUREMONDE en tournée dans leurs secteurs. En effet, ils ont décidé de reconnaître l’extrémité commune de leurs directions dans la région de Saint-Vith, dépendant de Luxembourg encore.

 

L’officier principal SAGEBIN de Saint-Vith non prévenu, ne reconnaît pas les deux directeurs qui ne s’étaient pas fait annoncer. Dans son bureau, il exige les pouvoirs de ses visiteurs. Le ton monte, SAGEBIN dont le caractère paraît plutôt vif, les jette hors de son bureau à la pointe de son sabre. Il va ensuite déposer plainte à la Municipalité contre ces inconnus qui l’ont injurié et voulaient le maltraiter, apparemment échauffés par un repas fort arrosé.

 

Je n’ai pu retrouver malheureusement les suites données à cette altercation par les directeurs LETOURNEUR et TURC une fois rentrés de leur tournée ; mais le douanier SAGEBIN n’a pas dû avoir une carrière brillante pendant la présence française. Une fois installés, les employés des douanes découvrent leurs nouvelles missions. Le Directeur à Bruxelles, GRUYER, a annoncé aux Départements que « la perception des droits de douane dans les départements de la Dyle, de l’Escaut, de la Lys, de Jemmapes, des Forêtes, de Sambre et Meuse, de l’Ourthe, de la Meuse Inférieure et des Deux Nertes continuera d’y être faite provisoirement conformément aux dispositions de l’arrêté des Représentants du Peuple du le » Brumaire dernier » (40).

 

La Douane peut donc se remettre en action mais avec prudence car les contournements de situation ne sont pas totalement écartés. Les Officiers principaux des douanes ont ainsi donné instruction aux Receveurs des bureaux sur la frontière du pays de Trèves de verser leur caisse à Luxembourg directement « s’il existait apparence de danger » (41). La période de la conquête est encore récente ; le général autrichien Clerfayt vient d’amorcer un mouvement de troupes pour tenter de reprendre la rive gauche du Rhin à l’automne 1795. L’instabilité de la période précédente incite à quelques précautions : les comptables publics sont habitués à voir les militaires s’attaquer à leurs caisses au passage.

 

Le pouvoir central s’inquiète d’ailleurs de voir tant de difficultés dans la région pour que la Régie des Douanes rétablisse son efficacité.

 

Le Ministre des Finances déplore encore que certaines administrations départementales aient pris des arrêtés « dont les uns suspendent la perception des droits de douane sur le prétexte que le tarif et les lois de la République n’ont pas encore été traduits… ni affichés, et d’autres attribuent aux Municipalités et aux Agents municipaux une surveillance sur les préposés de la Régie de la Douane ». (42)

 

Le souci évident des autorités locales est toujours de freiner l’instauration d’une ligne de douane qui compliquera les échanges traditionnels avec les régions voisines de Trèves et du Palatinat. Toutes les raisons sont bonnes pour « être empêché »d’appliquer les droits : sinon, pour contrarier l’action des préposés des douanes soit par des décisions illégales d’exemptions de droits, soit par l’annulation des saisies faites.

 

« Les Administrations du Département qui ont attribué une surveillance aux Municipalités sur les préposés des Douanes ont non seulement excédé leurs pouvoirs mais les arrêtés pris à ce sujet ne peuvent qu’exciter la malveillance contre les préposés et occasionner le découragement ».

 

Le Ministre rappelle encore que les receveurs des douanes n’ont pas à verser leurs recettes aux receveurs généraux du département. Il appartient aux seuls Régisseurs de donner des ordres aux Receveurs des douanes pour verser ou recevoir des fonds. (43).

 

Non seulement le commerce était sérieusement gêné mais les recettes de la Douane n’étaient pas laissés à disposition de l’Administration locale. Il n’est donc pas étonnant de voir le Département récriminer contre la douane qui gêne au lieu de rapporter.

 

Le Directeur Général à Bruxelles poursuit néanmoins sa tâche et annonce l’application des droits nouveaux du tarif douanier. Il va fournir des copies des différentes lois applicables par les douanes dans les départements réunis (44). Le département des Forêts destinataire sera donc en mesure de mettre un terme à la situation provisoire, source de confusion sur les droits et les règles à appliquer.

 

Malgré leur intérêt, les 140 exemplaires du Code des Douanes envoyés au Directeur de Luxembourg n’arriveront que 3 mois après cependant (45).

 

Qui plus est, la réglementation issue des textes doit déjà souffrir des exceptions de taille. L’Armée de Sambre et Meuse qui cantonne à Cologne n’admet pas que ses fournitures soient arrêtées ou même retardées. Les préposés des douanes doivent se plier aux ordres du Général Joubert et accepter des mandats des Commissaires des Guerres en garantie des droits payés ensuite par les fournisseurs ou l’armée. Les contrôles sont bien sûr proscrits pour ne pas retarder le transport (46).

 

Rien n’empêche pourtant les douaniers de commencer à appliquer les prohibitions d’exportations de produits indispensables à la subsistance et à l’industrie locale.

 

Bitbourg doit fournir des farines à l’armée ; or, les moulins les plus proches sont juste de l’autre côté de la frontière voisine et les douaniers demandent des acquits pour l’aller et le retour. Une dérogation est accordée par l’Administration du Département pour éviter cette gêne abusive (47).

 

Par contre, le Directeur des douanes refuse de donner l’autorisation d’exporter des écorces en rappelant que leur sortie est totalement prohibée. Nous sommes en septembre 1796 et l’autorité du directeur LETOURNEUR commence à s’imposer à l’Administration du Département. Celle-ci s’associe même à son refus de déroger à la prohibition d’exportation de sommes d’argent peu après. Nous voilà loin du laisser-aller de l’année précédente.

 

Plus tard, quand la frontière sera sur le Rhin, le Directeur à Mayence a encore accru son autorité en matière d’application des prohibitions de sortie ; il se contente de demander l’avis du Préfet nouvellement installé en 1800 (48).

 

Reste à régler le problème essentiel : la compétence en matière de litiges et de saisies douanières.

 

L’Administration départementale avait reçu provisoirement cette mission par les Représentants du Peuple en Belgique après l’annexion. Le pouvoir central revient sur cette anomalie et un arrêté du Directoire exécutif étend les règles en vigueur sur le reste du territoire. Il confie les contestations de douanes aux juges de paix et en cas d’appel, aux tribunaux civils des départements réunis. Le Directeur LETOURNEUR s’empresse de rappeler la règle à l’Administration du Département et s’inquiète à cette occasion des affaires pendantes devant elle (49).

 

Un bref regard sur les litiges soulevés par la douane montre la difficulté de les régler équitablement pendant la période charnière qui entoure l’annexion.

 

Les faits de contrebande sont constatés pendant la présence autrichienne et sont soumis à des juges chargés d’appliquer la loi française nouvelle.

 

Ainsi, dès l’été 1795, est annulée une saisie de 8 boeufs et un cheval, réalisée juste avant l’occupation française à Marche, frontière entre les arrondissements de Luxembourg et de Namur. Motif: le procès- verbal n’est pas présenté ; cette lacune n’est pas surprenante si l’on sait que les bureaux intérieurs ne peuvent plus fonctionner déjà; deu5dème raison qui à défaut d’être orthodoxe en droit est du meilleur opportunisme : « il serait absurde d’approuver les lois fiscales du Duc de Luxembourg contre l’intérêt du gouvernement français ». (50)

 

Dans une autre saisie en 1794 à Echternach, les gardes arrêtent des porteurs de sacs de grains sortant en fraude. Ces derniers avaient accepté des accords (ou transactions) avec la douane mais ils avaient oublié de payer l’amende convenue, « attendu qu’ils se prévalaient de l’arrivée des français pour en refuser le paiement ». (51)

 

L’Administration d’Arrondissement, chargée de suivre les affaires jusqu’à l’annexion, choisit bien évidemment de se concilier le nouveau pouvoir. A cela s’ajoute le plaisir de contrer la douane en même temps.

 

Après l’annexion de l’automne 1795, les décisions du tribunal sont encore souvent favorables aux plaignants. Évidemment, il est difficile de justifier la saisie de marchandises frauduleusement importées alors que la frontière en cause n’existe plus. (52)

 

Autre cas : un acquit de 1794 n’as pas été présenté au bureau de douane à l’arrivée. Infraction grave, s’agissant de transport de tabac. La restitution des marchandises est pourtant décidée ; la frontière ayant disparu, il n’y a plus utilité d’un acquit pour aller de Namur à Luxembourg. (53)

 

Des marchandises ont été confisquées par les Autrichiens « par droit de représailles contre leur propriétaire français, lors du déclenchement des hostilités.

 

Les pièces d’étoffe, objets du litige, sont prêtes à être vendues aux enchères par la douane. Là encore, les responsables français se refusent à entériner une décision autrichienne et décident d’arrêter la vente et de restituer les étoffes. (54)

 

En contrepartie, une saisie d’argent faite à la sortie du pays à Echternach est maintenue par le juge de paix compétent depuis l’annexion. Il n’est pas question d’ignorer la prohibition de sortie des devises qui existe d’ailleurs avant et après l’annexion. (55) Une contestation sur une saisie du 7 juillet 1794 fait l’objet d’un jugement défmitif en avril 1796 qui confirme la validité de la saisie en partie. Le fraudeur est cette fois, condamné par le juge français pour une transaction faite au temps de la souveraineté autrichienne.

 

On voit donc que peu à peu la restauration des prérogatives de la douane s’accompagne de la rigueur des juges pour aboutir au respect des lois.

 

Le pouvoir central veille au rétablissement effectif des barrières. La Régie des Douanes demande une enquête au Directeur LETOURNEUR pour une exportation en contrebande de 32 voitures chargées de cuir par son secteur. Celui-ci envoie son compte rendu :

« Les fraudeurs étant accompagnés d’un attroupement de prés de 200 personnes, tant à pied qu’à cheval, armés de fusils, fourches et de gros bâtons, ces préposés ont été obligés de céder au nombre et à la force des rebellionnaires n’étant point personnellement armés ».

 

Mais conclut que le problème ne le concerne pas puisqu’il s’agit de département voisin de l’Ourthe. (56)

 

Néanmoins, la lutte contre la grande fraude est toujours source de préoccupation : une exportation en contrebande de 14 voitures de grains n’a pu être arrêtée par les préposés, bien inférieurs en nombre aux contrebandiers. (57)

 

La situation va en s’aggravant puisque c’est le Général NORAND, Commandant la place de Luxembourg qui doit prendre « les dispositions propres à réprimer la contrebande et à détruire les rassemblements armés ».

 

Les fraudeurs seront traduits devant le conseil de guerre directement. (58) Ces mesures d’exception reflètent les difficultés de protéger les frontières des provinces réunies, en attendant que le Rhin devienne l’unique frontière naturelle.

 

Un nouveau reculement des barrières s’impose en effet depuis que la Prusse et l’Autriche ont admis la présence française sur le Rhin.

 

Les préparatif du départ sont marqués par les demandes de certificat de civisme que font les responsables de la Douane.

 

L’Inspecteur à Gravenmacher CORNEMONT, ex officier principal des Autrichiens, est nommé à Coblence. Le Directeur LETOURNEUR est envoyé à BONN, avec un certificat en bonne et due forme du département des Forêts du 6 Messidor an VI. Le mouvement a lieu en juin 1798.

 

Le Directeur LETOURNEUR ne profitera pas longtemps de sa nouvelle résidence puisque l’on apprend, à l’occasion d’une enquête, qu’il est décédé de maladie le 1er novembre 1801.

 

On découvre en même temps qu’il se trouve mis en demeure de rembourser une somme d’argent importante à l’Etat. Un contrôle de sa gestion à Luxembourg puis à Bonn en 1801 aboutit à constater un détournement de fonds d’environ 34.800 livres.

 

Sa mort vient surprendre les poursuites ; ses héritiers sont difficiles à désigner car il était divorcé et vivait ces dernières années en concubinage avec une autre femme et leurs trois enfants naturels.

 

Le dossier est si complexe que 12 ans après, le Préfet LACOSTE à Luxembourg est encore amené à se prononcer sur les expropriations nécessaires à la vente d’un immeuble appartenant à l’ex-directeur des Douanes LETOURNEUR.

 

Le département des Forêts n’est donc plus frontière depuis 1798 ; Directeur et préposés sont partis sur le Rhin, au tarif d’un franc par lieue de route comme pour le premier reculement de 1795.

 

Les Régisseurs, écrivant au Préfet en 1801 pour l’Affaire LETOURNEUR confirment qu’ils n’ont plus de préposés dans le département des Forêts.

 

Les années suivantes du Consulat et de l’Empire ne seront plus marquées par aucun évènement douanier puisque les directions de Cologne et de Mayence et la ligne des bureaux sont installés sur le Rhin pour un temps.

 

La douane française retraversera cependant la région en 1814 pour revenir sur ses anciennes lignes de 1793. On apprend en effet par une enquête du Commissaire général de Gouvernement du département des Forêts, responsable prussien, que les douaniers français sont à leur poste au début juin 1814 et qu’ils vont reprendre leurs fonctions le 10 de ce mois.

 

Ils occupent Longwy et tous les postes de la frontière rétablie. Un maire de Commune belge a pu contacter un Capitaine des douanes français pour faire le point du rétablissement des douanes :
« Il m’a dit que le tarif est à peu près le même que celui qui était établi en 1812 sur le Rhin ». (59) Il ajoute que ce tarif est d’ailleurs rare et que les douaniers ne l’ont pas tous.

 

Mais il est vrai qu’en ces temps troublés les questions tarifaires n’avaient peut-être pas une importance primordiale.

 

 


 

Renvois
ANL = Archives Nationales de Luxembourg
1. Arrêté des Représentants du Peuple du 28 prairial an III (16 juin 1795)
2. Arrêté du Comité de Salut Public du 30 thermidor an II -17 août 1794 (ANL – B 165.1944)
3. Arrêté de l’Administration Centrale du 15 pluviose an III (3 février 1795) (ANL B 165.1944)
4. Lettre du citoyen Labeville du 6 germinal an III (26 mars 1795) (ANL B 164.1936)
5. Lettre du 10 mars 1795 du Receveur à Tourne (mis de Neufchateau) qui utilise toujours l’ancien calendrier (ANL B 165.1946)
6. Lettre du 24 geminal an III – 13 avril 1795 (ANL B 165.1946)
7. Lettres de l’Administration de Luxembourg des 6 et 8 thermidor an III – 24-26 juillet 1795 (ANL B 165.1944)
8. Lettre du receveur à LASHMHT (partie allemande) du 29 juin 1795 (ancien calendrier encore) (ANL B 165.1944)
9. Lettre du 26 thermidor an III – 13 août 1795 (ANL B 164.1936)
10. Lettre à l’Administration d’Arrondissement à Saint Hubert le 5 germinal an III – 25 mars 1795 (ANL B 164.1933)
11. Lettre du 30 messidor an III – 18 juillet 1795 (ANL B 164.1934)
12. ef. renvoi 3
13. Circulaire de l’Administration Centrale de la Belgique à l’Arrodissement de Saint Hubert du 24 ventôse an IH – 14 mars 1795 (ANL B 164.1933)
14. Arrêté de l’Administration d’Arrondissement à Saint Hubert du 7 germinal an III – 27 mars 1795 (ANL B 164.1936)
15. Arrêté de l’Administration d’Arrondissement de Luxembourg du 2 messidor an III – 20 juin 1795 (ANL B 164.1935)
16. Lettre à l’Arrondissement de Luxembourg du 19 messidor an III – 7 juillet 1795 (ANL B 164.1934)
17. Cf. renvoi 13
18. Arrêté de l’Administration d’Arrondissement de Spa du 5 germinal an III – 25 mars 1795 (ANL B 164.1933)
19. Lettre des officiers principaux de Luxembourg du 10 messidor an III – 28 juin 1795 (ANL B 164.1933)
20. Arrêté des Représentants du Peuple près les armées du Nord et de Sambre et Meuse du 1″ fructidor an III – 18 août 1795 (ANL B 164.1936)
21. Arrêté de l’Arrondissement de Luxembourg du 8 fructidor an III – 25 août 1795 (ANL B 165.1944)
22. Lettre des Officiers Principaux des douanes de Luxembourg à d’Arrondissement du 26 Thermidor an III -13 août 1795 (ANL B 164.1933)
23. Lettre des Officiers Principaux des douanes de Luxembourg à l’Administration d’Arrondissement du 22 Messidor an III – IO juillet 1795 (ANL B 165.1944)
24. Lettre des Officiers Principaux des douanes de Luxembourg à l’Administration d’Arrondissement du 6 Thermidor an III – 24 juillet 1795 (ANL B 165.1944)
25. Arrêté des Représentants du Peuple près les Armées du Nord et de Sambre et Meuse du 25 Fructidor an III – 11 septembre 1795 (ANL B 164.1933)
26. Arrêté de l’Administration Centrale de Belgique du 28 Prairial an III -16 juin 1795 (ANL B 165.1946)
27. Arrêté de l’Administration Centrale de Belgique du 24 Pluviose an III – 12 février 1795 (ANL B 164.1937)
28. Pétition des officiers principaux de Marche du 10 Fructidor an III 27 août 1795 (ANL B 164.1937)
29. Loi du 9 Vendemaire an IV – 30 septembre 1795 en copie (ANL B 164.1933)
30. Arrêté des Représentants du Peuple près les armées du 27 Fructidor an III – 13 septembre 1795 (ANL B 164.1933)
31. Circulaire du Directeur Général des Douanes à Bruxelles du 30 Brumaire an IV – 30 novembre 1795 (B 164.1935)
32. Circulaires du Directeur Général des Douanes à Bruxelles des 16 et 17 Vendemaire an IV – 8 et 9 octobre 1795 (ANL B 164.1935)
33. Arrêté des Représentants du Peuple près des armées du r Brumaire an IV – 23 octobre 1795 (ANL B 164.1934)
34. Arrêté de l’Administration du département des Forêts du 26 Pluviose an IV – 15 février 1796 (ANL B 165.1945)
35. Lettres pétition de Receveurs des 6 et 28 Phrviose an IV – 26janvier et 17 février 1796 (ANL B 164.1934 et 1935)
36. Arrêté de l’Administration du département des Forêts du 4 Germinal an IV – 24 mars 1796 (ANL B 164.1934)
37. Arrêté des Représentants du Peuple en mission à Bruxelles du 2 Brumaire an IV – 24 octobre 1795 (ANL B 164.1934)
38. Lettre de l’Administration du département des Forêts au Ministre des Finances du 3 Ventose an IV – 22 février 1796 (ANL B 164.1936)
39. Réponse du Ministre des Finances à la précédente lettre, le 2 Germinal an IV – 22 mars 1796 (ANL B 164.1937)
40. Lettre du Direj
41. Lettre des Officiers Principaux à l’Administration de Luxembourg du 12 Vendemaire an IV – 4 octobre 1795 (ANL B 165.1944)
42. Lettre du Ministre des Finances à l’Administration du département des Forêts du 25 Pluviose an IV – 14 février 1796 (ANL B 165.1944)
43. Cf. renvoi 39
44. Lettre du Directeur Général à l’Administration du Département du 9 Pluviose an 1V – 29 janvier 1796 (ANL B 165.1944)
45. Lettre de l’Administration du Département au Directeur des Douanes du 27 Germinal an IV – 16 avril 1796 (ANL B 164.1934)
46. Arrêté du Général Commandant l’Armée de Sambre et Meuse du 7 Prairial an IV – 26 mai 1796 ( ANL B 164.1934)
47. Arrêté de l’Administration du département des Forêts du 25 Floréal an W – 14 mai 1796 (ANL B 165.1942)
48. Lettre de DUVERGER, Directeur des Douanes à Mayence, au Préfet du Département des Forêts du 6 Frimaire an LY – 26 novembre 1800 (ANL B 165.1942)
49. Lettre du Directeur des Douanes à l’Administration du département du 17 Floréal an IV – 6 mai 1796, accompagnée de l’Arrêté du Directoir Exécutif du 23 Germinal an IV – 12 avril 1796 (ANL B 165.1944)
50. Délibération de l’Administration d’Arrondissement de Luxembourg du 25 Thermidor an III – 12 août 1795 (ANL B 165.1941)
51. Procès-verbal du 27 juillet 1794 des -brlgailiers et gardes à la conservation des droits d’entrée, sortie et autre de sa Majesté l’Empereur et Roi » à Echternach. Il relate une a ffaire de saisie de grains exportés vers Trèves en fraude avec des circonstances spectaculaires car un des trois contrebandiers « se révolte en prenant le garde Schmidt par sa gorge ».
52. Lettre de MARECHAL, receveur à Tournay (près de Neufchâteau) du 15 Frimaire an IV – 6 décembre 1795, où il s’oppose à lever une saisie contre un citoyen DUPONT qui l’a « injurié », traité de « voleur de grand chemin et que je faisais plus qu’il m’était ordonné », En réponse l’Administration lui rappelle les arrêtés supprimant sa frontière et son bureau depuis l’annexion, deux mois avant (ANL B 165.1944)
53. Délibération de l’Administration du département du 22 Pluviose an IVII février1796 – Acquit de Namur du 21 Vendemaire an HI -12 octobre 1794 (ANL B 165.1941)
54. Délibération de l’Administration du département du 3 Prairial an I – 22 mai 1796 (ANL B 164,1932)
55. Décision du juge de paix d’Echternach du 12 Pluviose an W -1″ février 1796 (ANL B 165.1941)
56. Lettre du Directeur LETOURNEUR au département des Forêts du 23 Messidor an IV – 11 juillet 1796 (ANL B 165.1946)
57. Lettre du Ministre de l’Intérieur du 4 Nivose an VI transmise par les Régisseurs des douanes – 24 décembre 1797 (ANL B 165.1944)
58. Lettre du Général MORAND au département du 10 Pluviose an VI – 29 janvier 1798 (ANL B 165.1946)
59. Lettre du Maire de Musson au Sous Préfet de Neufchâteau du 15 juin 1814 (ANL B 166.1947)

 

Cahiers d’histoire des douanes françaises

 

N°13

 

1992

 


 

 

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