Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

Léon Amé : un douanier libre-échangiste ?

Mis en ligne le 1 septembre 2023
Les 13 et 14 octobre 1995, la Société des Sciences, Lettres et Arts de Bayonne a organisé un colloque sur le thème : Frédéric Bastiat et le libéralisme.
Parmi les axes de recherches proposés, la politique économique et les théories économiques de la veille de la Révolution au Second Empire ont donné lieu à trois communications : Le rôle de l’Administration des Douanes dans la conception et la mise en œuvre de la politique protectionniste de 1814 à 1860 par M. Jean Clinquart ; Le Comte de Saint-Cricq par le professeur Michel Papy ; et Léon Amé : un auteur douanier favorable aux thèses de Frédéric Bastiat ? par Michel Bayé, dont les Cahiers donnent ici un large aperçu.
NDLR « Les Cahiers » (1996)

 


I. Qui était Léon Amé ?

 

Comme le remarque M. Jean Clinquart, dans son ouvrage L’administration des Douanes en France de la Révolution de 1848 à la Commune, «on sait peu de choses de la vie de ce personnage, hormis ce qui a trait à sa carrière» (1).

A – Ses origines –

 

Né à Bayonne le 8 février 1808, Bernard-Athanase-Léon Amé appartenait, du moins côté paternel, à une famille où les vocations douanières ne manquèrent pas et qui allait donner, outre Léon Amé, un second grand commis en la personne de Louis Amé (1839- 1901), directeur des Douanes à Nice (2). Il faut aussi remarquer que les Amé étaient de petite noblesse provençale – «noble» Louis Athanase Amé, grand-père de notre personnage est dit «écuyer» (3).

 

Son père, Jean- Léon-Augustin Amé, était originaire de Saint-Chamas, dans des Bouches-du-Rhône, où il avait vu le jour le 11 avril 1764. Recruté par la Ferme Générale le 15 juillet 1788, il avait connu, pour des raisons non élucidées mais tenant vraisemblablement à la réorganisation des structures douanières du royaume, une interruption de service du 1er décembre 1790 au 17 thermidor an V.

 

Il avait alors été réintégré dans les Douanes, dans sa région d’origine semble-t-il, peut-être à Marseille. Le jeune Boucher-de-Perthes mentionne en effet dans une lettre à son père un groupe de douaniers, «tous plus âgés que lui, mais bien aimables», avec lesquels il dîne régulièrement «chez un restaurateur nommé Champsor», et dont l’un n’est autre que M. Amé (4). Avait-il été ensuite muté d’office ou avait-il obtenu son changement pour une résidence plus conforme à ses souhaits, en l’occurrence Bayonne ?

 

Le 27 thermidor an XII, il y épousait une jeune Bayonnaise, fille d’un négociant, Elizabeth- Eulalie Pigeons. Malgré son rang relativement modeste dans la hiérarchie douanière, il était assisté par Caprais Galien, directeur des Douanes, Dominique-Charles Docteur, receveur principal des Douanes et Etienne-Philippe-Joseph Brac-Laperière, visiteur des Douanes et futur directeur des Douanes à Bayonne (6) ; devait-il ses égards à la noblesse de ses origines ou à la notabilité de sa belle-famille ? La question reste posée.

 

Leon Amé – Directeur Général de 1869 à 1879

 

Le 11 prairial an XIII, Jean-Léon-Augustin Amé avait été muté à Nantes en qualité de commis aux expéditions mais n’avait pas rejoint son poste. On ignore les raisons pour lesquelles il a été main- tenu sur place.

 

Comme lors de son mariage, à la naissance de son fils, Jean-Léon-Augustin Amé était visiteur des Douanes Impériales et habitait au n° 57 de la rue Mayour. Il devint quelques années plus tard vérificateur des Douanes et, si l’on en croit le mémorialiste douanier Jean Paloc, il laissa son fils «de bonne heure orphelin» (7).

 

B – Sa carrière –

 

Cette circonstance tragique explique – en partie – le recrutement de Léon Amé à l’âge de 15 ans, le 1er juin 1823, comme matelot à demi-solde sur la patache attachée à Socoa. Si l’on se réfère à des cas similaires, mais cependant exceptionnels, la décision de l’Administration se trouvait aussi justifiée par les qualités physiques du postulant. Jean Paloc, toujours lui, insiste sur «sa taille au-dessus de la moyenne».

 

Moins d’un an plus tard, le 1er avril 1824, Léon Amé était admis comme préposé à demi-solde à Urrugne pour être ensuite muté le 1er novembre 1825 à Bayonne où son traitement passa à deux- tiers de solde le 1er juillet 1827.

 

Le mois suivant, il était intégré au service des bureaux comme commis aux expéditions et nommé à Saint-Jean-Pied-de-Port. Le 1er janvier 1829, il était nommé receveur à Bidarray avant de retrouver, le 1er décembre 1829, ses fonctions de commis aux expéditions dans les bureaux du directeur de Bayonne.

 

Il gagna successivement dans cette résidence ses galons de 4ème commis (1er janvier 1832), de 3ème commis (1er mai 1833), de 2ème commis (1er septembre 1833) et obtint le grade de 1er commis de direction à Toulon le 1er mars 1836. L’année suivante, le ter août 1837, il était appelé à la 3ème division de la direction générale des Douanes en qualité de commis principal.

 

Il accéda au poste de sous-chef de bureau le 1 er octobre 1838, avant d’être nommé chef de bureau le 1er janvier 1841. D’avril 1842 à octobre 1852, il exerça les fonctions d’inspecteur successivement à Aigues-Mortes, Saint-Jean-Pied-de-Port, Céret et Caen.

 

Il fut en effet promu directeur des Douanes et des Contributions Indirectes (8) le 1er novembre 1852 à Colmar avant d’être appelé à Bordeaux, par décret impérial du 15 décembre 1854, pour y assumer les mêmes fonctions, suite à la promotion de M. Deimas au grade d’administrateur (9).

 

Pressenti pour être directeur général des Douanes en 1860, «lorsque M. Forcade de la Roquette (…) prit le portefeuille du Commerce» (10), Amé se vit préférer Pierre Barbier et, en compensation, recueillit la direction de Paris le 1er mai 1860 (11).

 

Le 1er octobre 1861, Léon Amé reprenait son ascension : appelé au poste d’administrateur, il prenait en charge la division de la Législation à la Direction Générale des Douanes. A la tête de cette division, il allait apporter sa contribution aux discussions consécutives à la signature du traité de commerce franco-anglais du 23 janvier 1860 pour la mise au point des conventions additionnelles et des règlements d’application ; il participa aussi à la préparation des actes similaires que la France allait signer avec d’autres pays, ainsi qu’à la réforme de la législation sur les sucres (12).

 

Le 19 mars 1869, il succédait enfin à Pierre Barbier comme directeur général des seules Douanes – les Contributions Indirectes retrouvaient alors leur indépendance. A ce titre, il siégea sur les bancs des commissaires du Gouvernement, au Corps Législatif, intervenant notamment lors des débats de janvier 1870 où s’affrontèrent partisans et adversaires de la liberté commerciale, les uns rejetant, les autres réclamant la dénonciation du traité de commerce de 1860. Cette vigoureuse confrontation avait été activement préparée à Bordeaux par les réunions publiques du Comité de l’Association girondine du Libre-Echange fermement opposé à la dénonciation (13).

 

Léon Amé connut la dure épreuve de la guerre de 1870 et les difficiles années de l’après-guerre. Nommé conseiller d’Etat en service extraordinaire par décret du 17 août 1872, il fut retraité, sur sa demande, le 29 décembre 1879. Mais il continua à appartenir au Conseil Supérieur du Commerce et au Comité Consultatif des Arts et Manufactures. Il présida par ailleurs le conseil d’administration de la compagnie d’assurances Le Monde et appartint à celui de la Compagnie des Chemins de Fer de l’Ouest.

 

M. Amé avait reçu, au cours de sa carrière, de nombreuses distinctions honorifiques et plusieurs décorations étrangères. Alors qu’il avait été nommé chevalier en 1854, promu officier le 20 juin 1861, un décret du 12 août 1874 l’avait élevé à la dignité de commandeur de la Légion d’Honneur (14). Il mourut à Paris le 24 janvier 1892.

 

Lors de ses obsèques, célébrées le 28 janvier, le directeur général des Douanes Georges Pallain, qui avait tenu les cordons du poêle avec le Président des Chemins de Fer de l’Ouest, un représentant de la compagnie Le Monde et un délégué de la Société de Sauvetage, rappela dans son discours les qualités de Léon Amé :

 

«… Son érudition technique, servie par une mémoire extraordinaire, était sans limites. Sur quelque point des législations intérieures ou extérieures des négociations commerciales auxquelles il avait prit une part si brillante, sur quelque point de service, en un mot, qu’il fût consulté, ce spécialiste merveilleux était toujours prêt à répondre, et répondait toujours avec compétence, avec courtoisie, et chose plus rare, avec bonne grâce. Il donnait, sur l’heure, tous les renseignements sans avoir de recherches à faire. On eût dit, à l’entendre, qu’il avait catalogué dans sa tête, comme dans un répertoire admirablement ordonné, tous les documents, toutes les archives où l’Administration des Douanes, depuis la célèbre loi de 1791, a consigné ses décisions, ses nomenclatures, ses précédents…» (15).

 

II. L’œuvre de Léon Amé

 

C’est au cours de son séjour bordelais que Léon Amé rédigea son Etude économique sur les tarifs de douanes, publiée à Paris à la fin de l’année 1858 ou dans les premières semaines de 1859. (16)

 

Avant d’examiner comment ses contemporains reçurent son ouvrage et d’analyser les idées qu’il y défendait, il convient de s’interroger sur les motivations, sinon les raisons, qui ont pu amener Léon Amé à rédiger une synthèse à forte connotation historique débouchant sur une remise en cause des thèses officielles en matière d’échanges.

 

En l’absence de confidences écrites ou verbales – qu’auraient pu rapporter collègues ou collaborateurs, devant la concision de l’avertissement de la première édition, nous en sommes réduit aux conjectures. Avait-il été un des lecteurs de son prolixe ancien, Jacques Boucher de Perthes ? Avait-il été séduit ou tout au moins marqué par les idées libérales, quelque peu incongrues dans les milieux douaniers de l’époque que celui-ci avait développées, en moment opportun, c’est-à-dire après les événements de juillet 1830, dans l’Opinion de M Cristophe sur les prohibitions et la liberté du commerce ? C’est peu vraisemblable.

 

Plus probable est l’influence de l’environnement bordelais qui, à l’image de Boucher de Perthes, criait «haro sur les prohibitions» (17) depuis la création le 23 février 1846 de l’Association pour la Liberté des Echanges.

 

Il faut en effet remarquer qu’à côté de l’exploitation des sources officielles – les lois et règlements des Douanes, le Moniteur, les comptes rendus des débats parlementaires, les rapports des commissions d’enquête, les mémoires des chambres de commerce, les Annales du Commerce Extérieur Amé, lorsqu’il ne se réfère pas à Adam Smith, Frédéric Bastiat et List, ou à l’opposé à François Ferrier, utilise des travaux plus récents que l’Opinion de M Cristophe (l8) : De l’avenir industriel de la France; un rayon de bon sens sur quelques grandes questions d’économie politique paru en 1837 sous la signature du prohibitionniste M. de Dombasle, Economie pratique des nations (1847) de M. Lestidoubois, Du libre-échange et des prohibitions douanières (1856) du député Lequien, Lettres sur l’Amérique du Nord de Michel Chevalier et Histoire du système protecteur de Pierre Clément (1854).

A. Protectionnisme ou libre-échange

 

Comment l’ouvrage fut-il accueilli ? Pour nombre de commentateurs, il constituait «une condamnation de la théorie de la protection excessive», la démonstration «de l’absurdité du régime économique sous lequel nous avions vécu jusqu’alors». Sans aller jusqu’à dire, comme Jean Paloc, qu’il devint «un classique», il ne fait aucun doute d’abord qu’il «ne fut pas très goûté par l’administration» mais qu’il le fut «de Rouher, alors tout puissant», et qu’il valut ensuite au directeur des douanes de Bordeaux la considération des milieux spécialisés.

 

Il dut être réédité avant même la fin de l’année 1859, «à la veille d’un grave événement qu’il était loin de pressentir», avoua plus tard son auteur, l’événement en question n’étant rien d’autre que le traité franco-anglais du 23 janvier 1860.

 

Cette Etude économique sur les tarifs des douanes servit d’argument, avec des fortunes diverses. Ainsi, en 1859, «dans la controverse sur le rétablissement de l’échelle mobile pour les céréales proposé par le minotier Darblay, la Chambre de Commerce (de Bordeaux) à l’unanimité se prononça contre et soutint son directeur des douanes, Amé, qui estimait dans son Etude (…) que les vins et les céréales pourraient être pour la France les avantages de fret que les houilles donnent aux Anglais, le coton aux Etats- Unis, et le bois aux pays du Nord» (19),…ce qui n’empêcha pas le rétablissement de l’échelle mobile le 12 mai 1859.

 

Au cours de la séance du Corps Législatif du 20 janvier 1870, Jules Simon, se posant en défenseur de la liberté commerciale, fit de même : « Je vois aux bancs des commissaires du gouvernement M. Amé – déclara-t-il -, et je me rappelle que, dans ses études sur l’administration des douanes, qu’il a publiées en 1859, et qui sont un livre excellent et très instructif pour tout le monde, il signale des usines métallurgiques situées dans les Pyrénées, où l’on portait le minéral et le combustible à dos de mulets. Ces usines vivaient sous le régime de la protection, de la vie factice que la protection leur faisait, en dépit de la nature et du bon sens…». (20)

 

Est-ce à dire que Léon Amé avait fait sienne la réflexion de Frédéric Bastiat : «On demande que toute protection soit retirée aux matières premières, c’est-à-dire à l’industrie agricole, mais qu’une protection soit continuée à l’industrie manufacturière. Je ne viens point défendre la protection qu’on attaque, mais attaquer la protection qu’on défend. On réclame le privilège pour quelques-uns ; je viens réclamer la liberté pour tous» ? (21)

 

Il faut bien évidemment répondre par la négative. Si son Etude économique sur les tarifs de douanes donna l’occasion à Léon Amé de rendre un hommage appuyé à Frédéric Bastiat, il n’y exposa pas, en matière de politique douanière, des thèses identiques mais plutôt inspirées de celles de son compatriote. Léon Amé rappelait d’abord l’action déterminante de Frédéric Bastiat «dont la mort prématurée a fait un vide si regrettable dans les rangs des économistes modernes». Il soulignait bien évidemment «la véritable révélation» qu’avait constituée en 1845 l’ouvrage Cobden et la Ligue (22).

 

En effet, en brisant le silence que gardait la presse française, Bastiat n’avait-il pas initié les Français «tout à coup au prodigieux succès de Cobden et de ses amis» dans leur lutte contre «le monument séculaire de la protection» (23)? Pour Amé, il ne faisait aucun doute que la campagne de Bastiat avait suscité «une vive espérance».

 

Il ajoutait : «Le progrès de la civilisation tend de plus en plus à rendre les peuples solidaires. Il était permis de croire que l’Europe, après avoir suivi l’Angleterre et la France dans les voies du régime prohibitif, arriverait enfin à se demander, à l’exemple de la Grande-Bretagne, si le moment de choisir une route différente n’était pas venu. L’agitation libre-échangiste ne tarda pas à se propager parmi nous. Bordeaux donna le signal. Une association pour la liberté commerciale s’y constitua et tint sa première séance, le 23 février 1846, sous la présidence de l’honorable M. Duffour-Dubergier» (24).

 

En conclusion de son évocation de Frédéric Bastiat, Léon Amé insistait sur les «courtes brochures, d’une forme incisive et piquante» que l’instigateur de l’Association, avait consacrées à «la défense des doctrines de la liberté commerciale». Au plan des idées, Léon Amé regrettait tout d’abord qu’au niveau parlementaire, «la lutte qui s’était engagée entre le libre-échange et le système protecteur», de par «les prétentions extrêmes des deux partis», se fût traduite par le triomphe des protectionnistes.

 

A titre d’exemples, il évoquait deux débats : ceux de 1846-1847 au terme desquels «le tarif (des douanes) était resté entaché de prohibitions ou de taxes exagérées» (25) ; et surtout ceux de 1850-1851 qui virent s’affronter Sainte-Beuve, soutenu par le représentant de la Gironde Hovyn de la Tranchère – «invoquant l’un et l’autre les doctrines les plus avancées de la liberté commerciale» – et Thiers accroché «à la nécessité d’un système des douanes fortement protecteur». Ce qui n’empêchait pas Amé de juger «les propositions de M. de Sainte-Beuve pour le moins inopportunes» (26).

 

Par contre, il se félicitait des lois du 26 juillet 1856 et du 18 avril 1857 qui avaient consacré de nombreuses suppressions et réductions de droits de douanes. Pour Amé, ces changements secondaires étaient «une utile préparation. Combinés avec les décrets sur les grains, les bestiaux, les viandes salées, les laines, les fers, etc., ils secondaient le développement de la consommation, l’approvisionnement de nos manufactures et, en isolant les prohibitions des intérêts accessoires sur lesquels elles s’appuyaient, ils tendaient à rompre le faisceau des résistances qui, depuis plus de quarante ans, étaient parvenues à dominer la volonté de tous les gouvernements» (27).

 

B L’option de Léon Amé

 

Quel «credo» Léon Amé développait-il donc dans son «livre», conçu pour «faciliter l’étude des combinaisons commerciales les mieux appropriées aux besoins des temps modernes» (28) ? Dans les conclusions qui constituent la seconde partie de son Etude, Amé formulait tout d’abord les plus expresses réserves sur un libre-échange trop absolu, au nom «des réalités sociales (qui) ne se prêtent guère aux déductions rigoureuses de l’algèbre» et qui sont «variables selon les circonstances, selon les temps, selon les lieux».

 

Après avoir repris les restrictions formulées par M. Rossi, «adversaire des restrictions douanières» qui reconnaissait l’utilité de seconder par l’action des tarifs les essais d’industries nouvelles», et par Michel Chevalier (29), il rappelait que «d’après Adam Smith lui-même, l’acte de navigation de Cromwell, condamné par la science économique, a énergiquement contribué au développement de la puissance anglaise» (30). Et de souligner que nul n’a «attaqué les douanes comme taxe publique».

 

En effet, poursuivait Amé, «l’impôt des boissons est bien gênant. L’impôt direct, frappant la terre ravagée par la grêle, par la gelée, par l’oïdium, est parfois bien onéreux. Mais il faut bien pourvoir aux besoins de L’Etat. Or nous n’apercevons pas, après l’impôt du tabac, de contribution mieux établie, moins difficile à percevoir, aussi universellement admise que la taxe des douanes» (31). Frédéric Bastiat lui-même, accusé de demander la suppression des douanes, avait répondu dans ses Sophismes économiques : «Je suis si loin de demander la suppression des douanes que j’y vois pour l’avenir l’ancre de salut de nos finances» (32).

 

Léon Amé dénonçait aussi l’école des protectionnistes – qu’il appelait par ailleurs «les défenseurs du régime restrictif» – et son chef de file M. de Saint-Cricq qui considérait «qu’il ne faut acheter aux autres que le moins possible de ce que nous pouvons produire nous-mêmes». Il condamnait les arguments jusque-là employés «pour justifier le développement du système protecteur, depuis le fantôme du machiavélisme anglais, s’efforçant de fonder sa puissance industrielle sur la ruine de tous les autres pays, jusqu’à la moralité des classes ouvrières».

 

Il avouait surtout ne pas «partager les préoccupations excessives des adversaires du libre échange» et dénonçait «le système économique qu’on a désigné sous le nom de balance du commerce» développé par «M. Ferrier dans un livre dont plusieurs éditions successives ont constaté le succès». Et d’ajouter : «Homme d’esprit et de verve, il a su présenter habilement des idées qu’il ne défendrait plus s’il écrivait aujourd’hui. Encore jeune au moment où il publia son ouvrage, il ne s’était pas bien rendu compte de phénomènes qu’on a mieux étudiés depuis» (33).

 

En définitive, le directeur des douanes de Bordeaux se montrait partisan des réformes progressives. Tout en insistant sur l’urgente nécessité «d’adoucir la sévérité de nos tarifs des douanes», Léon Amé se montrait convaincu qu’ «on peut continuer à accorder un appui utile aux industries qui ne sont pas en état de lutter avec l’étranger, sans généraliser la protection, sans la traduire en prohibition, sans l’organiser de manière à attirer les capitaux dans des établissements mal situés ou mal conçus, et surtout sans l’étendre aux objets de consommation alimentaire». (34)

 

Quelques semaines après la réédition de l’Etude de Léon Amé, intervint la conclusion (35), en dehors des Chambres averties par une lettre de Napoléon III au ministre Fould, un traité avec la Grande-Bretagne (36). Ce traité avait été négocié dans le secret le plus absolu, du côté anglais par Richard Cobden et du côté français par Michel Chevalier, un saint-simonien qui avait eu, dès octobre 1859, des entrevues décisives en Angleterre.

 

Par cet engagement conclu pour dix ans, les deux pays se faisaient des concessions mutuelles. Il s’ensuivit un fort mécontentement des agriculteurs et des industriels français. Au Corps Législatif, par la voix du manufacturier Pouyer-Quertier, au Sénat par celle du rapporteur Dumas, l’opposition au traité se fit entendre. En vain. Progressivement, furent tirées les conséquences de l’accord : dès le 27 août 1860, s’ouvrirent les discussions destinées à régler les conventions complémentaires ; le 16 juin 1861, une loi mettait fin à l’échelle mobile et, le 3 juillet 1861, malgré la demande d’ajournement des députés de Nantes, Le Havre et… Bordeaux, le «pacte colonial» (37) était aboli.

 

Cette conversion de la France au libre-échange mit non seulement fin à la longue rivalité qui avait opposé la France et l’Angleterre, mais elle contribua, après une courte crise économique vite dissipée, à un essor sans précédent des échanges.

 

En dix ans, de 1859 (année précédant le traité franco-anglais) à 1869 (dernière année de paix du Second Empire), le commerce général de la France, exprimé en tonnes, passa à l’importation de 8.457.585 tonnes à 11.487.232 tonnes et à l’exportation de 2.961.452 tonnes à 4.033.611 tonnes.

 

Léon Amé reprit sur les instances du ministre des finances Léon Say, son étude sur les tarifs douaniers. Une nouvelle et dernière version parut en 1876 sous le titre Etude sur les tarifs douaniers et les traités de commerce dans laquelle, après avoir exposé les origines du système protecteur, ses transformations successives, il démontrait les résultats – positifs à ses yeux – de la réforme entreprise en 1860.

 

Alors qu’approchait pour la France l’échéance de la plupart de ses engagements conventionnels, Léon Amé, en dépit de ses fonctions, osait se prononcer pour «la prolongation du système de transactions réciproques suivi depuis 1860».

 

 

En dépit de cette opinion autorisée, la remise en cause de l’option libre-échangiste et le retour au protectionnisme s’amorcèrent dès 1881 avec un premier relèvement des tarifs. Après la défaite de 1870-1871, dans une France au territoire amputé de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine mais fière d’avoir pu s’acquitter en quelques années de la lourde rançon imposée par Bismarck, et donc riche, un courant majoritaire s’imposa pour que cette riches- se fût sauvegardée par des mesures de protection.

 

Coïncidence. Léon Amé s’éteignit à l’aube de l’année 1892 qui vit l’adoption, sous l’action déterminante du ministre de l’Agriculture Jules Méline du tarif à double colonne consacrant le retour en force du protectionnisme agricole, qui allait marquer la France jusqu’en 1945.

 

Michel Boyé

 


(1) J. Clinquart, ouvrage cité, 1983, p. 597.
(2) Musée des Douanes, AR 67 et AR 1645.
(3) A.D. Bouches-du-Rhône, Etat civil de Saint-Chamas
(4) Boucher de Perthes, Sous dix rois, tome 1er, 1863, p. 180 (Lettre du 10 mai 1805).
(5) A.D. Pyrénées-Atlantiques, Etat-civil de Bayonne.
(6) Musée des Douanes, AR 74
(7) Jean Paloc, Souvenirs d’un directeur des Douanes (Mémoires inédits).
(8) Les deux administrations venaient d’être fusionnées par décret du 27 décembre 1851.
(9) Musée des Douanes, dossier Amé (note du 19 décembre 1854)
(10) Jean Paloc, ouvrage cité
(11) II fut remplacé à Bordeaux par M. Hains ; les Bordelais en furent informés par La Gironde du 3 mai 1860.
(12) J. Clinquart, L’administration des douanes en France sous la Troisième République (1871-1914), p. 689-690.
(13) Documents publiés par l’Association du Libre-Echange de Bordeaux, Bordeaux, 1869, p. 39.
(14) Annuaire des Douanes 1892, nécrologie de Léon Amé, p. 26. Voir aussi Musée des Douanes (dossier Amé) et Service des Archives Economiques et financières (dossier Amé).
(15) Annuaire des Douanes précité, p. 28
(16) L’avertissement en tête de l’ouvrage est daté du 25 novembre 1858 tandis que la page de garde porte mention de l’année 1859.
(17) Cahiers d’histoire des douanes françaises n° 6 (spécial Boucher de Perthes) p. 98 à 101
(18) Une exception cependant : Du système d’impôt fondé sur le principe d’économie politique publié en 1820 par le vicomte de Saint-Chamans (Léon Amé, Etude économique sur les tarifs de douanes, p. 137).
(19) Paul Bute! (sous la direction de), Histoire de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Bordeaux, 1988, p. 189.
(20) Documents publiés par l’Association du Libre-Echange de Bordeaux, 1869, p. 151. (21) Frédéric Bastiat, Réflexions sur les pétitions de Bordeaux, le Havre et Lyon, concernant les Douanes, Mont-de- Marsan, avril 1834, p. 2.
(22) L. Amé, ouvrage cité, p. 194.
(23) Mid, p. 195.
(24) Ibid., p. 197.
(25) Ibid., p. 200 à-205.
(26) Ibid, p. 218-219. Sainte-Beuve demandait la suppression de tout droit protecteur sur les substances alimentaires et de tout droit sur les matières premières, ainsi que l’abolition de toutes les prohibitions ; outre la réduction du droit sur les fers et l’établissement de droits fixes sur les objets manufacturés, il réclamait enfin l’abandon de tout privilège de pavillon et la liberté absolue du commerce colonial.
(27) Ibid, p. 224.
(28) Ibid., Avertissement (p. 11).
(29) Chevalier avait en effet déclaré : «Loin de moi la pensée de livrer notre industrie sans défense aux attaques des ateliers britanniques, dont les forces sont supérieures».
(30) Ibid, p. 254.
(31) Ibid, p. 259. Cette thèse fut reprise par un collègue de Léon Amé, Jules Itier (1802-1866), directeur à Montpellier, dans un opuscule intitulé De la Douane en France – ce qu’elle doit être (20 septembre 1866). Sans jamais citer Amé, mais se référant à Frédéric Bastiat, Itier préconisait de considérer «l’impôt de douane comme un droit d’octroi établi sur nos frontières de terre et de mer pour contribuer aux charges de l’Etat».
(32) Ibid, p. 259. Jules hier citant lui aussi ce propos de Bastiat, qu’il situait dans une réunion tenue à Marseille en 1847, le complétait : «Je les crois susceptibles de donner au Trésor des recettes immenses».
(33) Ibid, p. 260. C’est au cours de son séjour bayonnais que François Ferrier, futur directeur général des douanes sous l’Empire, rédigea son essai Du gouvernement considéré dans ses rapports avec le commerce qui connut effectivement plusieurs rééditions entre 1805 et 1822.
(34) Ibid., p. 265 – 275 et 276.
(35) La décision de conclure ce traité était intervenue après le rejet, en 1856, d’un projet de loi libérale.
(36) Ecrite le 5 janvier 1860, la lettre fut publiée par le Moniteur le 15 janvier.
(37) D’après ce système, 1° les colonies ne pouvaient commercer qu’avec la métropole ; elles ne devaient avoir aucune industrie concurrente de la métropole ; 2° celle-ci, de son côté, ne pouvait acheter de produits coloniaux que dans ses possessions ; 3° le tout devait être transporté exclusivement sous pavillon national (A. Piettre, Monnaie et économie internationale du XIXème siècle à nos jours, 1967, p.20).

 


Cahiers d’Histoire des douanes

et droits indirects

N° 17

Septembre 1996

 

 

 


 

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