Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

L’empire romain avait-il une « politique douanière » ?

Mis en ligne le 1 mars 2020

S’interroger sur la « politique douanière » de l’empire romain n’est pas un sujet nouveau. De nombreux historiens ont déjà débattu du sujet, mais sans pour autant aboutir à un consensus établi ou définitif.

 

Pour établir sa puissance dans sa phase colonisatrice, Rome a établi des frontières marquées et surveillées : les limes. Il s’agissait pour ce faire de définir les limites de ses territoires face aux « barbares ».

 

Pour autant, ces limites territoriales visaient dès l’origine une double fonction : d’une part, assurer un « dedans » et un « dehors » s’agissant du contrôle des flux de personnes et de marchandises, de surveillance avancée pour les légions romaines, et d’autre part, permettre de définir un droit de passage, le « portorium ». Ce droit est souvent considéré comme l’ancêtre lointain de notre droit de douane actuel. Cette notion regroupe à l’époque tout à la fois le droit de douane, le droit de péage et le droit de port, selon les situations.

 

Les éléments du commerce des Romains à l’intérieur de l’Empire

 

Comme le souligne l’historien Gustave Legaret en 1931 dans son Histoire du développement économique depuis la chute de l’Empire romain (1931 – Librairie Belin), l’expansion territoriale et surtout la concentration de population et de croissance économique en son hypercentre, Rome, engendre des besoins de consommation de plus en plus importants et déséquilibrés. La vie économique romaine est basée sur l’agriculture, comme pour tous les peuples méditerranéens, mais : « tandis que croissaient comme dans une métropole moderne les besoins d’alimentation d’une capitale qui comprenait au moins au 3e siècle de notre ère 1 000 000 d’habitants, l’Italie était de moins en moins en état de contribuer au ravitaillement de Rome. […] Cette situation créait donc de la part de Rome et de l’Italie elle-même une énorme demande de subsistances adressée à toutes les parties de l’Empire susceptibles d’y donner satisfaction. »

 

Surtout, l’empire avait un besoin élevé de métaux, notamment pour battre monnaie. Les mines se trouvaient essentiellement aux abords de l’Empire : « le fer importé de Bretagne (Angleterre), de Gaule, d’Espagne, de Norique (Styrie actuelle à l’est de l’Autriche), l’étain exploité depuis la plus haute antiquité dans le sud-ouest de l’archipel breton (Cornouaille et les îles Scilly), le plomb venu du sud de l’Espagne … »

 

« Tous les chemins mènent à Rome »

 

Selon Legaret, les conceptions économiques des Romains se limitaient donc à assurer une prospérité essentiellement autarcique, en bénéficiant des spécialisations fonctionnelles des différentes parties et productions de l’Empire. Celui-ci devait former un tout économique qui se suffisait à lui-même. Les voies de communication devaient favoriser cette circulation des marchandises. Il n’y avait pas à craindre de concurrence étrangère, et donc pas de nécessité d’une conception « libre-échangiste ou protectionniste » comme cette question serait posée plus tardivement dans l’histoire des Empires modernes.

 

Partant, il n’existait pas de « politique douanière » ou de système économique, quand bien même les Romains disposaient de douanes.

 

 

 

 

Un droit « redevance » qui évolue vers une source de revenu fiscal

 

 

A l’origine, certains historiens considèrent le droit ce droit de passage ou « péage » non pas comme une imposition fiscale, mais comme un revenu domanial : ce droit de passage serait la contrepartie de l’usage d’un passage pour entrer ou sortir dans l’Empire.

 

Progressivement, il apparaît que ce droit se transforme bien en un objet poursuivant une visée fiscale, visant à contribuer à remplir le trésor. Tel est la conception classique des historiens qui ont longtemps considéré que l’Empire romain n’avait pas à proprement parler de conception économique dans sa fixation des droits de portorium.

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En 1952, Etienne Robert réinterroge la conception romaine de la politique douanière (Annales. Economies, sociétés, civilisations. 7e année, N.3, 1952). Il confirme l’idée selon laquelle la conception contemporaine de la politique douanière est en général inséparable du protectionnisme. Sous ce prisme, point de « politique douanière » au sein de l’Empire romain.

 

 

Ab initio, il apparaît bel et bien que sous le Haut-Empire, le portorium ne semble répondre qu’à un but fiscal: il sert à équilibrer les finances d’un Etat trop souvent obéré. Les historiens portent un jugement uniforme sur ce point (cf. De Laet, Portorium, étude sur l’organisation douanière chez les Romains, surtout à l’époque du Haut-Empire, Bruges, 1949).

 

 

 

A la quête d’un début d’économie politique et donc… de politique douanière

 

Mais plus largement, la notion même de politique douanière renvoie aussi à l’adaptation des tarifs de douane aux nécessité de l’économie du pays.

Bas-relief présentant la déclaration et le paiement d’impositions (Haut-Empire)

 

 

Aussi, à la suite de l’analyse de l’historien grec Strasbon, plusieurs sources indiquent que les différences fortes entre le taux de droits fixés pour les péages intérieurs à l’Empire et ceux des frontières, du limes imperii, traduisent une volonté d’autosuffisance, et donc d’autharcie. Ce seul objectif, même s’il constitue une conception sommaire, qu’on pourrait qualifier de « proto-économie politique » serait le signe d’une conception « économique » des droits de douane des Romains.

 

De Laet indique que cette différence est révélatrice d’une pensée politique et économique, qui se vérifie en Occident pour les ports de l’Atlantique, la frontière rhénane et le « front » danubien.

 

Au-delà de la conception d’autonomie interne, Rome souhaite aussi limiter le commerce avec les peuples « barbares. Selon Etienne Robert : « En Occident, Rome semble donc désireuse de limiter le commerce avec des peuples qu’elle redoute, contre lesquels elle bâtit une ligne fortifiée puissante. Elle craint l’équipement économique de pays aux populations instables. Souci stratégique au premier chef, qui l’avait conduit à interdire sous la République l’exportation de chevaux vers la Gaule indépendante. »

 

Le « portorium » entre donc dans l’arsenal défensif romain : « Les stations douanières, avec leur personnel militaire, surveillent les mouvements de ceux que les inscriptions dénoncent comme des brigands ou des contrebandiers […] ».

 

Epitaphe d’Aurelius Valens, préposé du poste de Genève de la « Quadragesima Galliarum » (Source : Musée d’Art et d’Histoire de la Ville de Genève)

Les douaniers, présentés comme des personnages sévères, recouraient fréquemment à la confiscation. L’un de ces « portitores » célèbre n’est autre que Mathieu, douanier et percepteur à Capharnaüm, lieu de passage des caravanes venant de l’Orient, et importante ville frontière de la Galilée sur les bords du lac de Tibériade. Celui que les Chrétiens appellent Saint-Mathieu, et qui est l’un des futurs apôtres du Christ, cumulait les fonctions de douanier et de percepteur.

 

 

L’exemple hippique pour la Gaule se confirme à l’étude des tarifs appliqués en Orient. Les prohibitions sont porteuses d’une conception économique, dans la mesure où les exportations de métaux précieux, en premier lieu de l’or, sont prohibées.

 

Autre argument : les modifications de tarifs témoignent d’une adaptation des droits aux crises économiques (notamment 69-70 et 193-197). Ainsi la quarantième d’Espagne (Quadragesima Hispaniarum) est-elle abolie sous Galba après l’accroissement fort sous Néron.

 

 

 

 

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Au final, et comme l’indique Etienne Robert, il paraît bien exister sous le Haut-Empire romain une forme de politique douanière romaine, d’abord et avant tout à visée d’équilibre budgétaire et stratégique et sans rapport à la conception actuelle d’un protectionnisme économique.

 

Pour autant, il peut être décelé une forme d’économie politique, servie par une politique douanière. Elle demeure rudimentaire, orientée vers l’autosatisfaction, la protection de l’étranger hostile et la lutte contre la fuite de marchandises indispensables à l’économie romaine.

 

Arnaud Picard
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