Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes
Le tarif des douanes, entre protectionnisme et libéralisme
Nous avons le plaisir d’accueillir dans nos colonnes Jean Sliwa, ancien cadre supérieur des douanes, qui nous propose un article retraçant les grades étapes de l’histoire du tarif des douanes. Nous le remercions chaleureusement pour sa contribution.
Jean Sliwa est également l’auteur d’un ouvrage qu’il vient publier sous le titre « Tarif des douanes » (Ed. du Puits Fleuri) dans lequel il expose « comment déterminer le bon classement tarifaire des marchandises, les droits et taxes ainsi que les mesures applicables ».
L’équipe de rédaction
Le tarif, entre protectionnisme et libéralisme
Le tarif, outil et document de travail des importateurs, exportateurs, des déclarants en douane, pour l’accomplissement des formalités de dédouanement, joue depuis bien longtemps un rôle prépondérant dans les échanges internationaux. Souvent cité dans les ouvrages économiques référents, il illustre à lui seul ce que furent les confrontations entre les états partisans du libre-échange et leurs opposants, et en leur sein entre les partis politiques, les libéraux et les conservateurs, les différents secteurs économiques, entre le monde rural et les villes, entre les paysans, propriétaires fonciers et les industriels, les employeurs et leurs salariés, …
Se présentant sous la forme d’un catalogue en deux colonnes des produits repris sous un libellé et une codification qui s’échangent à travers le monde, le tarif fut et demeure un ouvrage applicable sous deux formes :
1) général, comme le Tarif douanier commun (TDC) européen, s’appliquant à tous les pays ;
2) spécifique aux échanges entre certains pays, groupes de pays, selon des dispositions inscrites dans des traités et accords.
En France, l’un des premiers tarifs représentatifs d’une politique tarifaire fut mis en place par Colbert en 1664. Ce tarif visant prioritairement les importations d’Angleterre et de Hollande, prévoyant des droits élevés pour les produits concurrents, des prohibitions et des primes à l’exportation, suscita comme il se doit dans ce genre de situation la réaction de ces deux pays, indépendamment des querelles de commerce récurrentes auxquelles tous trois se livraient, en temps ordinaire, sur terre, mais aussi sur mer.
En 1773 et 1815, les anglais inventèrent les Corn Laws (Lois céréalières), un tarif et des droits spécifiques s’appliquant aux céréales et plus précisément au blé, l’objet de ce tarif étant de décourager les importations au profit des productions intérieures et des producteurs.
Ce qui est généralement, outre l’aspect fiscal, le propre d’un tarif et des droits qui s’appliquent aux importations, sachant que cette céréale constituait la base de l’alimentation de la population rurale et pauvre. Ce qui ne fut pas sans conséquence sur les prix intérieurs pour ces consommateurs. Comme le relate Adam Smith dans les Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, les tarifs élevés, prohibitifs, dissimulaient d’autres causes : « Ce fut à peu près vers ce temps que la France et l’Angleterre commencèrent à opprimer réciproquement l’industrie l’une de l’autre par de semblables droits et prohibitions, dont toutefois la France paraît avoir la première donné l’exemple. L’esprit d’hostilité qui a toujours subsisté depuis entre les deux nations a empêché jusqu’ici que ces entraves n’aient pu être adoucies d’un côté ni de l’autre.
En 1697, l’Angleterre prohiba l’importation des dentelles de Flandre. En revanche, le gouvernement de ce Pays, alors sous la domination de l’Espagne, prohiba l’importation des laineries anglaises ». Ce qui eut aussi pour effet d’anéantir « tout commerce loyal entre les deux nations, et c’est maintenant par les contrebandiers que se fait principalement l’importation des marchandises anglaises en France, ou des marchandises françaises en Angleterre ».
Ces Corn Laws furent ensuite assouplies et leurs montants et taux réduits moyennant la mise en place d’un système d’échelle mobile, comme l’illustre ce tableau figurant dans les Principes de l’économie politique et de l’impôt, de David Ricardo.
Echelle de 1842 |
Echelle adoptée en 1846 |
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Prix du blé par quarter – Droit |
Prix du blé par quarter – Droit |
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A 59 sh. et au-dessus… |
14 sh |
A 53 sh. Et au-dessus… |
4 sh |
de 59 à 58… |
14 sh |
de 53 à 52… |
5 sh |
de 58 à 57… |
15 sh |
de 52 à 51… |
6 sh |
de 57 à 56… |
16 sh |
de 51 à 50… |
7 sh |
de 56 à 55… |
17 sh |
de 50 à 49… |
8 sh |
de 55 à 52… |
18 sh |
de 49 à 48… |
9 sh |
de 52 à 51… |
19 sh |
à 48 et au-dessous… |
10 sh |
à 51 et au-dessous… |
20 sh |
L’Allemagne n’échappa pas à cette problématique des allers retours entre protectionnisme et libéralisme. Ce fut dans le premier cas le tarif douanier d’Otto von Bismarck (1815-1898) de 1879 qui remplit en son temps cet office de protéger les siens, du fait de la crise de 1873-1896, coupant court aux politiques d’alors libérales et libre-échangistes et à la coalition avec les nationaux-libéraux. Avant cela, en Prusse, en 1818, fut appliqué un tarif – modéré – qui présentait la particularité de comporter une taxation basée sur le poids pour un grand nombre de produits de consommation[1], comme ce fut le cas à l’exportation de l’Union européenne avec le Traité de Rome pour les produits agricoles bénéficiant de restitutions. Ce qui est encore le cas pour ces produits soumis aux éléments mobiles (EA), des droits dits spécifiques.
En France, nous eûmes parmi ceux dont l’histoire se souvient le tarif du président du Conseil, Jules Méline (1838-1925), de 1892, favorable aux produits agricoles, contrepartie également de la crise de 1873-1896 et d’un courant libre-échangiste, préjudiciable selon les opposants aux intérêts français. Les Etats-Unis ne furent pas en reste de protéger leur économie et certains produits. Le tarif du Président des Etats-Unis William Mac-Kinley (1843-1901) de 1890, fut l’un de ceux-là. Un tarif dont ce président disait : « L’objet de ce tarif n’est pas d’augmenter notre revenu fiscal, mais au contraire de le réduire et finalement de le faire disparaître du jour où les droits auront atteint un niveau suffisant pour atteindre leur but ».
Ce qu’en disait M. Lawrence, contrôleur du Trésor aux États-Unis annonçait de même à sa façon ce qu’il en était de cette politique : « Par notre tarif douanier, nous informerons le manufacturier étranger qu’il peut écouler ses produits chez nous, mais qu’il lui faut payer ce privilège. Il est ainsi forcé de réduire ses prix et ses profits et de contribuer à la formation de ce revenu qui nous permet d’acquitter notre dette publique et de servir des pensions à nos soldats mutilés ou blessés pendant la guerre civile. Ceci est de la justice distributive, puisque de la sorte nous forçons l’Angleterre et la France de prendre leur part des dépenses d’une rébellion qu’elles avaient méchamment encouragée » (Cité par l’Économiste français, 1882, 1er volume, p. 411). Ces propos rapportés par l’économiste et enseignant français Charles Gide (1847-1932), dans son Cours d’Économie politique (1919) témoignent de l’intérêt de ces tarifs et des droits élevés appliqués et de leurs motivations, qui ne sont point toujours, comme précisé ci-dessus, qu’économiques.
Ce tarif protectionniste faisait suite entre autres mesures, sous la présidence de James K. Polk (1795- 1849) au tarif Walker, du nom du secrétaire d’Etat au Trésor Robert Walker, de 1846. Fortement réducteur des droits alors appliqués, il présentait selon Friedrich List quelques inconvénients : « ce tarif, calculé en vue du plus gros revenu possible, impliquait cependant une protection (incidental protection) même assez élevée, mais une protection aveugle, à ce point que la matière première y était souvent imposée plus fortement que le produit qu’elle sert à fabriquer. Un tarif libre-échangiste conséquent ne doit point admettre de droits à l’entrée des articles qui ont leurs analogues dans la production du pays ».
Ces politiques tarifaires protectionnistes quelque peu dominantes dans le temps et l’espace furent souvent tempérées, ne s’appliquant qu’à certains produits, à certains pays, ou en tout cas régulièrement remises en cause, et réciproquement, du fait de l’existence d’accords, de traités de commerce, entre ces pays mêmes qui précédemment parfois guerroyaient.
L’un des plus anciens, le traité de Methuen signé à Lisbonne en 1703 entre l’Angleterre et le Portugal, un traité ne contenant que trois articles, fut l’occasion pour l’économiste anglais David Ricardo (1772- 1813) de présenter sa théorie de l’avantage comparatif. S’agissant des résultats, les avis sont partagés. Ne s’appliquant qu’à deux types de marchandises : aux lainages de fabrique anglaise et aux vins du cru portugais, pour les uns, il tourna à l’avantage de l’Angleterre, pour d’autres, dont Adam Smith, du Portugal. En France, après la révolution et la signature du Traité de paix de Versailles de 1783 avec l’Angleterre, un autre de ces traités (dit Eden-Rayneval) vint illustrer la nécessité de commercer, plutôt que de faire la guerre.
Ce fut, selon J.-B. Say (1767-1832), si l’on en croit cet extrait de son Traité d’économie politique, publié en 1803, un marché de dupes. « Les Particuliers et les nations qui entendent leurs intérêts, à moins qu’ils n’aient des raisons très fortes pour en agir autrement, préfèrent, en conséquence, se livrer à la production de ce que les marchands appellent les articles courants. M. Eden, qui négocia pour l’Angleterre, en 1786, le traité de commerce conclu par M. de Vergennes, se dirigea d’après ce principe, lorsqu’il demanda la libre introduction en France de la faïence commune d’Angleterre. « Quelques misérables douzaines d’assiettes que nous vous vendrons, disait l’agent anglais, seront un faible dédommagement pour les magnifiques services de porcelaine de Sèvres que vous vendrez chez nous. » La vanité des ministres français y consentit. Bientôt on vit arriver les faïences anglaises : elles étaient légères, à bon compte, d’une forme agréable et simple ; les plus petits ménages s’en procurèrent ; il en vint pour plusieurs millions, et cette importation s’est répétée, augmentée chaque année jusqu’à la guerre. Les envois de porcelaine de Sèvres ont été peu de chose auprès de cela. Le débit des articles courants est non seulement le plus considérable, il est encore le plus assuré».
Puis au siècle suivant, le 23 janvier 1860, sous Napoléon III, fut signé le Traité de commerce franco-britannique, un de plus, dit Traité Cobden-Chevalier, sous l’impulsion des Saint simoniens. Libre échangiste, ce traité ne dura que vingt années, le naturel, le protectionnisme, revenant au galop, avec quelques aménagements libéraux. Ce traité vit aussi la mise en oeuvre des régimes économiques douaniers : transit, entrepôt, admission temporaire, etc.
Comme le mentionne Charles Gide dans ses Principes d’économie politique, publié en 1931, la loi organique du 11 janvier 1892 pris ensuite davantage en compte les caractéristiques du régime commercial de la France, en prévoyant l’établissement d’un tarif autonome comportant des droits que le Parlement pouvait modifier et relever à son gré. Tout en considérant que « si on veut obtenir la clientèle des étrangers, il faut bien se résigner à négocier et à marchander : c’est pourquoi le système de la loi de 1892 comporte non plus un seul mais deux tarifs pour chaque article ». Soit un tarif minimum prenant en compte le différentiel de prix de revient entre les deux pays « de façon à rétablir exactement l’équilibre entre les deux produits et permettre la concurrence à conditions égales », considéré comme intangible, et un tarif de droit commun ou tarif général, plus élevé, «destiné surtout à servir d’arme entre les mains du négociateur pour obtenir des concessions de l’autre partie et la frapper si elle ne cède pas ».
Les deux guerres mondiales reportèrent à plus tard l’instauration d’une tarification convergente, de règles communes fondée sur un système général qu’un grand nombre de pays souhaitaient.
Celui-ci fut mis en place en 1947 moyennant un accord, l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce originel, dénommé le GATT de 1947, signé par 23 pays, modifié en 1994 par l’Accord sur l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui comprend l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce. Libéral, cet accord vise à «contribuer à la réalisation de ces objets par la conclusion d’accords visant, sur une base de réciprocité et d’avantages mutuels, à la réduction substantielle des tarifs douaniers et des autres obstacles au commerce et à l’élimination des discriminations en matière de commerce international ».
Selon le dernier rapport annuel d’activités de l’OMC consultable sur son site https://www.wto.org/, 164 pays en sont membres et 21 gouvernements sont actuellement en train de négocier leur accession à l’OMC. 24 pays ainsi que des organisations internationales représentatives, comme par exemple le Fonds monétaire international, l’Organisation des Nations unies, la Banque mondiale, ont par ailleurs le statut d’observateur.
Pour la France et les 26 autres pays membres de l’Union européenne, les dispositions tarifaires applicables (Droits de douane, prohibitions, normes, mesures sanitaires, etc.) et les règles concernant le classement des produits dans la nomenclature, ressortent d’un règlement communautaire publié annuellement applicable en l’état dans tous ces pays, vis-à-vis des opérations réalisées avec des pays tiers. Ainsi que du code des douanes de l’Union pour ce qui concerne la valeur taxable et l’origine des marchandises, selon les règles de l’OMC.
Le dernier des tarifs relatif à la nomenclature tarifaire et statistique et au tarif douanier commun de l’Union européenne publié a fait l’objet du Règlement d’exécution (UE) 2021/1832 de la Commission du 12 octobre 2021 (rectifié au JO du 19 novembre 2021), pour 2022, consultable sur le site http://eur-lex.europa.eu/
La liste des accords préférentiels de l’Union européenne peut être consultée pour sa part sur le site des douanes après avoir cliqué sur ce lien http://www.douane.gouv.fr/articles/a11987-liste-desaccords-et-preferences-unilaterales-de-l-union-europeenne.
Dans ses principes, la politique tarifaire de l’OMC – et de ses pays membres – s’est traduite par un abaissement conséquent des droits de douane, l’évitement d’entraves au commerce international, à défaut de les supprimer toutes, l’application d’accords commerciaux, de libre-échange comportant la suppression des douanes intérieures et/ou des droits, en tout ou partie (Ex : Le Bénélux en 1944, la Communauté économique européenne en 1957), d’accords entre les pays et zones de pays avec d’autres zones ou pays (Ex : L’Association des nations de l’Asie du Sud-Est en 1967, l’Accord de libre-échange nord-américain en 1994).
Ces échanges comportent également l’application de règles communes en matière de valeur taxable et de mesures plus nombreuses qu’autrefois dans les domaines sanitaires, sécuritaires, de protection de certains biens (Oeuvres artistiques), de conservation des espèces de la faune et de la flore, etc.
De nos jours, les politiques tarifaires sont toujours actives, oscillent toujours entre libéralisme, soutien à l’économie et protectionnisme, avec ses hauts et ses bas, tout en demeurant globalement favorables aux échanges via notamment les accords préférentiels de plus en plus nombreux.
Jean Sliwa